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CINQUIÈME PROPOSITION

Dans le document PSYCHOLOGIE DES MINORITÉS ACTIVES (Page 43-50)

Le consensus visé par l'échange d'influence se fonde sur la norme d'objectivité

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Cette proposition n'est probablement pas très explicite, mais elle intervient toujours dans J'analyse des interactions sociales. Tout [42] d'abord, elle reflète l'idée de consensus social en tant qu'adaptation au monde externe :

« Il semble qu'une exigence fondamentale de l'homme soit le besoin de valider ses opinions. Bien que les informations claires fournies par l'envi-ronnement physique contribuent à la satisfaction de ce besoin, le compor-tement des autres personnes constitue aussi une source de validation. No-tamment lorsqu'elle éprouve un sentiment d'incertitude ou de trouble - lorsqu'elle ne sait comment réagir - une personne peut observer les com-portements d'autrui afin d'y découvrir un monde stable. Cette réalité socia-le lui fournit un point de référence pour son propre comportement. Plus la situation non sociale qui sert de stimulus est ambiguë, plus il est

vraisem-blable qu'elle s'appuiera sur la réalité sociale pour s'orienter » (Secord et Backman, 1964, p. 331).

La dichotomie familière entre la société et l'environnement est ici nettement exprimée. On peut voir apparaître, entre les lignes, l'opposition marquée entre les rapports avec les objets et les rapports avec les autres gens. L'individu est au cen-tre de l'opposition : d'une part, il essaie de porter un jugement correct et d'évaluer ses aptitudes pour ce faire. D'autre part, la réalité qu'il doit juger, et à laquelle il doit s'adapter, lui est donnée. La réalité ainsi perçue correspond à la réalité physi-que. C'est aussi une réalité solipsiste puisque le sujet n'a pas besoin de qui que ce soit pour déterminer ses dimensions ni pour l'identifier. Tout ce qu'il suffit de fai-re pour déterminer la couleur d'une étoffe, la dufai-reté d'une table, l'heufai-re qu'il est, c'est de regarder l'étoffe, de frapper sur la table, de jeter un coup d'œil à une hor-loge, autant de choses que chacun peut faire seul.

Mais, en d'autres circonstances, parce que nous avons affaire à des opinions qu'il n'est pas possible de valider ou à des objets dont les caractéristiques ne sont pas stables, nous sommes incapables de porter un jugement immédiat. C'est alors qu'il devient nécessaire de faire appel aux autres afin qu'ils nous aident dans nos jugements. La vision de la « réalité » que nous acquérons de cette manière peut donc être qualifiée de conventionnelle ou de communicative. Elle est évidemment sociale, à la fois parce que c'est un produit du groupe et parce que l'individu l'ac-cepte à la seule condition qu'elle soit acceptée par les autres. Établir le degré de démocratie dans un pays, la beauté d'une peinture ou l'heure qu'il est dans une société traditionnelle, présuppose une consultation et un accord collectifs parmi les membres du groupe sur la base des différentes observations qu'ils pourraient faire afin d'asseoir leurs opinions.

[43] On suppose donc que les hommes vivent dans deux types différents de réalité, que leur existence fragmentée et hétérogène correspond à la fragmentation et à l'hétérogénéité qui existent entre l'individu et la société. Cette distinction re-flète la structure des objets et la disposition de l'environnement. Elle définit les forces externes qui obligent l'individu à opérer des transactions et à parvenir à un consensus avec les autres.

Existe-t-il des forces internes qui agissent dans le même sens ? Elles découle-raient de l'attitude du « juge » à l'égard de ses propres capacités. Festinger

consi-dère le désir d'évaluer correctement ses propres capacités comme un besoin fon-damental : c'est un besoin individuel et non social. Si l'individu est sûr de ses pro-pres capacités, il n'éprouve pas le besoin de tenir compte du jugement ou des opi-nions des autres. Corrélativement, quand cette certitude lui fait défaut, il est contraint de se comparer à une autre personne proche de lui ou semblable à lui. La théorie de la comparaison sociale, que je viens d'évoquer brièvement, vise a ex-pliquer pourquoi nous avons tendance à rester dans un groupe ou à nous diriger vers lui, et à nous affilier avec d'autres.

