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3. Méthodologie et outillage conceptuel

3.3. L’écriture de l’île chez Nicole Cage-Florentiny et Ana María Fagundo

3.3.1. A chacune son île

Nous chercherons à mettre en exergue les caractéristiques de l’île de NCF et de AMF, en commençant pour montrer leurs points communs : la femme comme sujet d’énonciation, l’île comme espace ou topos littéraire, l’amour comme parcours et

l’identité comme objet de la poétique.

3.3.1.1. Nicole Cage-Florentiny : porte-parole d’une île blessée

NCF se propose de définir poétiquement son lieu d’origine, son Ici. Cet élan pour énoncer son Ici relève d’une nécessité, d’une réponse à un cri étouffé. A notre avis, la poétesse observe une situation problématique à revendiquer et s’érige en porte-parole non seulement des dominés, mais aussi de l’île toute entière. NCF développe alors une écriture de la réaction et écrit onze poèmes dédiés à son Ici, à son île. NCF décide de devenir sujet d’énonciation d’un centre qui n’est pas souvent entendu : son île, criant, pleurant, de même que ses autres îles sœurs de l’arc antillais.

Ce faisant, la poétesse saisit tous les éléments configurant l’île et se positionne à leur place, en une sorte de processus de «géographisation » ou elle, l’auteure, devient l’île, se territorialisant en quelque sorte en île.

NCF intitule le premier poème de son recueil D’îles je suis « Carrefour », titre significatif qui nous place à un croisement et par la même au cœur d’un problème, en somme dans une situation à résoudre. Les poèmes naissent alors du conflit. Aussi, dans le premier vers nous trouvons une première définition assez ambigüe de son Ici : « Voici, en ce lieu de nulle part à jamais » (I, 1)239. Soit un espace problématique que la poétesse aura besoin de définir, d’analyser, en y réfléchissant.

Nous n’allons donc pas trouver une île paradisiaque, ni idéalisée. Bien au contraire. Il s’agit d’un espace insulaire envahi pour la souffrance et la haine, issues du passé et notamment de l’esclavage, stigmate présent dans tous les poèmes.

L’Ici est de ce fait endommagé, blessé. En effet, depuis le début, NCF se place dans son Ici, en utilisant la même formule pour commencer divers poèmes : « Je suis

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Pour les citations des vers: le premier chiffre (romain) correspond au numéro du poème et le deuxième chiffre au numéro du vers. Voir Annexes.

de », formulation répétée jusqu’à devenir anaphorique, comme par exemple dans le deuxième poème : « Je suis d’ici ».

Nous pouvons classer les poèmes de ce recueil en deux groupes : le premier qui parle de l’île en général et le deuxième qui est centré sur un motif concret, à savoir : l’eau ou les bambous, dans une sorte de construction métonymique de l’île dans sa dimension aquatique et végétale. Nous plaçons dans le premier groupe les trois premiers poèmes : « Carrefour », « D’ici, je suis » et «Je suis d’îles », ainsi que le sixième poème : « Ainsi qu’une île » et le dernier poème « Je serai d’ici ». Les autres poèmes appartiennent, à notre avis, au deuxième groupe.

Commençons par le premier groupe. La structure formelle la plus fréquente que nous y retrouvons est l’ellipse de « Je suis », remplacé par un syntagme introduit par la préposition « de », comme par exemple : « D’acheteurs de voitures » (III, 26). Le résultat est une énumération d’éléments qui définissent son île, son Ici, son centre. Ces éléments sont divers et la plupart d’entre eux sont présents, au niveau formel, avec la forme : nom + adjectif.

Au niveau du contenu, nous trouvons des objets abstraits (« rêves inaboutis », « mémoire reconquise ») ou des objets concrets, à savoir des éléments du paysage (sable, ciel, mornes, mer, vent, mangrove), culturels (tambours, zouker), économiques (canne, banane, appellation d’origine). De cette façon, NCF nous montre son île au fur et mesure qu’elle déploie des images la définissant. Le résultat est la mise en image d’une île géographique, dont les aspects naturels servent à transmettre un message d’angoisse et de douleur.

