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III. BLACK MIRROR SUSCITE LA PRODUCTION DE DISCOURS SUR LA SERIE ET SUR LES « NOUVELLES

TECHNOLOGIES

»

QUI

VIENNENT

LEGITIMER

-

OU

QUESTIONNER - SON EXISTENCE

En préambule de ce dernier mouvement, il est fascinant de constater à quel point

Black Mirror a trouvé un écho dans la société ces deux dernières années74. Simple

show télévisé produit de façon quasiment artisanale à ses débuts, via la société de production House of Tomorrow, la série semble avoir bénéficié de la force de frappe médiatique de Netflix qui en a racheté les droits en 2015 puis produit les saisons 3 et 4. Comme tout objet culturel en circulation (Jeanneret parle de « trivialité » pour décrire le caractère transformateur et créatif de la transmission et de la réécriture des êtres culturels à travers différents espaces sociaux75

), Black Mirror a engendré la production de commentaires et discours sociaux qu’il convient maintenant d’étudier. En effet, tout media est indissociable des postures de réception qu’il induit pour ses lecteurs ou spectateurs.

Nous commencerons donc par décrypter les ressorts de la réception presqu’unanime de la série dans les medias, avant de nous attacher à déconstruire la rhétorique de Netflix. Enfin, il conviendra de donner la parole à celles et ceux que gêne la critique opérée par Black Mirror des technologies de l’information et de la communication.

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a. Le discours presque univoquement élogieux des medias sur la série

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i. Une série qui ose questionner ce que tout le monde prend pour acquis : la notion de progrès technologique

On ne compte plus les titres d’articles vantant les bienfaits de Black Mirror et invitant ses lecteurs à se plonger de toute urgence dans le visionnage de la série : « 5 raisons pour lesquelles vous devez absolument regarder Black Mirror »76

, « Top 10 des raisons de mater Black Mirror de toute urgence, notre série préférée du monde »77

, ou encore « 3 bonnes raisons de regarder "Black Mirror" sur Netlfix »78

. Même si l’on peut questionner la spontanéité des journalistes et leur indépendance vis à vis de la campagne marketing lancée par Netflix pour promouvoir la troisième saison (les dates de ces articles coïncidant étrangement avec sa sortie), il faut noter la relative unanimité des critiques concernant la qualité de cette série. Comment expliquer un tel engouement ?

La première vertu vantée par les médias est la pédagogie dont fait preuve Black

Mirror, son efficacité narrative. C’est ce qui fait tenir à un journaliste de Vox les propos

suivants : « La beauté de Black Mirror réside dans son efficacité à nous faire

comprendre les mécanismes et la structure de chacune des technologies qui

constituent l’intrigue principale des épisodes »79.

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Si elle est en partie due à sa forme de fiction théorique et à sa filiation avec le design critique, cette qualité pédagogique n’est pas exclusive de la série par rapport à ses pairs. Qu’est ce qui alors lui assure l’unanimité des critiques et des medias ?

En réalité, plus que son caractère intrinsèquement pédagogue, c’est la volonté de ses auteurs de s’attaquer à la question du progrès technologique qui est vantée. Aux yeux du spectateur lambda comme pour le média Tech spécialisé, tout se passe comme si, englués dans notre époque, nous ne prenions pas le temps de réfléchir aux conséquences des innovations techniques qui sont quotidiennement mises sur le marché et adoptées par des utilisateurs fascinés par le concept même de nouveauté – entendue dans les trois sens que distingue Jeanneret au cours de sa réflexion sur les médias informatisés (nouveauté technique, sociale et médiatique80

).