Je ne conteste pas le bien-fondé de la distinction entre la réalité physique et la réalité sociale, pas plus que celui de la théorie de la comparaison sociale. Mon seul but est de montrer qu'elles n'ont de sens que dans l'hypothèse où la norme d'objectivité règle le comportement dans la société. La hiérarchie et la différence entre ces deux réalités, la première donnée par l'extérieur, la seconde engendrée par la société, reposent sur le fait que la première est censée être plus objective que la seconde. Le consensus, l'accord de groupe, sont des mécanismes de rem-placement sur lesquels il faut d'autant plus s'appuyer que l'objectivité devient plus insaisissable. On ne prétend pas que des hommes qui diffèrent par leurs expérien-ces et par leur degré de connaissance cherchent une vérité commune, essaient de découvrir un aspect inconnu de la réalité ou de résoudre un problème, et parvien-nent à une solution par des méthodes sur lesquelles ils se sont mis d'accord aupa-ravant. On dit que, lorsque aucune réalité objective ne se présente d'elle-même, les hommes n'ont pas d'autre alternative que de chercher une vérité conventionnel-le qui puisse servir de substitut.

Ceci éclaire simultanément le concept de dépendance. En bref, la dépendance est coextensive aux relations sociales et les relations sociales engendrent la dé-pendance. En fait, comme nous l'avons vu maintes et maintes fois, selon ce modè-le, la convergence ou l'échange entre les [44] individus n'est nécessaire que lors-qu'il n'y a pas de réalité objective, lorsque les circonstances sont telles que la ré-alité objective ne puisse être directement déterminée. L'indépendance, par ailleurs, va de pair avec une juste appréhension de la réalité, avec la possibilité de déter-miner immédiatement ses traits essentiels, et avec la certitude qu'a l'individu de disposer de capacités personnelles suffisantes.

L'opposition entre les rapports avec les objets et les rapports avec les autres personnes reflète simplement le contraste entre un rapport dans lequel l'individu

est indépendant et trouve en lui-même assez de force pour résister à la pression sociale, et un rapport dans lequel il est obligé de se comparer aux autres et de su-bir une influence en tenant compte de la diversité des points de vue. En consé-quence, dans la plupart des expériences sur la conformité, on croit que l'autono-mie se trouve renforcée lorsque l'on demande au sujet d'émettre une affirmation précise et de dire ce qu'il voit, tandis que l'on définit et que l'on manipule la pres-sion sociale comme si elle représentait un obstacle à l'exactitude et une source d'erreur. Adhérer au groupe, espérer parvenir avec lui à un consensus, équivaut à devenir dépendant de lui et à abandonner l'indépendance garantie par le monde physique. Il est significatif, à cet égard, que Milgram (1965) se soit senti obligé d'inventer une expérience montrant que le groupe peut parfois être un facteur d'indépendance et de refus social. Si l'opinion contraire, a savoir que toute interac-tion de groupe conduit nécessairement à la dépendance, n'avait pas été aussi lar-gement répandue, on aurait à peine pu imaginer qu'une telle expérience fût néces-saire, et a fortiori publiée.

Cette fragmentation en un domaine social et un domaine non social, chacun ayant ses réalités et ses rapports, cette division en un domaine où le consensus et l'influence grâce à laquelle celui-ci se réalise sont indispensables, et un domaine où ils sont superflus, reflète, approximativement, l'absence ou la présence de l'ob-jectivité : dans cette conception, l'obl'ob-jectivité constitue donc la considération pre-mière. Mais le consensus est lui-même considéré comme soumis à la norme d'ob-jectivité ainsi que le prouvent les études dans lesquelles le processus d'influence sociale est directement lié au degré de structure du stimulus. Si les individus se conforment, ce n'est pas parce qu'ils ne peuvent pas supporter l'ambiguïté, mais en grande partie parce qu'ils jugent que la diversité est inconcevable et qu'il ne doit y avoir qu'une seule réponse répondant à la réalité objective. S'il n'en était pas ainsi, quel motif auraient-ils d'adopter une opinion différente de la leur ? Dans une [45]

expérience de Sperling (1946) on a dit aux sujets que le phénomène autocinétique était une illusion d'optique, si bien qu'ils se sont senti le droit d'émettre des juge-ments subjectifs. Aucune convergence ne s'est produite et donc aucune influence.

