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Chapitre 1 Quêtes

1.1 Chasses

« Paradigme de l’animalité en régime romanesque »

76

, la chasse met en œuvre un

parcours anthropologique vers les bêtes qui, en tant que processus ou même archétype de la

prédation, questionne, configure significativement l’altérité animale. Se font jour dans ces

textes les motifs de la pousuite et de la fuite, de la capture, de la lutte, de l’assimilation voire

de la fusion entre les animaux et les humains, dans une mise en œuvre de ce que Derrida

nomme la « logique de la limite » ou l’expérience de la « limitrophie » : « ce qui avoisine les

limites mais aussi ce qui se nourrit, s’entretient, s’élève et s’éduque, se cultive aux bords de la

limite » : « ce qui pousse et croît à la limite, autour de la limite, en s’entretenant de la limite,

75

Edgar Morin,

Le Destin de l’animal, Paris, L’Herne, 2007, p. 15.

76 Anne Simon, communication personnelle. Parmi les bêtes littéraires, Moby-Dick représente à ses yeux « le paradigme de l’animalité et, pour l’homme, du désir d’altérité » : Anne Simon, « Chercher l’indice, écrire l’esquive : l’animal comme être de fuite, de Maurice Genevoix à Jean Rolin », art. cit., p. 170.

[…] ce qui nourrit la limite, la génère, l’élève et la complique »

77

. Il s’agit pour les écrivains

et les lecteurs, traqueurs d’animots, de « multiplier ses figures », de « compliquer, épaissir,

délinéariser, plier, diviser la ligne justement en la faisant croître et multiplier »

78

. La

multiplicité des modes de chasse rencontrés dans les textes concernés de Maurice Genevoix,

Joseph de Pesquidoux, Gaston Chérau, Louis Pergaud et J.-H. Rosny-Aîné, implique autant de

représentations et de définitions de la chasse et de l’animal, une grande variété de rapports

entre le chasseur (l’écrivain, le lecteur) et les bêtes. Qu’en est-il alors de la bien nommée

différence anthropo(zoo)logique ? La chasse la renforce-t-elle ou au contraire la met-elle en

question ? Les animaux chassés sont-il dépourvus de langage, d’intelligence, possèdent-ils

une subjectivité, une histoire, en somme une existence ?

La chasse était considérée dans l’Antiquité, chez Xénophon, Homère, Platon,

Aristophane, comme un entraînement à la guerre, un divertissement, un remède à l’oisiveté,

elle exprimait au Moyen-Age, une passion, un art de vivre, l’idéal d’une existence noble, un

moment de la parade aristocratique, un moyen d’assurer son salut, une science ou encore un

rituel sophistiqué

79

. Quels sont ses objets au début du vingtième siècle, notamment entre

1909, date de publication de La Guerre du feu de Rosny-Aîné, et 1938, quand paraît La

dernière Harde de Genevoix ? Que révèle-t-elle sur l’humain et sa manière d’appréhender les

bêtes, sur les bêtes elles-mêmes ? L’intérêt de l’ouvrage cité de Rosny-Aîné, La Guerre du

feu, et du Félin géant (1920) est qu’ils imaginent la vie de nos ancêtres paléolithiques, les

relations de prédation que ces derniers entretenaient avec les bêtes d’alors, notamment avec

des animaux disparus comme le mammouth, le lion des cavernes, le tigre à dents de sabre,

dont les paléontologues découvrirent les premiers squelettes à la fin du XVIII

e

et au début du

XIX

e

siècles. Se trouvent singulièrement mises en perspective avec ces deux romans, les

histoires de chasse des autres textes ancrés dans les terroirs français du début du XX

e

siècle,

dont les protagonistes, pour certains, revendiquent un héritage de chasseur millénaire.

L’homme chasse depuis la nuit des temps, la chasse est une passion irrésistible, voici les idées

véhiculées, à divers degrés, par de Pesquidoux, Chérau, Genevoix, Pergaud.

« La chasse au blaireau »

80

, de l’écrivain gascon, raconte comment cet animal se

chasse, au gîte, à la piste, à l’affût ; « La chasse au sanglier »

81

, comment ce dernier est

77 Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris Galilée, 2006, p. 50-51.