Tel le philosophe qui s’extraie du monde contemporain pour penser le temps long,

Black Mirror donne à ses spectateurs de la matière pour réfléchir et analyser les

changements dont il est témoin au quotidien. C’est en ce sens qu’un utilisateur du forum Quora, qui se décrit lui même comme cinéphile, soucieux de décrypter la mécanique de la série, livre la réflexion suivante :

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La même idée est reprise dans nombre de médias en ligne, qui s’emparent de la série pour tirer un cri d’alarme sur le progrès technologique et les dérives liées à l’utilisation aveugle des « nouvelles technologies ». Pour n’en citer qu’un, le média Fast Company, dans un article dont le seul titre fait mention d’un « enfer digital », appuie la pertinence

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de Black Mirror de la manière suivante : « La série qui peint un futur sombre est

devenue, plus que jamais, un reflet de notre présent lugubre » 83 . Une telle formulation

parle bien plus de la situation actuelle, et son auteur ne se cache pas d’instrumentaliser la série pour dénoncer les travers de la société contemporaine. En témoigne le parallèle que le journaliste dresse ensuite abruptement entre l’enfer digital présenté dans les épisodes et le réel : « Le sentiment de peur ambiant que diffuse

Black Mirror dans ses épisodes au goût d’enfer digital repose sur l’idée d’être piégés éternellement sans issue aucune, incapable de maîtriser ce qui nous arrive, pas plus que d’en détourner le regard. L’année 2017 toute entière ressemble beaucoup à cela » 85

.

A un niveau plus microscopique, le commentaire des épisodes fournit également aux commentateurs une occasion de dénigrer certains traits de la société contemporaine. La journaliste Hannah Jane Parkinson profite ainsi d’un article co-écrit par « ceux pour qui la science-fiction est devenue réalité87 » sur le site de The Guardian pour dresser un parallèle entre la réalité pleine de faux semblants en couleur pastel de l’épisode

Nosedive et la nôtre : « L’univers dépeint ici est une bulle de foutaises, qui n’est pas

sans rappeler le nôtre » 88

. Outre l’effort de The Guardian pour convoquer des « experts » qualifiés pour dire ce qui relève de la science-fiction et ce qui est réel, on note une tendance assez répandue sur Internet à instrumentaliser la série pour livrer

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des commentaires sociétaux, tendance qui se cache puisque ces commentaires sont souvent présents dans les rubriques « culture » des sites - et non « société ».

Au-delà des partis pris forts à l’égard de notre utilisation actuelle des technologies de l’information et de la communication, il est intéressant de souligner que, plus que les idées véhiculées par la série, ce sont la démarche et l’intention de ses auteurs que vantent ces articles. La deuxième vertu de Black Mirror, selon ses partisans, est donc le courage et l’hétérodoxie dont font preuve ses créateurs – Charlie Brooker et Annabel Jones, désormais familiers des interviews dans lesquelles on leur demande d’expliquer leur démarche (pas moins de 210 000 résultats pour la recherche Google « charlie brooker annabel jones interview »89

). Dans chaque épisode, le binôme semble se parer d’une posture éditoriale qu’on pourrait verbaliser ainsi : « nous allons vous montrer ce que vous ne voulez pas voir dans votre utilisation des nouvelles technologies, par paresse intellectuelle, par habitude, par lâcheté ou parce que vos intérêts (économiques, politiques) vous en défendent ». C’est précisément cette audace qu’applaudissent les critiques élogieux de la série britannique.

Tout se passe comme si Black Mirror opérait à notre place la critique de notre rapport aux « nouvelles technologies ». Ce n’est pas autre chose que décrit la journaliste de Vulture, Kathryn VanArendonk, dans son article à charge contre la série : « On est

excusé de ne pas penser assez profondément aux conséquences du rôle que nous attribuons à la technologie puisque Black Mirror parvient déjà à dresser une

conclusion » 90. On comprend alors aisément, sans tomber dans la psychologie de

bas étage, en quoi le visionnage de la série peut servir à déculpabiliser ses spectateurs, en même temps qu’à gagner leur adhésion.