On pourrait affirmer la même chose à propos des expériences de Asch. En insis-tant sur l'exactitude nécessaire des réponses et l'objectivité des stimuli, on force d'une certaine manière le sujet à se soumettre au groupe plutôt qu'à lui résister, puisqu'il ne peut y avoir, pour un objet physique ou géométrique, de réalité

indi-viduelle. « Dans certaines conditions », écrit Asch, « telles celles qui dominent dans la plupart des situations décrites dans ce chapitre, la tendance à parvenir à un accord avec le groupe est une exigence dynamique de la situation. Elle se fonde d'abord sur une conception claire et raisonnable des conditions : chacun suppose qu'il voit ce que les autres voient. Partant de là, il espère s'approcher du groupe.

Cet effort, loin de tirer son origine de tendances aveugles à l'imitation, est le pro-duit d'exigences objectives » (1952, p. 484).

Il nous est maintenant possible de mieux comprendre pourquoi un individu confronté à un stimulus structuré et à d'autres individus qui sont en désaccord avec lui ou qui ne sont pas mieux placés que lui pour formuler un jugement exact, commence par refuser d'en croire ses yeux et tend à se rapprocher des autres en adoptant en partie ou totalement leurs réponses, au lieu de s'en tenir a sa propre position et de se fier à son propre jugement. Puisqu'il s'agit de phénomènes physi-ques, et que c'est une affaire de mesure, les réponses multiples ou complémentai-res sont écartées et l'accord ne peut se faire qu'autour d'une seule réponse. Il est très improbable que l'accord intervienne autour de sa propre réponse puisque les autres sont déjà totalement ou en partie d'accord, d'où la tendance de certains in-dividus a céder. L'exigence dynamique de la situation à laquelle se réfère Asch est précisément ce consensus ; cependant, Il s'agit d'un type spécial de consensus, à savoir d'un consensus à propos de ce qui est vrai ou faux.

La norme d'objectivité en est venue à jouer un rôle important dans les travaux théoriques et expérimentaux sur l'influence sociale. Significative sur le plan cultu-rel, elle est devenue partie intégrante du comportement et des principes définis-sant les relations interpersonnelles et intergroupes. Elle a même été réifiée en une dimension intrinsèque des rapports et des comportements sociaux, ce qui l'a fait apparaître

a) Comme un besoin quasi biologique, celui d'évaluation ; et

b) Comme une priorité quasi physique de l'environnement, à [46] travers l'opposition entre environnement structuré et environnement ambigu (le premier étant plus objectif que le second).

La perspective s'en est donc trouvée restreinte, tout d'abord parce qu'on n'a pas tenu compte de ce qui se passe dans le cas de jugements et de points de vue mul-tiples qui sont tous également exacts et plausibles. Théoriquement, une telle plu-ralité est inconcevable tant que l'on est convaincu que l'objectivité implique un jugement unique. En second lieu, la perspective a été restreinte parce qu'on a refu-sé d'abandonner l'idée selon laquelle l'influence sociale ne peut s'exercer par rap-port à des jugements de « préférence » mais uniquement par raprap-port à des juge-ments d' « attribution ».

