• Aucun résultat trouvé

La question de savoir si les traits de personnalité demeurent stables ou changent au cours de la vie est importante. D’abord, ces connaissances permettraient de mieux

ou d’infirmer certaines théories. Savoir si les traits sont stables ou changent au cours de la vie des individus est aussi important pour la société en général. En outre, cette question pourrait influencer les politiques sociales en matière de santé publique. Comme l’ont souligné Caspi et Roberts (1999), ces connaissances peuvent influencer le moment où l’on choisit

d’intervenir auprès des individus en difficulté d’adaptation. Si la personnalité change ou est plastique au cours de la vie, la société se devrait alors d’assurer la réhabilitation des individus seulement lorsque les problèmes apparaissent. Au contraire, si la personnalité demeure stable, la société devrait alors procurer des soins palliatifs précoces et à long terme. De fait, contrairement à une idée populaire préconçue, Costa et McCrae (1992b) notent que si la personnalité est stable, les thérapeutes peuvent jouer un rôle encore plus significatif puisque les gens ne seront pas portés à changer facilement vers une meilleure adaptation. Prenons l’exemple des comportements antisociaux (i.e., criminalité, consommation abusive de psychotropes, etc.) qui peuvent avoir des conséquences néfastes importantes pour l’individu, ses proches ou la société en général. Si le profil de personnalité se cristallise dès l’enfance et demeure ensuite stable, les efforts de la société devront être dirigés vers la prévention précoce afin d’atténuer ou d’altérer les prédispositions (i.e., traits) associées au développement des comportements antisociaux. Si le profil de personnalité se cristallise plutôt à l’âge adulte, ou s’il se développe de façon continue durant toute la vie, la société peut attendre l’apparition des difficultés et, à ce moment, intervenir pour altérer les prédispositions associées aux processus d’activation et d’aggravation des comportements antisociaux.

Lorsqu’on adopte une perspective développementale à propos des traits, il faut s’intéresser à différentes questions liées à leur continuité et leur changement. Les traits sont- ils vraiment stables au cours de la vie? Est-ce qu’ils changent davantage durant certaines périodes du développement? Si oui, changent-ils de façon négligeable ou importante? Y a-t-il des traits qui demeurent stables alors que d’autres changent? Quels sont les facteurs et

mécanismes qui influencent la continuité ou le changement? Toutes ces questions sont directement liées aux postulats de base de l’approche des traits dont nous avons parlé en détail. Est-ce que les expressions phénotypiques que sont les traits reflètent des dimensions génotypiques sous-jacentes qui sont stables ou qui changent au cours du développement? Est- ce que l’expérience doit être comprise en terme de processus dynamiques favorisant la

ce que les évaluations précoces de la personnalité peuvent prédire l’adaptation ultérieure et les trajectoires développementales? En plus des postulats de l’approche des traits, les réponses à ces questions sont influencées par les postulats métathéoriques adoptés par les chercheurs (Baltes et al., 1998; Lerner, 1997; Overton, 1998). Les postulats structuralistes amènent les chercheurs à proposer l’existence de prédispositions de base stables et un ordre invariant d’apparition des phénomènes développementaux. Les postulats fonctionnalistes orientent plutôt les chercheurs vers la recherche de processus de transformation et d’adaptation au cours de la vie. Les postulats mécanismiques amènent les chercheurs à s’intéresser aux chaînes causales, alors que les postulats organismiques, quant à eux, vont les orienter vers la recherche d’attributs plus ou moins en émergence et plus ou moins prévisibles. Évidemment, cette catégorisation simplifie beaucoup ces métathéories complexes. Il faut toutefois

comprendre qu’elles influencent les questions que se posent les chercheurs, mais aussi la façon dont ils conduisent leurs travaux de recherche et interprètent leurs résultats.

