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Les Chinois au cœur des préoccupations des autorités canadiennes

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 113-117)

A) L’Ouest américain : première zone géographique de contacts prolongés entre Occidentaux et Asiatiques

3) Les Chinois au cœur des préoccupations des autorités canadiennes

L’histoire officielle canadienne retient que c’est en 1788, que les premiers Chinois s'installent dans la région qui deviendra par la suite la Colombie-Britannique. Ils sont alors 50 artisans qui accompagnent le capitaine britannique John Meares. Ils ont pour tâche de construire, sur l’île de Vancouver, un poste de traite et de favoriser l'expansion du commerce des peaux de loutre de mer entre Canton et l’ouest canadien. Les Espagnols qui tentent alors d'établir un monopole sur la côte ouest, expulsent Meares, mais laissent beaucoup de ces Chinois s'installer dans la région.

Dans la première moitié du XIXe siècle, les Chinois sont bien accueillis en Colombie-Britannique. Cette région n’est pas alors une province canadienne et les Chinois, en dépit d'une certaine discrimination, détiennent les mêmes droits que les Blancs. La loi de

207 Commission royale du Canada, op. cit., p. 24.

208 Idem., p. 21.

1861 sur les étrangers stipule qu'un étranger qui habite depuis trois ans dans la colonie et qui prête serment d'allégeance et de résidence a les mêmes droits que les sujets d’origine britannique.

Le 20 juillet 1871, la Colombie-Britannique devient une province canadienne. Au cours de la première session parlementaire qui suit l’adhésion à la Confédération, la province adopte une modification aux Qualifications of Voters Acts qui ôte le droit de vote aux Indiens et aux Chinois. Bientôt, la présence importante de Chinois engendre des inquiétudes parmi les sujets d’origine européenne. Ils s’inquiètent de la concurrence que constitue cette main d’œuvre importante alors que le chantier du Canadian Pacific doit bientôt se terminer.

C’est dans ce climat d’inquiétude que le gouvernement fédéral du Canada demande, en 1884, la mise en place d’une Commission royale pour étudier la situation des Chinois au Canada et pour réfléchir à l’éventuelle interdiction de leur entrée sur le sol canadien. Le rapport, publié en 1885, précise dans ses premières pages l’objectif de cette Commission royale :

Les soussignés, chargés par une Commission royale, datée le 4 juillet 1884, d’étudier les faits et les questions relatives à l’immigration chinoise au Canada, l’effet de cette immigration sur le commerce et l’industrie, ainsi que les objections qu’elle soulève au point de vue social et moral, et de faire connaître en un ou plusieurs rapports, le résultat de leur enquête au Conseil privé du Canada […].

Le but de la Commission est d’obtenir la preuve que le principe de restreindre l’immigration chinoise est juste et dans l’intérêt de la province comme du Dominion. Des témoignages pour ou contre sont nécessaires si l’on veut arriver à une décision équitable ; c’est ce que désire le gouvernement fédéral dans le cas actuel, et on ne doit pas trouver déraisonnable, dans la Colombie anglaise, qu’une Commission soit nommée pour rassembler les renseignements qui peuvent nous faire arriver à une juste conclusion.

Le 9 août nous nous sommes réunis à Victoria, Colombie anglaise, et le secrétaire ayant déposé sur le bureau tous les documents et les témoignages reçus à San Francisco.- M. le commissaire Gray approuva tout ce qui avait été fait à San Francisco, et il fut décidé que cela formerait partie des travaux de la Commission.209

Le rapport donne un aperçu des représentations que les Américains et les Canadiens blancs de la côte ouest se font des Chinois. Il permet de bien appréhender les fantasmes racistes qui animent alors la communauté blanche. Ce rapport est aujourd’hui entièrement numérisé et disponible en ligne sur le site canadien Notre mémoire en ligne210.