« De telles préférences personnelles », écrit Crutchfield, « étant très éloignées de la pertinence des modèles du groupe, semblent donc tout à fait à l'abri des pressions de groupe »(1955). Sans aucune vérification expérimentale claire, la plupart des explications qui ont été données s'appuient sur l'idée que les juge-ments d'attribution ont un fondement objectif qui fait défaut aux jugejuge-ments de préférence. Si les différences entre les individus sont intolérables lorsqu'elles se rapportent à un attribut physique, elles sont parfaitement acceptables lorsqu'il s'agit de préférence, car « des goûts et des couleurs, ne discutons pas ». Façon indirecte d'admettre que ceux-ci pourraient encore être à l'origine de conflits, mais que l'accord social permet d'éviter les conflits. Nous pourrions ajouter qu'en fait nous discutons davantage de goûts et de couleurs que de points en mouvement ou de lignes d'égale longueur.

Finalement, à quelques exceptions près (Kelley et Shapiro, 1954), les psycho-logues sociaux ont adopté le point de vue selon lequel la vérité a le plus de chan-ces d'être appréhendée par le groupe ou l'individu qui possède les ressourchan-ces so-ciales et matérielles nécessaires ; pour le faire. On a prêté peu d'attention aux conditions dans lesquelles la vérité n'apparaît pas immédiatement, ou dans les-quelles elle semble être une erreur ou une aberration (destin que semblent avoir connu la plupart des grandes théories et découvertes scientifiques).

On a donc conçu le processus d'influence comme associé à la norme d'objecti-vité. Comme ce n'est pas la seule norme qui gouverne les échanges sociaux, il me semble que cette conception est le reflet d'un certain choix, d'une manière particu-lière de définir ces échanges. Si [47] l'on va plus avant, ce choix implique que les relations avec les autres sont subordonnées aux relations avec les objets. Il

impli-que également impli-que l'on accorde à ces dernières le rôle décisif, actif, ne laissant aux premières qu'un rôle dérivé ou réactif en ce qui concerne le développement et le comportement individuels. Ce rôle est en fait d'une insignifiance dérisoire puis-que, selon cette analyse, le groupe ou la société n'entre en jeu qu'en cas d'inachè-vement ou d'impuissance. L'être humain véritable, complet et bien adapté, se dé-brouille seul et n'a pas besoin des autres.

Mais un tel choix théorique n'a rien de nouveau ni de surprenant. Il reflète, comme nous l'avons remarque plus haut, l'adoption par la psychologie sociale de la théorie selon laquelle les hommes ont crée des règles et des relations sociales pour suppléer aux imperfections de la nature, et de la théorie épistémologique selon laquelle la vérité objective est indépendante de nos idées ou théories. On croyait, et on croit encore parfois, que l'individu acquiert des informations à tra-vers ses sens, qu'il a directement accès aux données et, qu'à partir de ces données, il tire des conclusions objectives qui en fait s'imposent à lui. La situation s'est quelque peu modifiée depuis vingt ans. L'épistémologie génétique, d'une part, nous a appris que les données sont le fruit d'opérations intellectuelles et de l'action de celui qui perçoit, donc qu'elles ne sont pas dépourvues d'ambiguïté. En ce sens, Piaget parle du « mythe du donné ». L'histoire de la science, d'autre part, est arri-vée à la conclusion que tout ce qui est considère comme vrai, réel ou objectif, est une fonction du paradigme (Kuhn, 1962) ou du système de disciplines des grou-pes de scientifiques et de chercheurs. Ce qui signifie que l'objectivité est autant un produit individuel que social et qu'aucune réalité ne peut être physique sans être, dans une large mesure, sociale. L'évidence de nos sens devient donc l'évidence de notre culture. En outre, l'éthologie a démontré que l'élément social est une partie intégrante de ce qui est individuel et biologique. La société n'existe pas seulement pour combler un vide de la nature, mais pour en être le complément. Il n'y a donc aucune raison d'opposer l'individu à la société, ni de penser qu'il est des domaines de la vie où l'influence sociale est impossible ou inefficace.

Je ne veux pas trop m'avancer sur le terrain de la métaphysique, aussi n'insis-terai-je pas davantage sur ce vaste problème. Cependant, j'y reviendrai plus tard afin de donner à cette discussion une assise scientifique et empirique.

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Dans le document PSYCHOLOGIE DES MINORITÉS ACTIVES (Page 43-50)