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Les relèves inter-équipes à l’hôpital 1

IV. Les cadres participatifs de la relève

Ces différences ont des effets sur la constitution des cadres participatifs et des structures de polylogue (voir schéma 1).

Schéma 1

Etat de parole focalisˇ

Partici pants en nombre fixe Statuts d e partici pation fixes Thˇmat iq ue uniq ue: le tour des patie nts

Cadre partici patif dominant

Inf partante/ inf arriva nte a) Site dˇdiˇ la rel¸ ve

Ēmono-activitˇČ

b) Site Ēpluri-activitˇČ

Cadre partici patif dominant

Inf partante/ inf arriva nte

Etat de parole ouvert

Partici pants en nombre varia ble Statuts d e partici pation va riables Thˇmat iques i rruptives li ˇ es aux activi tˇ s co ncurrentes

Un dilogue à auditoire collectif

Malgré ces différences, la structure minimum de l’échange est commune, à savoir celle d’un dilogue à auditoire collectif. Le format de réception est théori-quement collectif puisque chacun se doit d’avoir les informations concernant les malades; le schéma d’interlocution de type dilogal s’établit entre l’infirmière partante (I1) et l’infirmière arrivante (I2). Elles sont tournées l’une vers l’autre, elles se regardent. L’infirmière partante a l’initiative et apporte les informations, instructions et évaluations concernant chaque malade à l’infirmière arrivante (I2). Cette dernière se manifeste essentiellement par des interventions réactives sous la forme la plus simple qui est l’approbation (extrait 1), ou le plus souvent sous forme de demande d’éclaircissement (extrait 2).

Extrait 1: Service médecine

1. I1: alors Mlle Léaud au 1 donc il faut arrêter\ la déperfuser à 18h\ donc on arrête la réa les antibiotiques\ et elle peut manger sans sel\ léger\ sans résidus ce soir

2. I2: oui

3. I1: et elle a ses médicaments y compris le Solupred pour demain matin\ le lavement à lui donner en passant ce soir ou à 18h quand tu la déperfuses hein/

4. I2: oui

5. I1: elle est bien

Dans ce service de médecine où les dossiers de soins ont été lus par l’infirmière arrivante avant la relève orale, de nombreux passages des relèves orales consistent en commentaires, demandes d’éclaircissement, discussions à propos des transmissions écrites: l’infirmière arrivante a le dossier devant les yeux, on voit dans l’exemple suivant qu’elle recherche elle-même dans le dossier.

Extrait 2: Service médecine

1. I1: Mme Félix euh donc elle a eu son::: pardon elle a eu son::: sa demi - ampoule de Temgésic rien de plus pour elle\ euh Mr Deven donc il a ses poches euh et sa nutripompe\ rien de plus\ Mme Collet donc ça s’est bien passé elle a::: 37.5 de température euh ça va son lovénox\ euh::: Mr Manelan euh on lui a donné son sirop de chlorure de potassium\

[ il a ]

2. I2: [ça a ] été prescrit à à la CV, à la contre visite/

3. I1: euh::: attends [je vais vérifier]

4. I2: [je vais regarder][ recherche sur dossiers]

5. I2: c’est ça, à la contre visite\

Dans le service de chirurgie, la présentation de malade est beaucoup plus longue et les tours de parole de ce fait sont moins nombreux: on est dans un format avec une structure de récit de type monologal.

Michèle GROSJEAN 67 Extrait 3: Service de chirurgie

1.I1: Mr T. il est à J3 de son intervention sur ses escarres euh:: il ne pose pas de problème donc il reste toujours allongé\ Durand verra son pansement\ enfin il a passé une après-midi calme\ il a les deux redons y en a un qui donne pas:: beaucoup et l’autre qui donne un tout petit peu plus\ mais enfin pas énorme\ il fait toujours ses petits sondages\ sinon qu’est-ce qu’il y a eu:: (j’ai fait )une friction parce qu’il était rouge\ et voilà rien d’autre de particulier pour lui\ (.)il se plaignait de mal aux dents mais ce soir il n’en a pas reparlé\

on verra demain ce qu’on peut faire pour lui (silence) ensuite Melle D. elle est à J4 d’une appendicectomie\ elle va bien elle a marché dans le couloir un petit peu/ elle est toujours pas allé à selle\ elle a eu des gaz\ elle est toujours pas allée à selle donc elle a eu un suppo de Déductil qui n’a rien donné jusqu’à présent/ donc à voir si ça se déclenche dans la nuit ou demain matin\ voilà pas de problème\ elle est mignonne comme tout 2. I2: elle était pas déjà venue/

