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Le choix de La ronde des poètes et hypothèses d’étude

Notre choix de La ronde des poètes s’inscrit dans le sens de l’étude institutionnelle dans les littératures de l’Afrique subsaharienne, domaine qui, jusqu’à un certain degré, a été négligé par la critique universitaire. Pour ce qui est du Cameroun, la tradition critique a toujours voulu que la preuve de l’existence d’une littérature nationale soit faite sur la base d’auteurs reconnus et de productions conventionnelles. Aujourd’hui encore, bon nombre d’études sur la littérature camerounaise portent sur l’ancienne génération de romanciers, de poètes et de dramaturges qui ont permis à cette littérature d’être reconnue internationalement60. Pourtant, nous avons vu les petites initiatives non négligeables telles que les associations littéraires qui œuvrent pour la survie de la littérature dans le champ camerounais et qui ne retiennent pas toujours l’attention de la critique littéraire.

59 CamerPress : « Cameroun : L’élection à la Sociladra a été reportée », [En ligne], 2011.

[http://www.camerpress.net/index.php?option=com_content&view=article&id=306:cameroun-lelection-a-la- sociladra-a-ete-reportee&catid=26:culture&Itemid=67], consuté le 27 janvier 2012.

60 D’autres études sont aussi consacrées aux nouveaux auteurs qui, par leur profession, leurs fonctions ou charges,

ont des situations sociales en vue au sein de la société camerounaise. À titre d’exemple, le romancier Sévérin Cécile Abéga, qui était un anthropologue, les dramaturges Bidoung Mkaptt, Gervais Mendo Ze et Rabiatou Njoya, l’essayiste et poète Jacques Fame Ndongo, qui tous ont occupé ou occupent encore des fonctions de ministre, le poète Engelbert Mveng qui était prêtre jésuite, historien et anthropologue.

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Ainsi, dans l’étude de Pierre Fandio qui fait état des nouveaux aspects du paysage littéraire camerounais, si ce n’est le fait que l’APEC est parfois signalée, les associations littéraires ne sont pas prises en compte61. Par contre, Nathalie Courcy, qui a étudié les aspects de l’émergence de l’institution littéraire camerounaise en rapport avec son héritage colonial bilingue et constaté le ralentissement du processus d’autonomie du Cameroun encore dépendant de la France, aborde dans son travail l’aspect des associations littéraires qui lui apparaissent rares, hétérogènes, éphémères et dispersées du fait qu’elles sont la plupart du temps entretenues par des Camerounais vivant à l’étranger. Deux de celles trouvées sur place sont évoquées en passant, à l’exclusion de La ronde des poètes62. Laurence Randall, elle, voudrait produire « une nouvelle image de la société camerounaise à l’identité modelée par la tradition et la modernité63 » et recueille de l’information auprès de La ronde des poètes entre autres. Seulement, les membres de cette association sont nommés à titre de représentants d’une nouvelle génération d’auteurs dans l’ensemble de la poésie camerounaise et non pas comme des agents déterminants d’un groupe à part entière. De plus, l’analyse spatio- temporelle des aspects de la tradition et de la modernité dans la littérature camerounaise de Laurence Randall n’a pas de préoccupations institutionnelles; pour sa démarche, elle a recours aux études théoriques de la construction du temps de Paul Ricœur et de l’espace de Gérard Genette64. Ainsi, les études sur les associations littéraires camerounaises en général étant minces, et celles sur des associations spécifiques étant presqu’inexistantes, notre travail surLa ronde des poètes présente un intérêt de premier plan. Ilnous amènera à plonger le regard dans

61 Pierre Fandio, Les lieux incertains du champ littéraire camerounais contemporain, op. cit. 62 Nathalie Courcy, op. cit., p. ii, 103-106.

63 Laurence Randall, Tradition et modernité dans la production culturelle camerounaise (1954-2002) :

Opposition ou synchrétisme?, thèse de doctorat, Westminster, University of Leading the Way Westminster, 2010,

p. 10.

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le fonctionnement interne des associations. L’analyse des spécificités de ce groupe servira de point d’observation du processus d’autonomisation d’une entité littéraire au Cameroun. Cependant, l’étude de cette association comporte d’autres points d’intérêt.

Plusieurs associations littéraires camerounaises disparaissent quelques temps après leur apparition. La ronde des poètes, elle, réussit à se maintenir. L’étude de cette longévité nous aide à voir quelles peuvent être les forces qui la servent et les faiblesses qui pourraient la fragiliser. Par ailleurs, La ronde des poètes est une associationquimet la littérature au cœur de ses activités, même si elle intègre d’autres arts, alors que la littérature peut rester le parent pauvre dans d’autres associations qui s’en réclament : ces dernières privilégient la danse, la musique ou le folklore pour un meilleur affichage. En même temps, la littérature n’est pas, à

La ronde des poètes, l’apanage d’une élite intellectuelle ou de spécialistes, elle est mise en

avant par des personnes aux vocations diverses : au commencement, des étudiants de toutes filières académiques, au moins un petit commerçant, un homme de théâtre, des chômeurs, un chauffeur de taxi, un haut cadre de la fonction publique. Pourtant, cette hétérogénéité n’a pas fragilisé le processus d’émergence de ce petit groupe qui voit le jour en 1996. Avec le temps, les membres de La ronde des poètes deviennent des écrivains, l’association crée une maison d’édition, un prix littéraire etlance une revue littéraire65.

