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1:50 - 2:25 “Bonjour les esquimaux”

PER - hé monsieur ! Daniel le regarde bonjour monsieur ! il tire Daniel vers lui on se frotte le nez ?

Daniel recule

DAN - ɛ̃ ? “ hein ? ” PER - on se frotte le nez ?

Daniel avance un petit peu.

DAN -<catégorique> nɔ̃

Il détourne la tête vers la télé. Daniel regarde son père.

PER - le nez comme ça, juste comme ça.

Daniel se touche le nez , ouvre la bouche et étire son nez. Le père ferme les yeux, oscille de la tête, le nez toujours pointé en avant.

PER - on se frotte le nez ! <ton doux> viens là, viens, viens viens! il continue les mêmes gestes, tire Daniel vers lui. Non, mais viens ici! allez! frotte le nez!

Daniel touche son propre nez.

PER - non ! avec mon nez il montre son propre nez (le tapote avec l’index) avec le mien !

Daniel avance le bout du nez.

Le père frotte son nez contre celui de Daniel.

Daniel sourit, jette un coup d’oeil vers l’observateur puis regarde vers la télé.

PER - <ton très déclamatoire> bonjour ! les esquimaux !

Le père initie un nouveau jeu. Avec l'énoncé “ he Monsieur ” il crée un nouveau personnage. Au lieu de s'adresser à l'enfant depuis sa place d'adulte parlant à un enfant, il crée une situation “ d'égalité sociale ” grâce à cette appellation utilisée entre deux adultes non familiers. Le père a une attitude

ludique, mais ici sur le mode du “ faire semblant ” d'être des monsieurs. Or cette fois cela ne fonctionne pas, l'enfant ne suit pas le jeu. La proposition de se frotter le nez sans explication aucune entraîne une incompréhension totale de la part de l'enfant. On peut décomposer la prise de parole du père en quatre temps :

a) initiative du jeu comportant déjà une indication de mise en scène “ le monsieur ” avec la création de deux personnages messieurs ;

b) proposition de rencontre corporelle qui est en fait en code esquimau une rencontre sociale “ on se frotte le nez ” ;

c) mode d'emploi “ le nez comme ça, juste comme ça, on se frotte le nez ” ;

d) imposition qui passe par l'emploi d'une suite d'impératifs “viens là, viens, viens viens! non mais viens ici allez on frotte le nez, non avec (le/mon) nez, avec le mien” ;

e) l'enfant subit cette imposition et le père peut continuer à jouer son rôle dans le jeu puisque corporellement l'enfant suit ses instructions de mise en scène: “bonjour! les esquimaux bonjour les esquimaux!” mais il y a ici un mélange. Le père est à la fois un esquimau qui dit “bonjour” et le metteur en scène qui construit et décrit la scène en utilisant la référence avec article défini “ les esquimaux”.

Le père a donné le mode d'emploi corporel “le nez comme ça”, mais n'a pas expliqué la raison de cette activité. L'enfant ne comprend donc pas du tout ce dont il s'agit. La référence aux esquimaux n'a pas l'air de suffire à l'enfant car il n'y a pas “savoir partagé”. L'adulte ne “ se met pas à la place de l'enfant”, ne comprend pas qu'il puisse ne pas comprendre et reste fermement dans cette attitude. Daniel, d'abord légèrement décontenancé, se laisse ensuite guider vers la découverte proposée par son père.

Si classement possible il y a entre “ types de rencontre ”, cette séquence se situe dans le groupe des séquences où l'adulte initie le thème et engage son interlocuteur dans une recherche de consensualité, du moins au niveau de l’activité motrice, à l’aide de verbalisations. Celle-ci prend un certain temps avant d'aboutir,

mais prend forme (et le plaisir de l'enfant est évident) même si c'est pour un temps très bref.

On peut dire que dans un premier temps, l'adulte ne se met pas du tout à la place de l'enfant (par exemple ne manifeste pas qu'il s'interroge sur le sens que son intervention peut présenter pour Daniel, aussi bien quant à son sens littéral que quant à son pourquoi) et tout en cherchant à le faire accéder à une place de “grand”, il se place surtout dans une relation de proposition puis d'imposition d'un jeu, alors que le premier énoncé de la séquence, sous la forme d'une adresse adulte peut s'interpréter comme une tentative d'établir une relation symétrique “d'égal à égal”. Cette séquence se présente donc sous la forme d'une consensualité, sinon forcée du moins construite, où le père fait agir son enfant, plus que d'une connivence.

b) Absent-obscur pour le père

Séquence 3 2:25 - 2:35 "kak” ou la prise de distance instaurée par l'enfant

(immédiatement à la suite de la séquence qui vient d’être commentée). Corpus

DAN : kaka

Il regarde son père, tire le bras, se rapproche de lui avec un regard “ sérieux ”.

PER : caca ? qui est-ce qui a fait caca ? DAN : ma

PER : toi ?

DAN : wɛ <doucement>

Il revient un peu en arrière et regarde vers la gauche.