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Certains perçoivent même dans cette propriété de critique volontariste attachée à la série la cause du fait que la série dérange bon nombre de spectateurs : « Ou, peut-

être que le problème est précisément que Black Mirror nous montre que nous avons conscience de ce vers quoi nous nous dirigeons, et que cela nous rappelle que nous

ne nous efforçons pas assez vigoureusement d’infléchir le cours des choses » 92. Qu’on

l’aime ou qu’on la déteste, Black Mirror apparaît presque partout comme une série prophétique qui a le courage de montrer ce que personne ne veut vraiment voir, rappelant ainsi le rôle des philosophes iconoclastes, de Socrate à Nietzsche.

Enfin, comme tout objet culturel, l’appréciation de la série participe d’une construction sociale et sert de démarcation, suivant un schéma typiquement bourdieusien94

. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les commentaires, parfois violents, qu’on trouve sur les réseaux sociaux au sujet de Black Mirror ; l’ironie et le cynisme présents dans la série constituent en effet des armes revendiquées par ses adorateurs contre tous les autres, jugés incapables ou inaptes à apprécier le talent de ses auteurs. Aux yeux de certains, le simple fait d’apprécier la série serait un signe d’intelligence, comme l’illustre le tweet qui suit :

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Comme argument de prédilection des fans de la série, outre son cynisme, on retrouve celui de sa marginalité par rapport à ses pairs, qui au lieu de servir de pur divertissement, assume son statut de fiction théorique fournissant de la matière à penser. La plateforme Reddit contient à ce titre un thread entier intitulé « Pourquoi les gens apprécient Black Mirror ? » 95

, qui voit s’opposer deux catégories d’internautes - montrant en creux l’enjeu social que constitue le fait d’apprécier ou non la série.

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Au-delà des querelles infinies sur le degré d’intelligence que démontre le fait de prendre du plaisir à visionner Black Mirror, et qui atteste d’une instrumentalisation de la série à des fins personnelles, un autre attrait phare de la série tel que mis en avant dans le discours des medias réside dans son rapport quasi divinatoire au réel.

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ii. Une série qui excelle à anticiper les innovations technologiques futures et les dilemmes moraux qu’elles entrainent

Si en exergue de cette troisième partie, on listait les articles qui recensent les raisons de regarder Black Mirror, il est un type d’articles encore plus répandu sur la série : ceux qui comparent les innovations présentes dans la fiction à la réalité ou qui mesurent l’écart entre ces deux dernières. En voici quelques-uns à titre d’exemples : « Black Mirror : et si la série disait vrai ? »98

, « La série la plus angoissante, la plus crédible et la plus divinatoire »99

, ou encore « A quel point la technologie futuriste de Black Mirror est-elle réaliste ? »100 Notons d’ailleurs que parmi les raisons souvent avancées par les partisans de la série pour inciter leurs pairs à la regarder, figure celle de son caractère divinatoire. Ainsi, la troisième raison avancée par le média en ligne

High Snobiety est la suivante : « et elle peut prévoir le futur » 101

.

Pour les auteurs de ces articles, Black Mirror a une visée quasi prophétique, si bien que ses spectateurs ou commentateurs les plus aguerris auraient pu prévoir l’avènement de faits sociaux ou politiques. Parmi ceux les plus souvent cités, l’épisode de la saison 2 The Waldo Moment imagine l’avènement au pouvoir d’un avatar numérique grossier et démagogue, que certains ont comparé à l’élection de Trump en novembre 2016, et l’épisode inaugural de la série, The National Anthem dépeint la situation nationale de crise lorsque le premier ministre britannique est

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contraint par un terroriste d’avoir des rapports sexuels avec un cochon, et qui n’est pas sans rappeler le scandale sexuel qui a fait surface peu de temps après la diffusion de l’épisode au sujet du passé estudiantin de David Cameron. Dans la saison 3, l’épisode Nosedive et le modèle de société qu’il met en scène ont fait couler beaucoup d’encre, en particulier pour brandir la menace d’une société chinoise qui prendrait le tournant du scoring social – sur lequel nous reviendrons.

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Ce qui est intéressant, c’est que la liste de comparaison entre les créations scénaristiques de Black Mirror et la réalité n’est pas bornée ; ainsi, il est donné à tout spectateur curieux le loisir de percevoir dans son environnement des ponts infinis avec la série.

