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Les capacités ou la priorité de la possibilité sur l’actualité

Chapitre I : La (re)valorisation de l'action

Chapitre 3 : Une résistance poétique

2. Les capacités ou la priorité de la possibilité sur l’actualité

En effet, les capacités sont décrites par Arendt à l’aide de termes rappelant la modalité du possible. Il se dessine alors ce que l’on pourrait qualifier de priorité de la possibilité sur l’actualité. Bien qu’Arendt n’aborde pas la question en ces termes, il nous semble néanmoins pertinent d’emprunter ici le point de vue modal, et ce pour cinq raisons.

Premièrement, Arendt décrit la réalité comme constituée de l’« infiniment improbable » et affirme que « la réalité est différente de la totalité des faits et des événements et elle est plus que celle-ci272 ». Deuxièmement, elle parle de la liberté comme d’une « pure capacité de commencer273 ». Ensuite, cette pure capacité de commencer est fondée dans ce qu’Arendt nomme la condition de natalité qu’elle conçoit comme ce qui fonde la nouveauté (ou le changement) constitutive des affaires humaines. Quatrièmement, elle pose que l’action est capable de forcer toutes les limitations et de franchir toutes les bornes274. Enfin, elle parle de ce qui se déploie entre les hommes agissant comme « puissance » en référant celle-ci à la dynamis275. L’action et la réalité qu’elle engendre sont ainsi fortement marquées par l’infinitude, l’improbabilité et la subversion, des traits relevant plus de la possibilité que de l’actualité.

270 Pour la capacité d’action nous faisons référence à CHM, p. 295 et pour la capacité de penser, à CM, p. 31. 271 CHM, p. 403.

272 Respectivement : « Qu’est-ce que la liberté ? », dans CC, p. 220 et « Vérité et politique », dans CC, p. 333. 273 « Qu’est-ce que la liberté ? », dans CC, p. 219.

274 CHM, p. 249. 275 Ibid. p. 260.

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Par ailleurs, cette conceptualité sous-jacente imprègne jusqu’à l’historiographie d’Arendt selon laquelle l’histoire est composée d’événements – comme autant d’interruptions du cours tranquille des jours – qui ne peuvent être causalement reliés les uns aux autres276. Cette façon de concevoir l’histoire est en continuité avec la définition de l’action comme

initium et de l’homme comme un « commencement et un commenceur277 », soit ce qu’Arendt

nomme la condition de natalité.

Dans l’espoir de préciser quel type de possibilité cette priorité de la possibilité sur l’actualité met au jour, il nous semble pertinent de nous référer à deux gestes similaires – quoique pour leur part bien explicites – dont la philosophie allemande du XXe siècle fut le théâtre, soit ceux de M. Heidegger et de T.W. Adorno. Bien que leurs tentatives propres diffèrent sensiblement, on peut y voir une préoccupation commune : dégager la possibilité de son inféodation traditionnelle à l’actualité278. Très succinctement, cela passe chez Heidegger par une ontologisation du possible279 et chez Adorno par un appel à l’interprétation philosophique comprise comme « imagination exacte » ou comme ars invediendi280. Comme le propose I. Macdonald, ce qui peut se dégager de ces efforts est un nouveau type de possibilité se situant quelque part entre la possibilité logique (ce qui peut être dit sans contradiction) et la possibilité réelle (ce qui peut se réaliser d’après les circonstances actuelles). Maintenant, peut-on appliquer cette analyse à la conception de la possibilité d’Arendt ?

Il nous semble que oui, dans la mesure où l’insistance sur l’imprévisibilité (il est question d’inattendu, de surprise, voire même de miracle281) signifie qu’aucune lecture de l’actualité comme épuisant tout le champ du réel, ne permette d’envisager ce qui s’est produit comme ayant d’abord constitué une possibilité réelle. C’est en fait l’infinitude de l’action (abordée au premier chapitre) qui appelle une telle imprévisibilité : « l’acte le plus modeste dans les circonstances les plus bornées porte en germe la même infinitude, parce qu’un seul

276 Cf. « Compréhension et politique », p.54-55.C’est la nature politique de l’histoire comprise comme « histoire de gestes et d’action plus que de tendances, de forces ou d’idées » (cf. CHM, 243).

277 « Qu’est-ce que la liberté ? », dans CC, p. 222.

278 I. Macdonald, « “What is is more than it is” : Adorno and Heidegger on the Priority of Possibility », p. 33. 279 « La possibilité comme existential, au contraire, est la déterminité ontologique positive la plus originaire et

ultime du Dasein. » (cf. M. Heidegger, Être et temps (trad. Martineau), § 31, p. 127). 280 Cf. par exemple « L’actualité de la philosophie », p. 25.

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fait, parfois un seul mot, suffit à changer toutes les combinaisons de circonstances.282 » L’action est donc en quelque sorte un foyer de possibilités d’un type que n’expliquent complètement ni la possibilité logique, ni la possibilité réelle. En effet, la possibilité logique convient à ce qui peut être dit sans contradiction, mais ne prend pas nécessairement en compte le réel. La possibilité dite réelle, pour sa part, convient à ce qui peut se réaliser conformément à ce que l’on sait de la réalité, mais puisque l’action résiste ici à la prévision, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être déduite de la réalité (elle est un miracle séculier, va jusqu’à écrire Arendt283), la possibilité de type réel ne semble pas tout à fait y convenir. C’est en ce sens que l’on propose que la liberté et l’action telles que les envisage Arendt, appellent un nouveau concept, soit une « possibilité hétérogène284 ».

Bien sûr, une telle analyse est quelque peu artificielle puisqu’Arendt n’écrit pas exactement en ces termes, mais il nous semble que relever une telle conceptualité sous-jacente à sa théorie politique et à son historiographie nous permet de faire un pas de plus dans la justification de notre choix de problématique qui est de savoir s’il existe quelque part dans son œuvre quelque chose comme une résistance ou une « action », non spécifiquement politique, qui ait néanmoins un sens dans le monde moderne.