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Cinéma américain et philosophie de l’histoire

B pour une image organique du monde – « l’heureux moment »

B. Cinéma américain et philosophie de l’histoire

Si Deleuze qualifie tout film américain de foncièrement historique − « tous les autres genres étaient déjà historiques, quel que fût leur degré de fiction » (IM, 206) − ce n’est pas pour dire que ces films ont toujours pour objet telle ou telle période de l’histoire, qu’ils essaient de retranscrire de manière fidèle et objective, mais c’est pour exprimer quelque chose de plus profond, à savoir, que leur pratique est conditionnée par leur rapport constitutif à l’histoire, aux conditions qui font entrer l’homme ou la nation dans l’histoire : naissance d’une nation.

« Finalement, conclut-il, le cinéma n’a cessé de tourner et retourner un même film fondamental, … Il a en commun avec le cinéma soviétique de croire en une finalité de l’histoire universelle. … Mais, chez les Américains, la représentation organique ne connaît évidemment pas de développement dialectique, elle est à elle seule toute l’histoire, la lignée germinale dont chaque nation-civilisation se détache comme un organisme, chacune préfigurant l’Amérique » (IM, 205).

Là encore, la proximité avec le monde grec, l’heureux moment, se fait sentir. L’Amérique comme nouvelle Athènes :

« L’immense déterritorialisation relative du capitalisme mondial − expliquent Deleuze et Guattari − a besoin de se reterritorialiser sur l’Etat national moderne, qui trouve un aboutissement dans la démocratie, nouvelle société de « frères », version capitaliste de la société des amis ». Et d’ajouter : « L’homme du capitalisme n’est pas Robinson, mais Ulysse, le plébéien rusé, l’homme moyen quelconque habitant des grandes villes, Prolétaire autochtone ou Migrant étranger qui se lancent dans le mouvement infini – la révolution. … Aux deux pôles de l’Occident,

l’Amérique et la Russie, le pragmatisme et le socialisme jouent le retour d’Ulysse, la nouvelle société des frères ou des camarades qui reprend le rêve grec et reconstitue la « dignité démocratique » » (Qph ? 94, nous soulignons).

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Ce n’est donc pas de la même façon que l’histoire progresse dans les deux cas. C’est que, dans le cas américain, il semble que la fin soit toujours aussi l’origine, la fin étant à prendre sous toutes ses acceptions. D’où la référence constante à la Bible :

« Si la Bible est fondamentale, c’est que les Hébreux, puis les chrétiens, font naître des nations-civilisations saines qui présentent déjà les deux traits du rêve américain : être un creuset où les minorités se fondent, être un ferment qui forme des chefs capables de réagir à toutes les situations. Inversement, le Lincoln de Ford récapitule l’histoire biblique, jugeant aussi parfaitement que Salomon, assurant comme Moïse le passage de la loi nomade à la loi écrite, du nomos au logos, entrant dans la cité sur son âne à la manière du Christ » (IM, 206).

Ces remarques précieuses montrent dans quelle mesure le rêve américain s’apparente à une prophétie, non plus seulement ce qui structure un ici-maintenant, garant d’une unité fragile et menacée, mais aussi comme vision de l’avenir, faisant ainsi du héros une sorte de prophète, un voyant en un sens qu’il nous faudra préciser19.

Et nous verrons que toute la phase d’imprégnation, « le grand écart », caractérise les étapes nécessaires (hésitations, doutes, rencontres etc.) par lesquelles doit passer le héros afin d’être à la hauteur de sa vision (les signes qu’il reçoit). D’où le caractère grandiose de l’image-action, qui sous-tend cette conception particulière de l’histoire, où il ne s’agit plus d’analyser les causes selon les effets, mais de comparer entre eux les grands effets de l’histoire, à différents niveaux, sur des plans multiples.

Deleuze fait appel pour assoir cela à l’analyse de l’histoire et de ses usages que propose Nietzsche dans la Seconde considération inactuelle : « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie ». Nietzsche présente, en effet, trois aspects des usages de l’histoire, que l’on peut, à l’instar de Deleuze, retrouver dans la représentation organique du cinéma américain. Aussi l’histoire intéresserait-elle « l’être vivant sous trois rapports : dans la mesure où il agit et poursuit un but, dans la mesure où il conserve et vénère ce qui a été, dans la mesure où il souffre et a besoin de délivrance » (CI II, 103, nous soulignons). Ces trois

19 Nous préciserons dans la dernière partie de notre étude la nuance qu’il faudra appliquer entre

les postures du prophète et celles du voyant, nuance qui devient une différence de nature effective, et ce, notamment après la réactualisation dans un contexte « séculaire » du concept bergsonien de fabulation par Deleuze.

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motivations correspondent à trois formes d’histoires et communiquent, en un sens, avec les trois synthèses du temps qu’expose Deleuze dans Différence et Répétition ; la monumentale, l’antiquaire et la critique (ou éthique).