78 Ibid., p. 51.

79 Voir Armand Strubel et Chantal de Saulnier, La Poétique de la chasse au Moyen-Age. Les Livres de chasse du XIVe siècle, Paris, PUF, 1994.

80 Joseph de Pesquidoux, « La chasse au blaireau », Chez nous. Travaux et jeux rustiques, t. I, op. cit., p. 85-94.

débusqué et tué lors des battues à tir ; « Une chasse au lièvre »

82

évoque une chasse de lièvre

à l’affût ; enfin, « Menu gascon »

83

narre la chasse des ortolans avec des pièges en bois

nommés « matoles », et comment on les mange. Gaston Chérau rassemble aussi des récits de

chasse dans Chasses et plein air en France (1934), inspirés de ses propres expériences de

chasseur berrichon : avec « Chasse de nuit »

84

, par exemple, on découvre ce qu’ont pu être

les rares chasses aux chiens courants de chats sauvages dans le Haut-Berry ; « Rappel »

85

célèbre la chasse aux halbrans (de jeunes canards sauvages) ; « Les bécasses »

86

, la chasse

saisonnière de ces oiseaux, considérée par l’auteur comme la plus noble et la plus

passionnante des chasses ; « La plaine », « La petite ouverture », « La chasse »

87

, mettent à

l’honneur les chasses d’ouverture en Beauce, en Armagnac, en Vendée, en Poitou, en Berry,

celles des perdreaux, des cailles, des lièvres. Dans ces récits, plus généralement dans

l’ensemble du recueil, sont évoqués divers modes de chasse : la chasse aux chiens courants

mentionnée (une meute de chiens est lancée sur la voie de l’animal repéré, les chasseurs, à

pied et à cheval, les suivent jusqu’à ce qu’ils débusquent le gibier) ; la battue à tir (des

rabatteurs avec des chiens poussent le gibier vers des lignes de chasseur) ; la chasse à la

« billebaude » (le chasseur parcourt le territoire avec ou sans objectif précis, avec ou sans

chien) ; la chasse à l’affût (le chasseur se dissimule dans les lieux fréquentés par les bêtes, elle

se pratique au lever du jour ou au crépuscule, souvent du haut d’un mirador) ; la chasse au

chien d’arrêt (le chien prend l’émanation du gibier, le marque et l’arrête jusqu’à l’arrivée du

chasseur).

Raboliot (1925), de Genevoix, raconte la vie d’un braconnier solognot qui, pris en

flagrant délit de chasse illégale, se voit contraint de fuir et de vivre dans les bois avant de

revenir pour se venger du garde qui lui veut du mal. Le roman s’intéresse à la chasse du lapin

avec chien, au collet, au furet, au grillage, ou à la lanterne, à la chasse nocturne du faisan au

fusil, à la chasse à la lanterne du lapin et des perdrix, ou encore à la chasse de l’écureuil et des

nuisibles avec un piège de fer à palette ou à l’assommoir (piège qui se compose d’un appât et

d’un poids de pierre ou de bois qui assomme l’animal dès qu’il touche l’appât). L’autre roman

mentionné de l’académicien, La dernière Harde (1938), comme, dans une moindre mesure,

l’extrait qui sera étudié de son récit poétique Forêt voisine (1931), centre son attention sur la

82 Joseph de Pesquidoux, « Une chasse au lièvre », La Harde, Paris, Plon, 1936, p. 55-70.

83 « Menu gascon », Chez nous. Travaux et jeux rustiques, t. II, op. cit., p. 97-109.

84 « Chasse de nuit », Chasses et plein air en France, Paris, Stock, coll. « Les Livres de nature », 1934, p. 17-67.

85Ibid., p. 68-77.

86 Ibid., p. 93-100.

vénerie du cerf, la plus prestigieuse des chasses à courre, pratiquée depuis le Moyen-Age

(Gaston Phébus la décrit dans Le Livre de la chasse (1388)), c’est une chasse royale ;

l’originalité du roman tient au fait qu’il narre la biographie d’un cerf, restitue sa perspective,

fait de lui un héros animal. Enfin, avec Le Roman de Miraut (1913), l’écrivain franc-comtois

Louis Pergaud présente la biographie d’un chien de chasse, Miraut, la passion de la chasse

que lui et son maître partagent ; on y trouve principalement des récits de chasse avec chien à

la « billebaude », d’oiseaux, de lièvres et de lapins.