209 Commission royale du Canada, op. cit., p. 5.

210 Notre Mémoire en ligne, adresse de la page : http://www.canadiana.org/.

Le document élaboré par cette commission royale constitue l’une des enquêtes les plus passionnantes et la plus importante somme de témoignages réalisée à la fin du XIXe siècle en Amérique du nord sur la présence chinoise. Les personnes interrogées lors de cette enquête, de vive voix ou sous la forme d’un document imprimé, viennent de tous les horizons sociaux : hauts fonctionnaires, voyageurs ayant traversé le Pacifique, entrepreneurs, médecins, ouvriers, policiers, cultivateurs, missionnaires.

Le rapport inclut les témoignages de citoyens californiens recueillis en 1876 par des députés et des membres du Sénat étatsunien, considérés comme éminemment précieux par les Canadiens. En effet, la Californie est à l’époque considérée au Canada comme victime de l’invasion jaune. En 1885, la Californie est déjà reliée aux états de l’est par sa ligne de chemin de fer. Elle subit depuis un flux important de main d’œuvre blanche venant de ces régions. Mains d’œuvre blanche et chinoise entrent depuis lors en concurrence. Or, en Colombie-Britannique, la ligne de chemin de fer est en 1885 en voie d’achèvement. Aussi, la situation en Californie préfigure la situation future de la Colombie-Britannique : « l’état futur de la Colombie anglaise sera probablement l’état actuel de la Californie »211. Une partie importante de l’enquête canadienne repose donc sur celle menée en Californie en 1876. La Commission recueille aussi des informations à Washington et en Australie. Celle-ci est en effet confrontée, dans les provinces du nord, à un afflux massif de Chinois.

Le 12 août 1884, se tient la première séance d’entretiens à Vancouver. Le moment est solennel. La presse de la ville est présente. Les différentes personnes « auditionnées » ont répondu à un appel diffusé dans l’ensemble des journaux de la ville. La Commission souhaite recueillir un large éventail de témoignages, aussi bien en faveur qu’en défaveur de l’immigration chinoise : « des témoignages pour et contre sont nécessaires si l’on veut arriver à une décision équitable »212. A cet effet, le consul de Chine est consulté à San Francisco. Les enquêteurs lui assurent l’impartialité de l’enquête dans l’intérêt des Chinois présents sur le sol canadien ou souhaitant se rendre au Canada.

Le résultat de l’enquête doit permettre de réfléchir à l’adoption d’une loi visant à limiter, voire à prohiber, la venue de nouveaux Chinois dans la province de Colombie-Britannique. Il est rappelé dans les premières pages du rapport l’importance d’informer les députés du parlement fédéral sur la question, afin qu’ils soient en mesure de prendre une décision juste reposant sur des données précises.

211 Commission royale du Canada, op. cit., p. 8.

212 Idem., p. 7.

La Commission cherche à comprendre l’origine de l’aversion qui existe à l’endroit des Chinois dans l’ouest canadien. Existe-t-il une origine historique à cette crainte ? Le peuple peut-il ressentir, sans l’expliquer formellement, de façon quasi instinctive, le péril qui le menace ? Les rapporteurs se proposent d’étudier jusqu’au bout des choses les arguments avancés contre les Chinois, car ils précisent que les décisions doivent être prises par les députés du Parlement fédéral avec discernement, car elles seront lourdes de conséquences pour les Chinois.