PER : c’est vrai ? on va se changer ? DAN : nɔ̃

PER : pourquoi ? DAN : əәvø pa ʃɑ̃je

PER : on va pas se changer? DAN : nɔ̃

PER : on va pas changer la couche? DAN : nɔ̃/ a pa la <très faible>

Léger mouvement des mains, vers le bas contre son corps et l’une contre l’autre.

Il s'agit d'une séquence que nous interprétons comme marquant l'opposition de l'enfant à ce qu'avait proposé le père dans la séquence précédente. Pour nous, l'enfant affirme sa subjectivité par un rejet face à l'attitude d'imposition de son père manifestée dans le “jeu” des esquimaux.

Daniel commence par se désengager du “jeu de salutations” à la façon esquimau:

- Dans un premier mouvement, il s'éloigne corporellement de son père en reculant tout en continuant à tenir l'index de son fils qu'il tient dans sa main depuis la séquence n° 2.

- Puis il produit un énoncé, sans lien de continuité avec ce qui précède: /kaka/. Cette initiative verbale, par le changement de thème avancé, se présente comme un interrupteur de la séquence précédente et comme l'ouverture d'une nouvelle séquence. Mais cette lexicalisation “isolée” ne se présente pas comme transparente à l'interlocuteur de Daniel qui interroge alors l'énonciateur de ce “message” sur son sens : d'abord, en reprenant le lexème avec une intonation de surprise, ensuite, en l'interprétant sur le mode de l'évènementiel (comme un évènement qui a (aurait) eu lieu), mais tout en questionnant l'identité de l'auteur d'un tel évènement et donc sa réalité: “caca? qui est-ce qui a fait caca?” question à laquelle l'enfant répond en se désignant bien comme l'auteur de cet évènement: /ma/. Mais l'incertitude du père persiste: “toi?”. Daniel, lui, maintient sa position, mais son /we/ de réponse est émis avec une intensité assez faible, qui donne à penser que l'évaluation (implicite) du père de cet évènement comme non réel, n'est pas sans fondement. En tout cas, il continue à exprimer son doute, cette fois-ci sur un mode explicite: “c'est vrai?”, puis propose une “résolution” du problème, en

demandant immédiatement après à son enfant: “on va se changer?”. L'irréalité de l'évènement semble se confirmer, car Daniel refuse très nettement d'être changé: « non ». Son père interroge le sens de ce refus: “pourquoi?” ce à quoi Daniel répond en s'opposant à la proposition de son père: /əәvø pa ʃãje/. La reprise du père: “on va pas se changer?” s'inscrit dans la continuité d'un certain étonnement et le maintien d'une recherche de consensualité, manifestée par le choix de “on se”, à laquelle Daniel répond à nouveau par un refus: /nɔ̃/. Son père, présente une nouvelle fois, sa proposition en en changeant légèrement la formule, puisque le pronom réfléchi "se" disparaît, alors que "la couche" apparaît en complément: “On va changer la couche?”. Cette modification ré-instaure une distance intersubjective, semble-t-il mais “ je” et “tu”, référant aux interlocuteurs restent rassemblés, fusionnés, avec le maintien du “on”. Un quatrième refus de Daniel /nɔ̃/, puis un cinquième inarticulé sont à nouveau suivis d'un “ pourquoi? ” du père auquel va succéder une autre initiative thématique de Daniel.

On a donc une interaction pour une part portée par le désaccord de l'enfant qui prend l'initiative du thème et s'oppose au projet du père mais où ce père, tout en proposant “une solution”, manifeste simultanément qu'il ne prend pas l'énoncé de Daniel véritablement au sérieux. En revanche, le père ne donne à aucun moment une interprétation du “ propos ” de Daniel comme un rejet ou une opposition à son égard. Si cette signification y était, rien ne permet de penser que le père l'a envisagée, et s'il l'a envisagée, il a choisi de n'en rien montrer.

Daniel a interrompu la séquence précédente par un “caca”, évoquant par cette prise de parole un objet présent/absent puisque l'ensemble de la séquence s'articule autour du caractère réel/irréel du “cac”. Par ses questions et ses propositions, le père renvoie alors à l'enfant une image de son énonciation comme non transparente et signe ainsi que comme tout énonciateur, Daniel peut verbaliser des énoncés dont son interlocuteur ne perçoit pas le pourquoi. L’interrogation du père restera d’ailleurs sans réponse puisque la séquence s’achève précisément sur un “pourquoi?” du père. On assiste ici à une situation inverse de celle que l'on trouve dans la séquence 2 (où c'est Daniel qui ne

comprend pas le but du jeu de son père) puisque c’est l'adulte qui se trouve ici en position d’énonciateur interrogeant ou demandeur. Ainsi Daniel, qui a initié cette séquence sur le mode de la rupture, se glisse dans deux positions discursives: celle de la réponse aux questions d’abord, du refus aux demandes ensuite. L’enfant “dépourvu” et cherchant de l’aide s’est ici “métamorphosé” en enfant manifestant que son désir ne correspond pas forcément à celui de l’adulte.