La première forme, la monumentale20, s’intéresse donc aux milieux et à la

temporalité ayant été propices à l’éclosion de l’action, en ce sens, elle correspond parfaitement au schéma de l’image-action, au schème sensori-moteur :

« L’aspect monumental concerne l’englobant physique et humain, le milieu naturel et architectural … un tel aspect de l’histoire favorise les parallèles ou les analogies d’une civilisation à une autre : les grands moments de l’humanité, si distants soient-ils, sont censés communiquer par les sommets, et constituer « une collection d’effets en soi » qui se laissent d’autant mieux comparer, et agissent d’autant plus sur l’esprit du spectateur moderne. L’histoire monumentale tend donc naturellement vers l’universel » (IM, 207).

En effet, tel est ce qu’on pourrait considérer comme une défaillance, d’un point de vue de la connaissance, dans cet usage de l’histoire, qui est en fait une force et une nécessité du point de la pratique et de l’action ; elle doit avoir, comme l’explique clairement Nietzsche, un « effet fortifiant », escamoter « une foule de différences, en faisant entrer de force l’individualité du passé dans une forme générale, en arrondissant ses angles et ses lignes aux bénéfice de l’homologie ». Et d’ajouter plus loin, qu’elle « n’aura que faire de cette fidélité absolue : toujours, elle rapprochera, généralisera et finalement identifiera des choses différentes, toujours elle atténuera la diversité des mobiles et des circonstances, pour donner une image monumentale, c’est-à-dire

20 Dans « Ce que les enfants disent », Deleuze expose à nouveau les deux conceptions de

l’inconscient qui préfigurent un certain rapport à l’histoire. Et justement, à la vision monumentale, supposant une conception archéologique de l’inconscient – comme en psychanalyse − s’oppose, explique Deleuze, une conception cartographique de l’inconscient : « La conception archéologique de la psychanalyse lie profondément l’inconscient à la mémoire : c’est une conception mémorielle, commémorative ou monumentale, qui porte sur des personnes et des objets, les milieux n’étant que des terrains capables de la conserver, de les identifier, de les authentifier. D’un tel point de vue, la superposition des couches est nécessairement traversée d’une flèche qui va de haut en bas, et il s’agit toujours de s’enfoncer » (CC, 83).

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exemplaire et digne d’imitation, des effectus au détriment des causae ; … une collection des « effets en soi », des événements qui feront toujours de l’effet » (CI II, 106).

Aussi est-ce, comme nous l’avons vu, l’avantage d’un montage alterné parallèle, qui incarne la conception monumentale, analogique et organique de l’histoire, en permettant la comparaison de différentes époques, par leurs « sommets », horreurs et splendeurs, aussi éloignées soient-elles, comme celle de Babylone et de l’Amérique moderne (cf.

Intolérance de Griffith) :

« Que les grands moments de la lutte des individus forme une chaîne continue, qu’ils dessinent à travers les millénaires une ligne de crête de l’humanité, que le sommet de tel instant depuis longtemps révolu reste à mes yeux encore vivant, grand et lumineux – c’est là l’idée fondamentale de la foi en l’humanité qui s’exprime dans l’exigence d’une histoire monumentale » (CI II, 104).

Il s’agit donc de faire abstraction des causes – sciemment –, et ce, même lorsqu’il s’agit de comparer des phénomènes propres à une société particulière (les classes sociales par exemple) ; car autrement l’analogie et les parallèles seraient impossibles à mettre en œuvre. Il s’agit, comme l’explique Deleuze de traiter les événements et phénomènes comme indépendants les uns des autres, comme purs effets sans causes − premier genre de connaissances − ces derniers étant relégués aux moments des duels :

« Si l’histoire monumentale, précise-t-il, considère les effets pris en soi, et ne retient des causes que de simples duels opposant les individus, il faut que l’histoire antiquaire s’occupe de ceux-ci, et reconstitue leurs formes habituelles à l’époque … il s’étend vers la situation extérieure, et se contracte dans les moyens d’action et les usages intimes » (IM, 208).

Et c’est donc à ce moment qu’intervient l’usage antiquaire ou traditionnaliste, qui « double le monumental », avec un traitement particulier des détails, à savoir des causes, comme séparées, cette fois-ci, des effets21. D’un côté, nous avons les effets pris dans leur

21 L’on pourrait analyser cette « logique » des effets en confrontant la vision analogique de

l’histoire à la conception stoïcienne de l’événement, puisque comme le montre Deleuze dans

Logique du sens, il semble que les effets soient considérés en eux-mêmes, comparés entre eux, sans