C’est une mesure grave que d’exclure des travailleurs, observant fidèlement les lois, du pays qu’ils regardent comme un champ où ils peuvent gagner leur vie, ou même de gêner leur arrivée.213

Dans les premières pages du rapport, on constate à quel point la question est complexe. Ainsi, les commissaires constatent qu’il est très difficile de connaître le nombre de Chinois vivant sur le sol américain en 1876. Les chiffres les plus fantaisistes sont avancés. Il semble difficile d’avoir des données précises. L’arrivée constante de Chinois, légaux ou illégaux, complexifie le travail des enquêteurs. La Commission décide néanmoins de procéder de façon rationnelle. Alors que certains témoins évaluent en 1876 à 250 000 le nombre de Chinois en Californie, les commissaires constatent que le recensement de 1870 réalisé dans l’ensemble des Etats-Unis évalue le nombre de Chinois à 63 199. La commission dispose aussi des données officielles des douanes relatives au solde migratoire des Chinois entre 1870 et 1876. Le solde, positif de 54 595 individus, permet donc d’évaluer en 1876 la population chinoise dans l’ensemble des Etats-Unis à 117 794 individus. Ce nombre est obtenu sans tenir compte des décès de Chinois sur le sol américain. La correction effectuée, la Commission estime à 105 194 le nombre de Chinois sur le sol américain en 1876, et à environ 80 000 le nombre de Chinois en Californie214. On est donc bien loin des 250 000 Chinois estimés pour la Californie seule.

La Commission cherche ainsi à souligner à quel point la question chinoise est parfois traitée de façon trop légère. Elle entend élaborer ses travaux sur des données précises215 et signaler aux députés du Parlement fédéral d’Ottawa que les décisions qui seront prises doivent l’être sur des données exactes. Les rapporteurs de l’enquête en tirent la conclusion suivante :

213 Commission royale du Canada, op. cit., p. 12.

214 Par une étude précise des données des années précédentes, la Commission s’est assurée que les chiffres des douanes reflétaient la réalité. Le nombre de décès est estimé à 2% par an.

215 Commission royale du Canada, op. cit., p. 10.

Et cependant on a parlé avec frayeur du nombre immense de ces gens. On a donné cours à cette terreur dans les salles de l’enquête. La morale que nous déduisons de ceci, c’est que nous croyons fermement que cette question doit être discutée avec calme et dignité, et certainement sans cette excitation qui naît de la crainte de l’envahissement imminent. 75 000 à 80 000 Chinois dans un état qui ne comptait pas alors un million d’habitants, peuvent constituer un danger, menacer les intérêts du commerce et produire une influence dégradante et démoralisante dans la ville et le comté. Mais dans ce cas le moyen propre aurait été de mettre le doigt sur la plaie, et non pas de divaguer, comme on l’a fait, sur des faits imaginaires ou d’assaillir d’accusations extravagantes, et d’accabler de reproches déraisonnables toute une classe qui, comme toutes les autres classes d’hommes, doit en comprendre des bons et des mauvais.216

Les rapporteurs de la Commission d’enquête sont donc bien conscients de l’existence d’une peur fantasmée des Chinois sur la côte ouest. Ils font appel à la raison des députés d’Ottawa. On notera l’importance de la dernière phrase : pour les rapporteurs de la commission, les Chinois sont des hommes. Ce n’est pas toujours ce que suggèrent les témoignages qu’ils ont à insérer dans leur rapport.

Les auteurs du rapport insistent sur l’exagération qui caractérise les propos sur les Chinois. A leurs yeux, l’exagération et la généralisation systématiques engendrent le discrédit de ceux qui avancent l’argument du péril imminent.

La violence même avec laquelle les Chinois sont attaqués, fait naître dans beaucoup d’esprits une prévention en leur faveur, et dans tous les cas, elle est indigne d’hommes civilisés.

Dire de gens dont la grande majorité sont des modèles de frugalité, d’activité et – sauf dans l’usage de l’opium – de tempérance, qu’ils sont tous des voleurs et des scélérats, c’est prouver par là même la fausseté de l’accusation.217

On ne peut que louer la nature des intentions des rapporteurs de la Commission. Ils sont habités par un sentiment de neutralité et d’ouverture. Le relativisme culturel dont ils témoignent, leur aptitude à envisager les faits du point de vue des Chinois, apparaissent en décalage avec les représentations souvent partagées par la population de la côte ouest américaine.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 113-117)

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