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C’est sur ce credo qu’a choisi d’opérer le compte Twitter @CkomBlackMirror intitulé « OnCrOiRaiTbLaCkMirroR ». La ligne éditoriale de ce compte consiste en effet à partager des tweets qui affublent à des faits ou rumeurs puisés dans le réel l’estampe de Black Mirror. Par exemple, il existe un nombre incommensurable de tweets mettant en perspective l’extinction des abeilles avec la création, comme dans l’épisode Hated in the Nation, de micro-drones prenant la forme d’abeilles et remplissant leur fonction – avant qu’un terroriste n’arrive à leur en assigner une autre, plus meurtrière.

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Les auteurs de la série reconnaissent eux-mêmes la capacité de cette dernière à s’approcher d’un réel en puissance. En expliquant à un journaliste qu’elle et Charlie Brooker doivent « garder une longueur d'avance sur les progrès de la technologie. Et

pousser un peu plus loin le curseur », la productrice Annabel Jones renforce

implicitement la croyance sociale dans le caractère prédictif de la série qu’elle produit. Charlie Brooker va plus loin, en faisant de l’adéquation entre ce qu’il imagine dans

Black Mirror et les évènements réels un critère d’évaluation de son travail : « si notre imagination et le réel se rejoignent quelques mois ou quelques années après, c'est

qu'on a bien bossé… »104.

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D’autant qu’il est crucial de remarquer que le fait de comparer à outrance tel événement du réel à ce qui était pressenti dans la série produit souvent des confusions, à cause des simplifications que cela entraine. C’est précisément cette attitude que tourne en dérision un journaliste du New Statesman dans un article à charge contre les raccourcis opérés par les médias au sujet de la comparaison de la société de notation ambiante imaginée dans l’épisode Nosedive et le système de

Social Credit Scoring mis en place en Chine. Il écrit les propos suivants :

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Pour l’auteur de l’article, il est abusif de comparer l’outil mis en place en Chine avec la technologie utilisée dans Nosedive parce que, s’il existe effectivement un système de notation alternatif pour aider les citoyens chinois qui n’ont pas d’historique bancaire à se constituer un « score » nécessaire pour obtenir un crédit, celui-ci n’est pas encore utilisé par les citoyens pour s’évaluer entre eux, et il n’a pas d’implications aussi structurelles que dans la série. Il faut donc prendre avec des pincettes ce qui est le fruit d’une comparaison très réductrice entre la série et certaines innovations technologiques mises en places dans des contextes sociaux qui ne gagnent jamais à être simplifiés.

Loin de produire via la fiction un simple commentaire de la réalité, Black Mirror anticiperait selon nombre de critiques les dilemmes technologiques de demain. C’est en tout cas ce qui nourrit sa popularité, le caractère prophétique qui lui est souvent

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attribué venant légitimer son existence. Qu’est-ce qui explique que la série soit perçue par ses défenseurs comme un objet « méta-sériel », son pouvoir allant bien au-delà de celui généralement attribué à un objet fictionnel ?

iii. Le recul manifesté par la série sur elle-même et la reconnaissance de sa méta-médialité

Par méta-médialité, on entend la capacité pour un objet médiatique de produire un discours critique sur les médias. Or, que fait Black Mirror si ce n’est critiquer notre façon de consommer les médias ? C’est en tout cas une telle posture qui est sous entendue dans la dernière phrase d’un article de TéléObs qui décrypte la série : « Le

genre de série télé qui vous fait regarder différemment… la télé »106.

Olivier Aïm, déjà cité à plusieurs reprises, va un peu plus loin dans l’analyse de la méta-médialité sans pour autant recourir à ce concept. Pour l’auteur, « "Black Mirror"

s’inscrit dans cette autre tradition anglaise qui consiste à aller voir "de l’autre côté du miroir" en faisant précisément du miroir son propre enjeu fictionnel et en mettant au centre de son spectacle le rapport violent et dévorateur que nous avons avec les

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