L’étude de ces différentes réalisations et bien d’autres, laquelle constitue l’aspect spécifique de notre problématique, vise à montrer que le recours à ces stratégies de lutte confère à l’association le caractère d’une institution littéraire qui s’adapte aux exigences de son environnement qui ne lui est pas toujours favorable. Elle permet aussi de voir l’activité de

65 Hiototi : Revue camerounaise de poésie, de lettres et de culture. Pour des modalités pratiques, nous la

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petites catégories d’auteurs qui cherchent à émerger et jouent un rôle important dans la lutte pour l’autonomie de la littérature camerounaise, voire dans son rayonnement international. Comme le dit Paul Aron, nous voulons « insister sur tout ce qui différencie cette activité de celle des auteurs relevant, quant à eux, du “centre”66 »; nous serons amenée à chaque niveau de notre analyse à identifier ce qui constitue ce « centre » pour La ronde des poètes, soit, des formes de domination dont l’association voudrait se libérer. Nous posons comme hypothèse que, engagés qu’ils sont dans cette lutte décisive, les stratégies de ces auteurs apparemment effacés, pour ne pas dire marginalisés parce que non considérés comme de véritables agents littéraires par l’appareil institutionnel, semblent à l’heure actuelle mieux tracer les voies de l’autonomie que n’ont pu le faire les auteurs consacrés au sein desquels des voix s’élèvent pour remettre en cause cette dernière. En d’autres termes, nous voulons affirmer, à la suite de Pierre Fandio, que les voies de l’autonomie de la littérature au Cameroun ont revêtu d’autres formes non conventionnelles et qu’il est important de considérer chacune dans sa spécificité. Pour y parvenir dans le cas de La ronde des poètes, nous avons dû recourir à un certain nombre de textes que nous avons jugés pertinents.

Les principales œuvres de notre corpus sont celles produites par les éditions de La ronde, maison d’édition de La ronde des poètes : tous les recueils de poèmes et les numéros de la revue de l’association. Les éditions de La ronde sont devenues la collection « Ronde » dans une nouvelle maison d’édition née de la fusion de trois anciennes. De par le nom de cette collection et le fait qu’elle est dirigée par le président de La ronde des poètes, nous avons pensé que les éditions de La ronde survivent à travers cette collection. Aussi sommes-nous

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allée chercher l’information dans les œuvres publiées dans cette collection et qui constituent le deuxième groupe d’œuvres de notre corpus. Par contre, puisque notre travail porte sur le groupe comme entité, nous n’avons pas introduit dans notre corpus des textes produits à titre individuel par des membres de ce groupe dans d’autres maisons d’édition si celles-ci n’ont pas un lien direct avec La ronde des poètes. De telles œuvres se retrouvent sous d’autres rubriques de notre bibliographie lorsque nous avons dû les consulter pour approfondir notre étude. Tel est le cas pour d’autres documents imprimés ou publiés sur Internet pouvant faciliter notre cueillette d’informations sur l’association. Mais quelle méthode utiliser pour cette analyse?

Paul Aron précisait, au sujet des écrivains « oubliés ou disqualifiés » par rapport aux catégories conventionnelles dictées par le « centre », qu’il « [appartenait] à ceux qui enseignent les littératures francophones de dessiner le cadre théorique dans lequel s’exerce l’activité des auteurs qu’ils étudient67 ». L’évocation, depuis le début de cette introduction, des notions de champ, de lutte pour l’autonomie, d’institution littéraire, de stratégies, etc., place notre étude dans le cadre théorique de la sociologie littéraire telle qu’envisagée par Pierre Bourdieu et Jacques Dubois et qui fait l’objet du premier chapitre de cette thèse qui en compte trois. La définition des concepts et les enjeux de cette sociologie permettent d’envisager une méthode à partir de laquelle seront étudiées les stratégies de lutte de La ronde des poètes. Le deuxième chapitre de notre travail analyse les stratégies d’émergence de l’association qui l’ont aidée à se faire connaître dans la société camerounaise et à être considérée comme un nouvel agent du champ littéraire camerounais ayant une identité, donc étant autonome par rapport à d’autres éléments de ce champ. Il examine les aspects sous lesquels ses membres pourraient être considérés comme formant une avant-garde littéraire. Le dernier chapitre est consacré à

67 Ibid., p. 40.

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l’analyse des stratégies de fonctionnement de l’association. Ici sont étudiés les instances institutionnelles de production, de diffusion, de consécration et de légitimation, ainsi que le niveau de reconnaissance auquel est parvenue l’association dans le champ social et littéraire.