Dans cet extrait de corpus, quand le décalage est à l’initiative de l’enfant, il s’agit de la manifestation de son opposition. Le père n’arrive pas à s’ajuster, et l’enfant ne lui fournit pas non plus les moyens de le faire.

Conclusion

Dans cet échange entre un père et son fils, nous nous sommes intéressées aux stratégies co-énonciatives des deux interlocuteurs, à leur recherche de consensualité ou au maintien d’un “hiatus” entre eux. Nous avons pu montrer que décalages et ajustements entre Daniel et son père s'observent en fonction du degré de présence/absence de l'objet du discours, d'autant qu'ici cette présence/absence s'accompagne d'une plus ou moins grande transparence ou à l'inverse d'une plus ou moins grande opacité pour l’interlocuteur. Mais cette transparence ou cette opacité semblent également liées au rôle et à l'attitude adoptés par les co-énonciateurs :

- Quand le père prend et donne à l’enfant un rôle de pair en cherchant à abolir la dissymétrie qui caractérise les deux partenaires conversationnels, l'objet de discours est obscur pour l'enfant (jeu des esquimaux).

- Quand l'enfant s'oppose à son père de manière assez forte, et se pose en tant qu’énonciateur à part entière, responsable de ses énoncés et des contenus de pensée qu’ils contiennent, l'objet de discours, ou la motivation du discours, sont obscurs pour le père.

Ainsi, à partir de l’énoncé “caca”, le père cherche la verbalisation d’une réalité et n’a - peut-être - pas accès au symbolique (éventuel marquage de l’opposition de l’enfant au jeu des esquimaux). Dans le cas de la demande de “ voiture ”, il y a expression par l’enfant d’un désir. Son père répond avec son expérience de la réalité en dénigrant la relation entre l’enfant et l’objet de son désir mais ne répond pas à ce qui sous-tend ce désir (recherche de plaisir ? recherche de la mère absente ?). Dans les deux cas, il n’y a pas d’ajustement de la part du père, ce qui peut donner une image négative et peu constructive de leur relation (comme nous l’ont fait remarquer plusieurs collègues et étudiants à qui nous avons fait voir la cassette). Cependant, l’apport de la psychanalyse (Freud, 1925) nous permet de penser qu’il y a là un décalage constructif pour l’individuation de l’enfant. En effet, ce père, par les réactions qu’il présente aux énoncés de son fils, lui renvoie une représentation de leur différence et opère un partage entre “ le principe de réalité ” (“tu en as chaque fois marre de la voiture, tu ne peux pas vouloir la voiture”) et “le principe de plaisir” (“je veux la voiture”) ce qui fait comprendre que ses désirs et ses conflits lui sont propres. De même, dans le jeu des esquimaux, l’enfant fait l’expérience d’un écart (non résolu) entre sa représentation (non élucidée) et celle de son père. Le conflit de représentations joue un rôle décisif dans le développement psychologique de l’enfant, la conscience de sa différence, la mise en place d’un ego en opposition/comparaison à un “alter-ego”.

Ces décalages ne sont pas à interpréter comme des défauts de communication mais permettent d’instaurer une distance « suffisamment bonne » entre l’enfant et le monde. Ils sont bien sûr constructifs uniquement parce qu’ils alternent avec des moments d’ajustement où le père entend ce qui sous-tend le propos de son enfant et répond à ses désirs, ses angoisses (par du réconfort par exemple comme dans “mais elle va bientôt arriver”). Il faut donc qu’il y ait des moments de consensualité au départ, ou d’échanges manifestant une recherche de consensualité grâce à des ajustements, pour que les décalages jouent un rôle constructif.

Ce corpus de onze minutes est donc particulièrement riche car il nous a permis d’éclairer des stratégies co-énonciatives variées, et même opposées, traduisant des facettes différentes et complémentaires de la relation langagière et interpersonnelle entre Daniel et son père. Sans objectif aucun de généralisation à une caractérisation de l’interaction père/enfant, nous avons voulu montrer comment un parent et son enfant (ici un père et un fils) peuvent déployer un éventail aussi varié de relations interactives s’accompagnant de coïncidences mais aussi de décalages où la dimension affective joue un rôle aussi fondamental que les tentatives d’intercompréhension. Interroger l’homogénéité/hétérogénéité de ces relations nous semble de ce fait indispensable dans une description d’interactions parent/enfant.

Father or peer ?

Discrepancies and co-enunciative adjustments

ABSTRACT : In our dialogic and co-enunciative study of a conversation between a father and his son, we analyze the form their relationship takes in their verbal exchanges. We particularly focus on the enunciative status the speakers attribute to themselves and to each other.The images a father and a son have of each other are partly determined by their status as father and son. The relational mode constructed by those roles is not homogeneous. Indeed, in the extract under study, the diversity of the father’s attitudes is quite striking: he gives orders, permissions, soothes, challenges or plays with his son. We show that these various attitudes can be characterized in terms of discrepancies between the two speakers and that in some cases, the discrepancies are leveled out thanks to what we call co-enunciative adjustments.

KEYWORDS : Dialogue. Co-enunciation. Discrepancy. Adjustment . Father/child relationship.

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