Je souhaite montrer dans les lignes qui suivent comment les textes cités, qui ont pour

motif privilégié la chasse, manifestent, mais on le constate déjà, toute l’ingéniosité de la mētis

humaine, complexifient les rapports d’empathie entre les humains et les bêtes, alimentent une

limitrophie qui nourrit à la fois la différence et la parenté ontologiques entre eux. J’étudierai

la manière dont, à partir de l’expérience du déchiffrement des traces, l’existence animale,

mais aussi l’être humain, s’avèrent interrogés, configurés. Cette expérience de déchiffrement

montre comment le geste de prédation gouverne la lecture et l’écriture et détermine la

structure même des récits, elle met au jour, en outre, une interprétation singulière de la

métaphore du livre de la nature et constitue une étonnante cartographie des lieux pratiqués par

bêtes et chasseurs. Chemin faisant, nous aurons l’occasion d’apprécier la manière dont le

vocabulaire de la chasse, saisissant écrivains et lecteurs, opère un rapprochement étonnant

entre la phusis et le logos.

1. 1. 1. Signes, indices

Saisis par la passion, obéissant à leurs émotions et à leurs pulsions, les chasseurs

partent inlassablement en quête de proies. Raboliot ne peut résister à ce « besoin de chasse

nocturne »

88

, à cet « instinct de la chasse » qui vous pousse à « obéir aux conseils éternels qui

vous viennent de la terre et des nuages, aux ordres clairs qui montent en vous avec la même

lenteur paisible que la lune blanche sur les champs »

89

. Chez Genevoix, la chasse commence

ainsi par des appels auxquels les chasseurs répondent : « Du ciel familier, des terres natales,

des appels mystérieux vous arrivent, des voix secrètes et connues, mille présences persuasives

qui vous tirent, comme avec des mains, hors du lit »

90

. La nuit est peuplée, saturée de signes

88Raboliot, op. cit., p. 201.

89Ibid., p. 202.

animaux dont certains constituent un mystère à dévoiler, les autres appellent une

reconnaissance et une réappropriation. Les signes ressortent parfois par leur absence même :

« un silence extraordinaire, léger, serein, flottait par toute l’étendue ; pas un cri de nocturne en

chasse, pas un appel de courlis ; Raboliot n’entendit, comme il descendait la pente, qu’un petit

choc net sur le sol : un lapin qui tapait de la patte, ayant sans doute éventé sa présence »

91

.

Pour accéder au gibier, il faut d’abord repérer ces signes qui le désignent et les interpréter, des

signes sonores, comme ceux évoqués, mais aussi visuels, olfactifs, voire tactiles, qui nous

renseignent sur l’identité de l’animal, ses mœurs et son comportement. Indéterminé, le signe

se perçoit comme une « trace », c’est-à-dire comme l’indication qu’un animal est passé par là.

La trace est un signe que le chasseur recherche, elle suppose un but épistémique

92

. Elle

contient une signification potentielle ou en devenir dans la mesure où elle doit être interprétée,

mais l’interprétation peut s’avérer limitée selon la nature des traces ou les connaissances de

l’interprète. Par exemple, Fanfare, interrogé par monsieur le duc à qui il fait son rapport, n’est

pas parvenu à identifier précisément la nature de l’animal détourné :

Un sanglier ? Quel sanglier ? Un porc entier, un tiers an, une laie ?... Fanfare […] hésite ; il ne peut pas se prononcer : « les traces n’étaient malheureusement pas claires, il y avait du cailloutis autour du fort. Impossible de juger aux gardes, aux traces de derrière, à rien. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est qu’il y a un sanglier dans l’enceinte de la Bondrée »93

.

En général, la trace animale prend la forme d’une empreinte : elle est la marque laissée par la

pression d’un corps sur le sol, la production physique d’un organisme dont l’existence est

représentée en creux. Durant ses errances hivernales, déambulant dans les bois vides, le

chasseur distingue sur les sentiers « la trace étrange d’un animal aux ongles aigus »

94

, « cinq

doigts marqués, avec l’empreinte d’une plante ou d’une paume, comme si un petit ours égaré

avait passé par là »

95

. Il l’interprète rapidement : « L’ours seul, en nos pays, imprime cette

trace, lui ou le blaireau. Le pied est en effet celui d’un blaireau »

96

. S’il ne peut par ailleurs

percevoir « la marche imperceptible »

97

du lièvre, il décèle toutefois les « traces de son

91Ibid., p. 211.

