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Certaines personnes ne veulent pas être françaises : la naturalisation leur est inenvisageable. Cette éventualité a pu être l’objet d’une réflexion. Mais certaines raisons personnelles ou politiques incitent les personnes à y être finalement opposées.

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Une donnée qui influe beaucoup sur la décision de se naturaliser ou non est la possibilité de garder sa nationalité d’origine. Selon Mustapha Belbah, les gens se naturalisent avant tout parce qu’ils peuvent garder leur nationalité d’origine (Belbah et Spire, 2004). On sait que presque tous les naturalisés conservent leur nationalité d’origine. L’Etat français ne renseigne pas les cas de binationalité parmi ses citoyens. Néanmoins les données parcellaires recueillies par la SDANF1 à l’occasion des cérémonies de naturalisation indiquent un taux élevé de binationalité. Ainsi la nationalité d’origine était conservée dans 90,87% des cas en 2015 (sur une moitié des dossiers renseignés). Mais certains pays n’autorisent pas la binationalité, auquel cas l’acquisition de la nationalité française fait automatiquement perdre celle d’origine. Cela peut poser problème, en soi, à de nombreux immigrés qui tiennent à garder leur nationalité d’origine pour maintenir un lien à leur pays symboliquement. D’autres implications existent : perdre sa nationalité d’origine rend sa transmission impossible. Clémence D., responsable à la préfecture P2, donne l’exemple récent d’un couple de Chinois qui entamait des démarches pour que l’un devienne français tandis que l’autre reste chinois. La Chine n’accepte pas la double nationalité, et la naturalisation des deux parents empêcherait la transmission de la nationalité chinoise à leur nouveau né. Or ceux-ci tenaient à garantir la nationalité chinoise à leur enfant. Selon Clémence D., ils avaient certainement besoin que ce dernier conserve un lien à la Chine, sans doute parce qu’ils y possédaient des biens dont la transmission serait plus aisée. C’est là une raison pragmatique de vouloir conserver sa nationalité d’origine et donc de ne pas vouloir devenir français.

Même quand on peut conserver sa nationalité d’origine, la naturalisation peut être considérée par certains comme une défection vis-à-vis du pays d’origine. Ce sentiment est répandu en particulier parmi les Algériens, à cause de la symbolique que porte cette naturalisation française en regard de l’histoire coloniale. Sayad parlait de « trahison » (1999), Belbah se réfère à l’expression qui était utilisée par les Algériens pour désigner ceux qui s’étaient naturalisés Français, « mtourni, autrement dit quelqu’un qui s’est retourné (nous

dirons familièrement de lui qu’il a retourné sa veste) ». En conséquence, certains Algériens

peuvent exprimer une opposition ferme à la naturalisation, pour des raisons idéologiques. Les responsables de plusieurs associations expliquent que la démarche reste difficile pour les Maghrébins, et « surtout pour les Algériens ». Sophie, l’écrivaine publique, évoque aussi des conversations très animées sur ce sujet, entre adhérents de l’association. Certains peuvent être inquiets du jugement des pairs, traditionnellement négatif. Ils peuvent y être opposés en raison de ce sentiment de trahison : les deux nationalités sont vues par certains comme mutuellement exclusives. Fatima Medjani évoque à plusieurs reprises la peur de devoir demander un visa pour partir en vacances en Algérie : elle a longtemps pensé que la nationalité française l’exclurait de son propre pays. Sa fille évoque le poids du jugement des Algériens sur leurs émigrés (« vous n’êtes plus des nôtres ») et l’incitation à garder ce lien exclusif au pays. En conséquence, elle évoque le cas de sa mère : « Reculer le moment… mais

1 Sous-direction de l’accès à la nationalité française, qui fait partie de la Direction des étrangers en France dans le Ministère de l’Intérieur.

Sonia Planson – « La naturalisation chez les immigrés âgés. Déterminants, conditions et rapport au cadre étatique » 72 je pense que c’est inévitable, il y a quelque chose d’inévitable dans cette naturalisation. Mais je crois qu’elle a reculé le moment le plus possible. »

Ce positionnement contre la naturalisation peut être catégorique et immuable au cours de la vie, ou bien il peut finir par être nuancé et revu. Dans tous les cas il empêche, aussi longtemps que ce choix est fait, la naturalisation d’individus qui peuvent par ailleurs avoir tout intérêt à devenir français.