3. I1: non je ne:: crois pas … pour autre chose je sais pas (.) je sais pas j’ai pas demandé elle partira samedi normalement\

Hutchins (1990, 1994), en développant une réflexion sur le rôle des outils dans la distribution des connaissances dans les collectifs, insiste sur certaines propriétés des outils – par exemple leur caractère «ouvert» ou «fermé» – qui permet ou non des utilisations collectives, des apprentissages à plusieurs.

Dans ce service, la structuration en dilogue se trouve renforcée par l’usage des artefacts: l’infirmière arrivante (I2) ne lit pas les dossiers avant la relève mais elle consulte la fiche de planification des soins concernant le malade dont l’infirmière partante est en train de parler; elle vérifie ce faisant, la cohérence de ce qui est dit avec ce qui est écrit; mais elle dispose aussi d’informations qui ne sont pas énoncées publiquement car l’infirmière partante ne donne pas les informations qui sont sur ce fichier, considérant que ce serait redondant par rapport à cet écrit. Elles partagent donc des savoirs qui ne sont pas à la disposition des autres participants, ce qui renforce la structure du dilogue.

Dans le service de pédiatrie, les soignants n’ont pas lu le dossier de soins avant la relève orale et n’y ont recours qu’en cas de problème ou de vérification spéciale. En revanche, ils ont sous les yeux un planning mural sur lequel est indiqué chaque malade, ses soins et leurs horaires; au contraire du fichier utilisé dans le service de chirurgie qui ne peut être consulté que par une seule personne, ce planning mural livre ainsi en accès partagé une information publique, discutable et vérifiable, ce qui permet à chacun des membres présents de vérifier ce qui est dit et de contextualiser les propos tenus.

Extrait 4: Service de pédiatrie

L’infirmière a préparé un gavage comme chaque soir pour un enfant en vue du repas du soir.

Lors de la relève, regardant les fiches situées dans le bas du planning mural, elle constate que

le gavage d’Arthur n’est indiqué que pour les lundi, mercredi, vendredi et dimanche. Il n’y aurait donc pas de gavage ce jour là:

1. I1: attends là\ je comprends pas pourquoi gavage y a pas écrit jeudi aussi\… lundi mercredi, vendredi et dimanche

2. I2: mais le gavage c’est tous les jours/ puisqu’on le fait rentrer\

3. I1: lundi mercredi vendredi et dimanche 4. I2: je sais pas

I1 va vérifier dans le dossier de soins, découvre une nouvelle prescription médicale et revient en faire part aux autres.

Du point de vue interlocutif on a donc dans les trois services une structure commune de base de dilogue à auditoire collectif avec un accès plus ou moins partagé aux sources écrites d’information et de contextualisation des échanges. Mais sur cette structure de base, le schéma de participation est très différent dans les trois services.

Focalisation collective

Dans les services de chirurgie et pédiatrie la focalisation au sens où l’entend Goffman comme «concentration unique de l’attention intellectuelle et visuelle officiellement admise, concentration que tous les participants à part entière contribuent à maintenir» (1974, p. 117), est unique et concerne l’ensemble des participants: on peut donc parler de focalisation collective sur l’activité de relève menée par les deux infirmières. Le caractère mono-activité implique que les présents dans la salle le soient au titre de leur participation à la relève;