92 Helmut Pape, « Créer et représenter les relations situées. Peirce et sa théorie du noyau relationnel des indices et des traces », dans L’Interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, op. cit., p. 106.

93 Maurice Genevoix, Forêt voisine [1931], dans Trente mille jours, Paris, Omnibus, 2000, p. 607.

94 Joseph de Pesquidoux, « La chasse au blaireau », op. cit., p. 85.

95 Ibid.

96Ibid.

passage »

98

, celles du mâle, surtout, qui, « courant beaucoup plus que la femelle, use le poil

de ses pieds et marque la terre d’empreintes plus profondes. Plus serrées aussi : car il

rapproche instinctivement les phalanges à mesure qu’il perd de la touffe de poils garnissant

l’entre-doigts. On sait par là tout de suite à qui on a affaire… »

99

. Marque identitaire ou

métonymie de l’être animal, l’empreinte livre un témoignage sur son sexe ou son espèce grâce

aux caractéristiques morphologiques qu’elle révèle. Comme toute trace animale, elle constitue

un « indice », c’est-à-dire « un signe qui semble faire saillie vers celui qui le découvre »

100

, à

l’instar de ces « frêles débris couleur d’ivoire, éparpillés sur le sable et la mousse, […] des

ossements, les squelettes disjoints des bestioles mises à mort par les petites fauves aux pattes

courtes, et que les nécrophores ont achevé de dénuder »

101

: « Dès l’instant où l’on a

commencé de les voir, il semble qu’elles vous sautent aux yeux »

102

. Le terme apparaît très

fréquemment dans les récits de chasse pour raconter les stratégies de capture : quêtant un

sanglier nuisible, les chasseurs

se dirigent vers la marnière proche […] parce qu’ils veulent recueillir des indices, savoir si d’aventure il a pris par là, quelle direction il a suivie ensuite. Ils longent un pré, traversent une lande. […] Et les premiers indices se font voir. C’est un groupe de pins comme saignés à mort, que la bête a déchirés en y aiguisant ses défenses, c’est un boutis dans la terre limoneuse, et, au passage d’un ruisseau, un « souil » profond qui garde l’empreinte du corps rude103

.

Indice après indice, les chasseurs suivent la piste de l’animal à travers plaines, bois et coteaux,

jusqu’à ce « réseau de voies convergeant vers la bauge, et la manœuvre d’encerclement

commence »

104

. L’indice déclenche un raisonnement inductif parce qu’il s’agit pour le

chasseur de parvenir à la connaissance des causes (quel animal ? quel comportement ? quels

mœurs ?) en remontant le réseau de significations dans lequel il s’inscrit. Souvent explicitée

avec son ossature logique (perception, interprétation/cognition, conclusion/évaluation,

décision/action), comme dans les précédents passages, cette démarche interprétative

correspond à ce que le philosophe pragmatiste américain Charles Sanders Peirce nomme

l’« abduction », une forme particulière du raisonnement inductif qui « consiste à étudier les

98 Ibid.

99 Ibid.

100 Philippe Hamou, « ‘The Footsteps of Nature’. Raisonnement indiciaire et ‘interprétation de la nature’ au XVIIe siècle. Quelques considérations historiques et épistémologiques », dans L’Interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, op. cit., p. 191.

101Forêt voisine, op. cit., p. 615.

102Ibid.

103 Joseph de Pesquidoux, « La chasse au sanglier », op. cit., p. 7.

faits et à concevoir une théorie pour les expliquer »

105

. Elle est « le processus de formation

d’une hypothèse explicative. C’est la seule opération logique qui introduise une idée

nouvelle »

106

, ou encore « une inférence logique qui asserte sa conclusion de façon seulement

problématique ou conjecturale, il est vrai, mais qui néanmoins possède une forme logique

parfaitement définie »

107

. Même si Peirce utilise le modèle du syllogisme pour exposer sa

théorie

108

, il insiste sur le fait que l’abduction a une origine intuitive : « l’esprit humain

posséde cette faculté naturelle d’imaginer différentes sortes de théories correctes »

