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Le caractère simultané et international de cette publication lui offre une force de frappe décuplée

Première conclusion intermédiaire

PARTIE 2 L’incidence de la pratique du journalisme collaboratif L’incidence de la pratique du journalisme collaboratif

1. L’impact d’une publication collective sur le retentissement des Panama Papers

1.1. Le caractère simultané et international de cette publication lui offre une force de frappe décuplée

Une première partie de notre recherche a permis de dégager les principaux apports du journalisme collaboratif dans la phase de production d’une investigation. Néanmoins, à l’aune du discours de nos interviewés et de l’étude du corpus d’articles, les motivations du recours à cette pratique nous semblent porter encore davantage sur ses effets au moment de la publication, bien que cette hiérarchisation soit difficile à objectiver. Nous pouvons mettre en évidence deux caractéristiques du journalisme collaboratif expliquant le retentissement qu’ont rencontré les Panama Papers. Le caractère simultané de leur publication dans les différents médias partenaires d’une part, et l’échelle internationale à laquelle celle-ci s’est déroulée d’autre part.

La publication synchrone de l’enquête dans l’ensemble des 109 médias ayant pris part aux Panama Papers constitue un attribut central de la pratique du journalisme collaboratif. Elle offre à l’investigation une caisse de résonance qu’une parution dans un seul média, aussi reconnu soit-il, ne pourrait obtenir, ce qui explique les délicates négociations qui ont précédé le choix de cette date du 3 avril 2016 pour les Panama Papers. Cet effet a été décuplé grâce à la reprise de ces enquêtes par les autres médias n’ayant pas participé aux Panama Papers. Cécile Prieur raconte à ce sujet que les journalistes du Monde ont été sollicités en continu par leurs

confrères dès les premières heures de la publication de lancement55. Mais ce retentissement amplifié s’explique avant tout par la dimension transnationale de cette publication, 76 pays ayant vu au moins un de leurs médias participer au projet, et par la composition de cette coalition internationale de médias. En effet, le prestige de certains d’entre eux56, et le crédit que celui-ci leur offre auprès du public, a renforcé l’écho rencontré par la publication des Panama Papers, permettant ainsi à des médias moins renommés d’en bénéficier.

La publication d’une enquête marquant le terme de l’investigation, nous avions conjecturé que les effets du journalisme collaboratif se limiteraient à la définition d’une date commune de parution, laissant ensuite chaque média tributaire de sa renommée pour toucher un public le plus large possible. Nous avons au contraire constaté que la collaboration étroite menée dans la phase de production se poursuivait sous différents aspects de la publication. Ainsi, plusieurs des articles parus sur le site du Monde ont été écrits par des journalistes étrangers partenaires du projet57, puis traduits en français, ce qui a permis au quotidien de publier un panel plus large d’enquêtes sans mobiliser davantage de journalistes de sa rédaction :

« Les sujets sur lesquels on n’avait pas forcément des spécialistes ou sur lesquels on n’avait pas eu le temps d’investir du temps, on a décidé de fonctionner sur la base de la traduction et de l’adaptation des contenus des partenaires étrangers. (!) Donc dans ces cas-là, plutôt que d’aller refaire exactement la même enquête on décidait de faire une traduction un peu adaptée. »58

Réciproquement, Le Monde a fourni certains de ses articles à des quotidiens espagnols ou italiens que ces derniers ont « repris tel quel » selon les termes de

55 Entretien avec Cécile Prieur (16)

56 On trouve parmi les partenaires des Panama Papers des médias tels que Le Monde, le

Guardian, la BBC, la Suddeütsche Zeitung, ABC Australia ou le journal argentin La Nación.

57 On y retrouve par exemple des journalistes de la Suddeütsche Zeitung, du Guardian, ou du journal espagnol El Confidencial.