ils ne sont pas autorisés à mener des activités concurrentes dans ce lieu et se doivent d’être attentifs, même à ce qui ne concerne pas leur secteur de travail, tous les membres de l’équipe devant être informés de ce qui se passe dans le service «à toutes fins utiles». Cette focalisation se manifeste par des dimen-sions participatives silencieuses et notamment la focalisation de l’attention qui est différente dans ces deux services du fait des artefacts cognitifs utilisés pendant la relève. L’accès restreint du fichier de planification à l’infirmière arrivante en chirurgie, conduit à une focalisation visuelle de l’ensemble des participants sur le couple infirmière partante infirmière arrivante. En pédiatrie au contraire, l’accès partagé au planning mural distribue l’attention visuelle des participants entre le dilogue infirmière partante et arrivante et le planning mural que ces deux infirmières regardent également.

Etat de parole ouvert, site multi-activités et foyer de focalisation sur la relève

Dans le service de médecine, le fait que la salle de soins reste multi-activités modifie radicalement le cadre participatif: la focalisation collective de

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l’attention disparaît au profit d’un état de parole ouvert. Les participants sont ratifiés pour leur activité dans ce site, mais la ratification pour la relève n’est requise impérativement que pour les deux infirmières partante et arrivante du secteur concerné. Quand il y a deux infirmières par secteur, la deuxième peut très bien ne pas y participer (elle aura droit à un bref compte-rendu après). Il en est de même pour les aides-soignantes et élèves. Ces dernières ne sont pas, de ce fait, dans l’obligation de maintenir une certaine absorption dans ce qui se dit, mais elles peuvent le faire aussi. On se trouve alors dans un site multi-activités, une situation de «co-présence non focalisée [...] où chacun vaque à ses occupations sous le regard des autres» (Grosjean, 1995, p. 33).

Ceci détermine un «état de parole ouvert», cohabitant avec une focalisation d’une partie variable des participants sur la relève, voire avec d’autres rassemblements sur d’autres questions. Les effets sur la relève sont patents:

c’est ainsi le polylogue polyfocalisé qui caractérise ce service.

Une hiérarchie des locuteurs

Même dans le cas de focalisation collective le cadre participatif n’est pas homogène. Les locuteurs n’ont pas la même légitimité au regard de leur droit à la parole: c’est l’infirmière partante responsable de son secteur qui est locuteur de plein droit, car elle possède les savoirs sur les malades et les situations; l’aide-soignante partante devrait l’être également mais elle n’intervient que dans certaines circonstances, nous le verrons plus loin.

L’infirmière arrivante responsable du même secteur est l’interlocuteur préférentiel de l’infirmière partante et ses interventions, le plus souvent réactives, sont également de plein droit. Sont également légitimes les infirmières et aides-soignantes qui ont participé plus ou moins occasionnellement au travail évoqué. Mais là encore il y a une hiérarchie, les aides-soignantes prennent moins la parole que les infirmières, nous verrons plus loin dans quelles circonstances. Tous les autres participants sont autorisés, mais leur intervention est improbable. Du côté des destinataires, ils le sont tous mais c’est l’infirmière arrivante qui est destinataire principale: c’est vers elle que les regards de l’infirmière partante sont tournés. En revanche, lorsqu’on est dans un site multi-activités avec un état de parole ouvert (médecine), l’intervention de n’importe quel participant est toujours possible;

nous verrons pourtant plus loin que l’activité de relève reste prioritaire pour les deux infirmières concernées, et de ce fait définit le cadre participatif dominant.

La structure de base est donc celle d’une situation de parole plurielle, avec une focalisation sur le thème de la relève autour de deux interlocuteurs

privilégiés directement adressés et fortement engagés dans un échange de nature dilogale. Le polylogue n’y est que potentiel et ce n’est qu’à certains moments qu’apparaissent des polylogues effectifs et focalisés. L’analyse des séquences où cette participation s’élargit laisse apparaître deux types princi-paux: des séquences brèves où le polylogue apparaît tantôt comme annexé, subordonné au dilogue pour le renforcer, tantôt comme perturbation à ce dilogue. Des séquences plus longues où il s’agit réellement d’un élargisse-ment effectif de la participation à l’activité de relève.