Conditions du passage à l’acte : un changement de loi ou une

évolution du contexte

Pour ceux qui refusent de devenir Français par crainte de perdre leur nationalité d’origine, un changement de loi dans le pays d’origine peut changer la donne. Différents pays ont changé leur législation par rapport à cela ces dernières années : par exemple, la Mali n’autorisait pas la binationalité jusque récemment. Les Maliens, qui avaient de faibles taux de naturalisation en France, pourraient désormais faire la démarche plus massivement.

Concernant ceux qui avaient la possibilité de cumuler deux nationalités mais s’y refusaient, une évolution dans la perception de la naturalisation au sein de la communauté peut faire évoluer leur propre positionnement. On a évoqué plus tôt la dynamique collective qui motive certains à se naturaliser. Cette dynamique n’opère pas seulement par simple mimétisme : elle peut « décomplexer », au fil du temps, le rapport à la naturalisation de certaines communautés. Ici encore on aborde le cas des Algériens : leur rapport à la naturalisation a globalement évolué dans le temps et d’une génération à l’autre. On a vu ce phénomène clairement illustré par nos données statistiques. Sayad expliquait cela de plusieurs manières : l’évolution du droit qui permettait aux enfants de devenir Français, la démarche des femmes algériennes qui se naturalisaient plus volontiers, facilitant l’acceptation de la nationalité française par le reste de la population algérienne (Sayad, 1999). La naturalisation reste moins fréquente parmi les Algériens âgés. Mais au fur et à mesure qu’elle se généralise, le jugement des pairs fait moins peur. Et l’argument « comme tout le monde » devient une manière de se justifier. Mohammed Charef, Algérien de 74 ans, affirme plusieurs fois qu’il fait la démarche « comme tout le monde », parce qu’il a « le droit ». Sa formulation suggère que non seulement il est encouragé par le grand nombre de naturalisés autour de lui, mais surtout que cela l’y autorise. C’est un peu la même chose qu’on trouve chez Omar Saadallah quand il dit que prendre la nationalité, « c’est pas interdit ! ». La généralisation du phénomène encourage et légitime la demande individuelle, et devient donc une justification pour ceux qui se sentent peu légitimes ou ressentent un malaise. C’est pour cela que la fille de Fatima Medjani emploie le terme de « complexe », dans le cas de sa mère algérienne, pour dire qu’elle est désormais « décomplexée » au vu des naturalisations dans son entourage. En effet elle a observé de nombreuses naturalisations dans sa famille, parmi ses amies et sa communauté au sens large. Ses enfants et ses petits-enfants sont Français, et cela tend à faire

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accepter la nationalité française aux plus âgés (Sayad, 1999). Elle acquiert alors la nationalité française à 69 ans, après 44 ans en France.

Sa fille fait l’hypothèse que l’entourage joue un grand rôle dans cette naturalisation tardive, permettant de faire enfin une démarche qui aurait pu être effectuée il y a longtemps si le complexe et le poids du jugement n’étaient pas si lourds. Le moment de la naturalisation a été repoussé jusqu’au jour où elle s’est sentie assez « décomplexée », peut-être parce qu’elle était en mesure de se justifier à travers l’argument « comme tout le monde ». Il reste que selon sa fille, le « complexe » hérité de l’histoire coloniale ne peut pas être gommé complètement pour les Algériens. Fatima Medjani n’a pas voulu qu’une cousine, venue d’Algérie pour rendre visite, apprenne la nouvelle de sa naturalisation. Il s’agissait donc de trouver aussi d’autres arguments : selon la fille de Fatima Medjani, il est nécessaire de chercher des « excuses ». Or l’argument administratif constitue toujours une bonne justification. Ainsi, l’argument de l’accès aux droits de retraite permettrait peut-être de cacher, selon elle, l’envie de devenir Française pour des raisons plus symboliques.

Cet élément de réflexion est l’occasion de rappeler la complexité des motivations à se naturaliser, et des discours sur ces motivations. En conséquence, l’analyse de la subjectivité des postulants est compliquée. On a essayé de présenter une diversité de raisons possibles à la démarche de naturalisation, en sachant que celles-ci se combinent et s’additionnent. Mais une motivation peut en cacher une autre, et les enquêtés qui veulent bien répondre à cette question intime peuvent préférer mettre en avant un aspect plutôt qu’un autre.