109

. De fait,

l’abduction présente à la fois une dimension logique rationnelle et une dimension créatrice

intuitive : l’examen des faits (les indices laissés par le passage d’un animal) fait spontanément

émerger une hypothèse, une idée nouvelle qui doit être vérifiée expérimentalement a

posteriori. Le processus abductif est un processus sémiotique et cognitif qui nous permet de

structurer notre expérience épistémique, d’augmenter notre savoir, un savoir zoologique, pour

ce qui concerne les chasseurs. Carlo Ginzburg, qui fait le lien entre l’abduction et les

conjectures des docteurs, des historiens et des philologues, explique en outre que le

déchiffrement des indices configure un « modèle épistémologique », un « paradigme »

110

derrière lequel « on entrevoit le geste probablement le plus ancien de l’histoire intellectuelle

du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces d’une

proie »

111

. L’historien constate que les données indiciaires « sont toujours présentées par

l’observateur de façon à donner lieu à une séquence narrative dont la formulation la plus

simple pourrait être : ‘Quelqu’un est passé par là’ »

112

, et précise qu’il est probable que

« l’idée même de narration […] ait vu le jour dans une société de chasseurs, à partir de

l’expérience du déchiffrement des traces »

113

.

105 Charles Sanders Peirce, Pragmatism and Pragmaticism, vol. 5 des Collected Papers of Charles Sanders Peirce, éd. Charles Hartshorne et Paul Weiss, Cambridge, MA, Belknap Press of Harvard University Press, 1934, § 5.145. Je traduis.

106 Ibid., § 5. 171. Je traduis.

107 Ibid., § 5.188. Je traduis.

108 « The surprising fact, C, is observed ; / But if A were true, C would be a matter of course, / Hence, there is reason to suspect that A is true » ; ibid., § 5.189.

109 Ibid., § 5. 591. Je traduis.

110 Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », art. cit., p. 3.

111 Ibid., p. 16.

112Ibid., p. 14.

113 Ibid. Ginzburg ajoute : « ‘Déchiffrer’ ou ‘lire’ les traces des animaux sont des métaphores. On est cependant tenté de les prendre à la lettre, comme la condensation verbale d’un processus historique qui a conduit, dans un laps de temps peut-être très long, à l’invention de l’écriture » (ibid.). A la même époque émerge probablement chez l’homme primitif, lié à cette expérience de déchiffrement des traces, un mode conceptuel de connaissance dont le prototype pourrait être, d’après Hans Blumenberg, le « piège » : « L’homme, dès le premier instant de l’histoire de son espèce, lorsqu’il fut forcé de quitter la forêt humide du tertiaire qui s’était éclaircie, avait dû faire la constatation dégrisante qu’il était inférieur en force et en rapidité à tout ce dont il lui fallait faire sa proie

D’une certaine manière, Rosny-Aîné fictionnalise cette théorie sur les origines de la

narration dans ses récits préhistoriques, en nous transportant « aux confins du Moustérien et

de l’Aurignacien »

114

, « dans la très lointaine préhistoire, aux temps où l’homme ne traçait

encore aucune figure sur la pierre ni sur la corne, il y a peut-être cent mille ans »

115

:

– C’est par ici que les tigres viennent boire au fleuve.

Il montrait une trouée dans les broussailles. D’ailleurs, des traces se décelaient, et Zoûhr se baissa pour mieux les reconnaître. Une odeur âcre s’en exhalait encore. Il chuchota :

– Ils ont passé par ici.

Un frémissement agitait ses épaules. Aoûn, anxieux, détacha son harpon. Il semblait que quelque chose des fauves fût demeuré avec leur émanation116

Aspirant à des courses lointaines, désireux de découvrir de nouvelles terres de chasse, Aoûn et

Zoûhr ont décidé de partir « au-delà du repaire des tigres » et d’aller « voir les terres où

descend le fleuve »

117

. L’abduction commence par la formulation d’une hypothèse à partir

d’une première lecture des signes : c’est parce qu’il perçoit une trouée dans les broussailles

que Zoûhr peut postuler que c’est à cet endroit que les tigres viennent s’abreuver ; l’énoncé

déictique est appuyé par un geste de la main. Dans un deuxième temps, Zoûhr procède à la

vérification de l’hypothèse en examinant de près les traces laissées par les bêtes et en les

reconnaissant : il interprète la forme des empreintes mais également leur signification

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