Il ressort qu’il s’agit d’un discours fragmentaire qui exprime aussi une critique sociale et politique contre les conséquences d’une économie est considérée par NCF comme toujours coloniale.

3.3.1.2. L’ontologie de l’île chez Ana María Fagundo ou le concept-clé de la matière

Après avoir lu toute l’œuvre d’AMF, nous avons choisi de nous concentrer sur son dernier recueil : Materia en olvido car celui-ci réunit les éléments qui nous intéressent le plus à propos de l’île. Ce recueil est divisé en trois parties. La première comprend treize poèmes, la deuxième : sept poèmes et la troisième partie : sept poèmes également.

AMF développe tout au long de ce recueil un concept personnel, déjà énoncé dans son recueil Como quien no dice voz alguna al viento (1984)240 , mais qui prend une dimension globalisante dans Materia en olvido, comme l’indique d’emblée le titre. La matière représente l’absolu de la voix poétique et de l’île en même temps, ce que nous pouvons observer plus clairement dans la première partie du recueil.

Parmi toutes les caractérisations de cette île-matière, AMF privilégie la verticalité et la concentration. En effet, la verticalité est présente dans la propre distribution des vers, car AMF dispose ses mots en les échelonnant et cette verticalité est aussi présente dans le lexique avec un recours aux champs lexicaux élevés : « enhiesta / majestuosa / desafiante » (A, XIII, 6-8)241, « Ascendente y tenaz » (B, III, 17), « Materia en ascenso » (C, III, 2), « desde aquella isla erguida » (C, IV, 3).

A notre avis, cette verticalité s’inspire de la propre morphologie de l’île de Tenerife, où El Teide, un volcan de presque quatre mille mètres, situé au centre, domine de façon panoramique l’île. AMF dessine aussi une île concrète et géographique, à partir de laquelle elle aborde divers aspects métaphysiques. D’ailleurs, le motif de la

matière sert à expliquer l’évolution de son île et d’elle-même, car la matière est

changeante, presque élastique, elle peut grandir, se transformer et en même temps c’est un concept si abstrait et si vaste qu’il devient la métonymie par excellence chez AMF. En somme, la matière représente tout, soit une véritable ontologie de l’île.

De plus, le langage visuel et le recours au mouvement configurent une sorte de photographie de l’île, à partir de successions d’instantanés qui détaillent ou agrandissent certains aspects de l’île.

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Dans ce recueil, AMF intitule une troisième partie «Materia», où nous retrouvons des poèmes intitulés « Ser de la materia » ou « Materia en el recuerdo ».

241 Pour les citations du recueil Materia en olvido d’AMF, la lettre correspond à l’une des trois parties, le

chiffre romain au numéro du poème comptabilisé de façon indépendante pour chaque partie, et le dernier chiffre au numéro, ou numéros, de vers. Voir Annexes.

De même, le motif du portrait ou des instantanés est une constante de son œuvre242

qui lui permet diverses analepses ainsi que le développement du thème de la nostalgie. Dans ces instantanés, l’île est présentée comme un bastion solide, en communion avec la mer, le ciel, le soleil et l’air (C, I, 1-12). Il ne s’agit plus d’une île exotique, mais d’une île vécue par AMF, une île biographique en même temps que rêvée.

Cette île réelle autant que physique a un écosystème et une position sur la mappemonde. Néanmoins, l’île est aussi rêvée, car elle est le théâtre de son enfance idéalisée et la métaphore construite par la poétesse pour expliquer sa quête identitaire.

C’est pourquoi, tous les éléments vitaux pour cette poétesse sont réunis dans son île. Parmi eux, nous retiendrons que la parole est présentée comme née lors d’un accouchement douloureux de l’île comme nous le développerons par la suite.

AMF observe les composantes du paysage et leurs couleurs pour caractériser l’île et les réflexions vitales qui s’y rapportent. Ces éléments et certaines références nous font penser, sans hésiter, à Tenerife, son lieu d’origine et le lieu central de sa production poétique.

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« Instantáneas de lo vivo » in Retornos sobre la siempre ausencia (1989), « Instantánea » in