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grandeur, leur splendeur, infiniment grands, de l’autre, les causes, considérées comme des fragments, indépendants également, pris dans leur détail le plus minutieux, traitées comme des objets de vénération, l’infiniment petit : « Tout ce qui est petit, limité, moisi, décati reçoit sa dignité et son intangibilité » (CI II, 109). Il s’agit ainsi de s’ancrer dans l’époque, de prendre racine, d’actualiser ce qui a été, comme étant toujours – d’où l’importance du neuf dans les films dit historiques notamment et la vivacité des couleurs : « Les étoffes deviennent un élément fondamental du film d’histoire, surtout avec l’image- couleur » (IM, 208)22. Les duels, ainsi traités, jouent le rôle de véritables causes, qui

agissent au niveau individuel et non plus collectif. C’est ici que se joue le drame, garant de la splendeur du monumental, splendeur qui ne sera jamais remise en cause et gardera sa dimension aérienne jusqu’au bout. L’histoire, ici, ne joue donc pas un rôle heuristique, elle permet avant tout d’asseoir une conception du réel, prise dans les mailles d’un rêve, de la justifier, et ce, pour les besoins de l’action et de l’avenir. D’où, enfin, l’importance du troisième usage de l’histoire, qui vient lier les deux autres, leur donner une réelle consistance et cohérence : « il est vrai que la conception monumentale et la conception antiquaire de l’histoire ne s’uniraient pas si bien sans l’image éthique qui les mesure et les distribue toutes les deux » (IM, 208).

Mais avant de nous engager plus loin, nous faut-il nous arrêter sur ce terme d’éthique – Nietzsche parlant plutôt de critique – qualifiant cette troisième manière d’évaluer l’histoire. Il est évident que Deleuze emploie le terme dans un cadre particulier. A quoi donc renvoie-t-il ? Si l’on reprend l’analyse de l’image-action et de son schéma correspondant SAS’, on remarque bien que la situation n’est pas seulement rétablie, après l’action décisive, mais modifiée. Ce n’est pas une histoire statique mais dynamique, ce

22 Nous aurons à traiter plus loin de l’importance de la couleur et notamment de sa puissance

d’absorption – cf. La remarque de Deleuze dans le cours du 25/01/83, à propos du « neuf » : « Et c’est d’une grande bêtise de reprocher à Cecil B. DeMille d’avoir fait des effets et des costumes qui donnaient un effet toc. Evidemment il les habille tout en neuf, il n’est pas idiot. La règle, c’est quand on refait un reproche tellement énorme, on doit se dire : l’autre, il a dû y penser quand même. … pourquoi il les habille tout en neuf ? C’était pas difficile, rendre un peu usagé tout ça. Je crois que c’est vraiment au nom de cette conception, c’est que c’est un symbole commode pour marquer l’actualité de l’usage même. Il faut que les cuirasses étincellent, il faut que les chars soient tout neuf, il faut, il faut tout ça ».

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n’est pas le retour du même, il ne s’agit pas d’un cercle, mais d’une spirale. Et bien que l’image-action se maintient dans le schème sensori-moteur, le temps étant toujours subordonné au mouvement, il s’agit, comme l’explique Deleuze à propos de Ford, « de saisir l’évolution d’une situation qui introduit un temps parfaitement réel » (IM, 203). Dès lors, nous comprenons le passage d’une structure SAS, dite épique ou cosmique, à une structure éthique SAS’. En effet, « le héros ne se contente pas de rétablir l’ordre épisodiquement menacé … la situation d’arrivée diffère de la situation de départ SAS’ » (IM, 204). C’est que la situation de départ, l’englobant, se doit d’être jugée : « il faut que le passé antique ou récent subisse un procès, passe en justice, pour révéler ce qui fait une décadence et ce qui fait une naissance, quels sont les ferments de décadence et les germes d’une naissance, l’orgie et le signe de la croix, la toute-puissance des riches et la misère des pauvres. Il faut qu’un fort jugement éthique dénonce l’injustice des « choses », apporte la compassion, annonce la nouvelle civilisation en marche, bref, ne cesse de redécouvrir l’Amérique… » (IM, 209). L’histoire éthique prend donc la forme d’un tribunal, qui juge en fonction, nous semble-t-il, d’un rêve, à savoir d’une vision de l’avenir : toujours la question du rêve comme la question propre au système du jugement. Peut-être le terme d’éthique devrait-il être remplacé par celui de « moral » …

Car pouvons-nous, pour autant, affirmer que cette conception rejoint cette de Nietzsche et s’exerce en vue de servir la vie ? Cette vie n’est pas la vie de l’homme, centrée sur l’homme, organisme et organique, elle le traverse mais impose sa loi et son jugement, qui est justement d’en finir avec le jugement...23 L’histoire conçue par les Américains

demeure pleinement centrée sur l’homme et sur l’action qu’il peut générer.

En émane, par conséquent, une figure du héros particulière, homme d’action et de vision, dont le dessein dépasse ses intérêts individuels, et s’adresse avant tout à un peuple.

23 Cf. NP, 152-160, chapitre 11− « La culture envisagée du point de vue préhistorique » ; chapitre

12 − « La culture envisagée du point de vue post-historique » ; chapitre 13 − « La culture envisagée du point de vue historique ».

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