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Maxime Vaudano.59 Nous avons pu constater une démarche similaire dans le cas des médias télévisés, à travers un partage des images au cours des enquêtes. Emmanuel Gagner détaille ainsi :

« On utilise les images tournées par les confrères quand on n’a pas pu pas aller sur place pour des raisons de coût. Donc même si on n’a pas forcément les mêmes manières de filmer, de travailler l’information, on peut utiliser un certain nombre de séquences qui ont été tournées par les autres. Et inversement on met à disposition du consortium tout ce qu’on a tourné. »60

Au premier abord, nous supposions que cette pratique relevait d’un échange restreint entre certains partenaires qui souhaitaient développer une collaboration plus étroite. Nos entretiens nous ont au contraire permis de découvrir qu’elle était inhérente à la pratique de la coopération journalistique telle que l’ICIJ la conçoit, puisque de nombreux médias partageaient leurs articles sur le forum du consortium, laissant chaque média libre de les republier après traduction et adaptation61. Cette forme poussée du journalisme collaboratif suppose toutefois, de même que la sélection des médias partenaires par l’ICIJ, des affinités entre ceux qui la pratiquent. Celles-ci reposent d’une part sur une confiance partagée. Maxime Vaudano explique ainsi que Le Monde s’est tourné vers « les partenaires naturels du Guardian et de la Suddeutsche Zeitung parce qu’[ils ont] l’habitude de travailler avec eux » : « On leur fait confiance plus naturellement parce qu’on connaît les gens individuellement. »62. Mais ces partages de contenus supposent aussi ce que Maxime Vaudano qualifie de « proximité culturelle »63, des styles journalistiques similaires évitant un travail de réadaptation, que ce soit « dans la façon d’écrire »64 pour la presse écrite que dans « les manières de filmer »65 pour la télévision. Par ailleurs, une part conséquente de ces articles mis en commun sur le forum a été

59 Entretien avec Maxime Vaudano (16) 60 Entretien avec Emmanuel Gagnier (20) 61 Entretien avec Cécile Prieur (12) 62 Entretien avec Maxime Vaudano (14) 63 Entretien avec Maxime Vaudano (16) 64 Ibid

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écrite par des journalistes à part entière de l’ICIJ, notamment les enquêtes concernant le continent africain, où le consortium possède un nombre réduit de partenaires.66 Cet aspect nous a permis d’étendre le panel des missions de l’ICIJ en y intégrant un rôle de producteur de contenu, que nous avions omis dans la deuxième hypothèse, en la limitant cette dernière à la coordination et l’assistance technique.

Outre cet échange de contenus, la pratique du journalisme collaboratif a aussi une incidence sur la forme prise par les révélations des Panama Papers. La plupart des médias ont en effet recouru au feuilleton, en étalant leurs publications sur plusieurs jours. Bien que ce choix soit en partie motivé par la volonté de ne pas noyer le lecteur face à un nombre si conséquent d’enquêtes67, il découle également des différents embargos imposés par le consortium. En effet, la date de parution des premiers articles est négociée sous la supervision du consortium, mais celles des parutions des différents épisodes transnationaux du feuilleton sont elles aussi soumises à embargo. Ces différents sous-embargos forment ainsi ce que Cécile Prieur qualifie de « feuille de route » : « Toute la semaine, ces infos internationales étaient égrenées, tous les soirs vers 20h on avait notre lot d’embargos internationaux. »68 Le respect de ces embargos, dont dépend l’impact créé par ces parutions simultanées, constitue une exigence capitale du consortium, qui peut décider d’exclure un média qui ne s’y plierait pas. En parallèle, chaque média peut lui aussi poser un embargo sur les enquêtes qu’il a menées à propos de son pays, pour empêcher les autres médias partenaires de reprendre ces articles avant leur publication par ce média.69

Chacun de ces effets du journalisme collaboratif sur la publication sont autant de raisons pouvant expliquer la force de frappe démultipliée offerte aux médias ayant recours à cette pratique. Les médias ayant pris part aux Panama Papers ont bénéficié d’une audience considérable. Ainsi, en France, la publication de ces

66 Entretien avec Cécile Schillis-Gallego (8)

67 Il serait intéressant de consacrer une autre recherche à la question du feuilleton comme mode de publication d’une investigation : comme la plupart des projets de l’ICIJ, les Panama Papers ont été publiés sous la forme de chapitres.

68 Entretien avec Cécile Prieur (16) 69

révélations a multiplié par trois les ventes en kiosque du Monde au cours de la semaine suivant la première parution du dimanche 3 avril 201670 et doublé l’audience de son site71, tandis que l’émission de Cash Investigation a été vue par 4 millions de téléspectateurs72, auxquels s’ajoutent les 738 000 visionnages du film sur YouTube.73 Il demeure néanmoins difficile d’isoler l’influence du journalisme collaboratif sur audiences de la teneur des révélations, du rôle du feuilleton et surtout du traitement des Panama Papers sous l’angle national qu’ont choisi la plupart des médias partenaires.

1.2. En parallèle de ces sujets transnationaux, le choix d’un