Kagan (1980) note que les chercheurs des sociétés industrialisées contemporaines favorisent surtout les notions de stabilité de la structure de la personnalité, le processus de continuité, et la connexion entre les périodes du développement. Ceci a mené plusieurs théoriciens à concevoir le développement en terme de stades qui augmentent en complexité et qui procèdent dans un ordre invariant où chaque stade possède des caractéristiques des stades précédents. Par exemple, plusieurs théoriciens d’orientation psychanalytique postulent l’existence de stades développementaux et maintiennent qu’après les premières années de vie, l’expérience ultérieure a peu d’effet sur la structure de base de la personnalité. Nous avons aussi mentionné plus tôt que, traditionnellement, les théoriciens des traits considèrent aussi qu’il existe des prédispositions intrinsèques qui sont stables au cours de la vie et qui sont peu influencées par l’expérience après l’adolescence.

Avant de faire un survol des différentes façons d’étudier la continuité de la

personnalité, une clarification terminologique s’impose. Puisque le domaine n’a certes pas atteint un consensus à cet égard, ces distinctions demeurent arbitraires, mais sont néanmoins partagées par plusieurs chercheurs du domaine (voir Caspi & Roberts, 1999). Trois termes sont souvent utilisés de façon interchangeable dans la littérature : continuité, stabilité et cohérence. Comme le note Block (2000), il est tout à fait déplorable de constater que le

même terme a souvent des significations fort différentes d’un chercheur à l’autre ou encore que différents termes ont en fait la même signification. Certains ont proposé la possibilité d’utiliser le terme stabilité pour la persistance des structures et des comportements et le terme continuité pour le maintien des processus (Kagan, 1980). Cependant, puisque la distinction entre structures et processus est très arbitraire et que ces concepts sont différents selon les perspectives théoriques, cela crée davantage de confusion (Caprara & Cervone, 2000). Quant à nous, à l’instar de Caspi et Roberts (1999, 2001), nous choisissons d’adopter le terme continuité, en spécifiant ses différentes formes. Le concept de stabilité est laissé de côté car il a tellement été galvaudé qu’il est difficile de faire l’unanimité en l’employant. De plus, contrairement au concept de stabilité qui implique une absence de changement, l’idée de continuité reconnaît que les individus peuvent se développer de façon dynamique. Le concept de cohérence, quant à lui, est aussi laissé de côté puisqu’il est généralement utilisé par les tenants de l’approche sociocognitive et réfère à la continuité des processus.

Au terme d’une recension de la documentation scientifique, Caspi et Roberts (1999, 2001) ont identifié cinq formes de continuité de la personnalité : continuité structurelle, continuité différentielle, continuité absolue, continuité centrée sur la personne ainsi que cohérence. Dans cette thèse, nous étudierons les quatre premières formes.

La première forme de continuité présentée par Caspi et Roberts (1999, 2001) est la continuité structurelle, aussi appelée continuité de l’échelle de mesure (i.e., « measurement scale »). Elle réfère à la persistance des interrelations entre les différents niveaux d’une structure hiérarchique de personnalité à différents âges. La continuité structurelle peut être estimée à l’aide de l’analyse factorielle confirmatoire afin de tester empiriquement si la direction et la magnitude des corrélations (ou des covariances) entre les items d’un

questionnaire et leurs traits respectifs ou entre les traits de premier ordre et les traits de haut ordre sont stables à différents âges. Une manière moins rigoureuse d’estimer la continuité structurelle serait de comparer les indices de cohérence interne des mêmes traits à différents âges. Cette première forme de continuité a été très peu étudiée. Ceci est étonnant puisque si les chercheurs ne peuvent postuler que les traits employés sont sur une même échelle de mesure psychométrique à travers le temps, les résultats des autres formes de continuité pourraient alors être affectés par un artefact de mesure. Malgré le manque d’études

empiriques, Costa et McCrae (1997) soutiennent que la structure de la personnalité demeure stable à travers le temps.

La deuxième forme est la continuité différentielle, aussi appelée continuité relative ou continuité de l’ordre relatif (i.e., « rank-order »). Elle réfère à la permanence des différences entre les individus dans le temps, c’est-à-dire au maintien de la position relative des individus au sein d’une population ou d’un échantillon dans le temps. Il s’agit du type de continuité le plus étudié et le plus courant dans le domaine. La continuité différentielle est estimée à l’aide de corrélations entre les scores des mêmes traits de personnalité pris à différents âges. Ce sont les résultats dérivés de cette forme de continuité qui ont surtout servi aux théoriciens et chercheurs pour appuyer le postulat de la stabilité des traits. De façon générale, les

différences entre les individus deviennent de plus en plus stables avec l’âge pour atteindre un plateau dans la soixantaine (Roberts & DelVecchio, 2000).

La troisième forme de continuité identifiée par Caspi et Roberts (1999, 2001) est la continuité absolue, aussi appelée continuité du niveau moyen (i.e., « mean-level ») ou continuité normative. Elle réfère à la continuité dans la quantité, c’est-à-dire au maintien du niveau moyen pour un trait de personnalité. Bien que, sur le plan conceptuel, la continuité absolue réfère au maintien du niveau moyen pour chaque individu séparément, elle est habituellement estimée par le biais de comparaisons des moyennes de groupe à l’aide d’analyses de variance à mesures répétées sur les scores des mêmes traits pris à différents âges. Cette forme de continuité a été un peu moins étudiée que la continuité différentielle, mais, comme nous le verrons dans le deuxième chapitre, plusieurs études longitudinales ont permis de relativiser le point de vue des chercheurs quant au postulat de la stabilité des traits. De façon générale, une maturation psychologique est observée de l’adolescence vers l’âge adulte et se poursuit jusqu’à la soixantaine avancée (Caspi & Roberts, 1999; Helson et al., 2002; Roberts et al., in press).

La quatrième forme de continuité identifiée par Caspi et Roberts (1999, 2001) est la continuité centrée sur la personne, aussi appelée continuité ipsative ou continuité

morphogénique. Les trois formes de continuité de la personnalité présentées ci-dessus sont estimées à l’aide d’indices statistiques caractérisant une population ou un échantillon. Au

contraire, la continuité centrée sur la personne, comme son nom l’indique, se centre sur l’individu plutôt que sur des indices agrégés d’un groupe total. Elle réfère à la continuité intra-individuelle d’une configuration de traits de personnalité à différents âges. Ainsi, alors que la continuité absolue examine le maintien du niveau moyen d’un trait pour tout un groupe, la continuité centrée sur la personne examine le niveau moyen de différents sous- groupes d’individus manifestant des trajectoires dans les traits qui sont qualitativement et quantitativement distinctes. Malgré sa pertinence, il est très étonnant de constater que, hormis l’étude classique de Block (1971), cette forme de continuité n’ait pas été étudiée.

Enfin, Caspi et Roberts (1999, 2001) identifient un cinquième type de continuité, la cohérence. Les quatre types de continuité présentés plus haut réfèrent tous à la continuité homotypique, c’est-à-dire le maintien de caractéristiques phénotypiques similaires à différents âges. Le concept de cohérence, quant à lui, élargit la définition de la continuité pour inclure la continuité hétérotypique, c’est-à-dire la continuité d’attributs génotypiques présumés sous- jacents à des attributs phénotypiques similaires, mais non identiques. L’enfant qui est très agressif et impulsif durant l’enfance et qui manifeste des conduites criminelles et de la violence conjugale à l’âge adulte est un exemple classique de cohérence.

Dans la présente thèse, quatre formes de continuité des traits de personnalité seront étudiées : continuité structurelle, continuité différentielle, continuité absolue et continuité centrée sur les personnes. La continuité structurelle, différentielle et absolue s’inscrivent dans une approche centrée sur les variables. La continuité centrée sur les personnes, comme son nom l’indique, s’inscrit dans une approche centrée sur les personnes. En conséquence, nous allons discuter du rationnel de ces deux grandes approches dans l’étude du développement de la personnalité.