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Chapitre 2 : Baudelaire

2 Le rapport au vêtement

2.3 Baudelaire et l’argent

Jean-Paul Sartre a montré dans son essai à quel point le rapport que Baudelaire entretient avec l’argent est problématique80. Le poète voit cette dernière comme une monnaie d’échange et une manière de résoudre des conflits. « Quand on se brouille avec les gens, on les paye81. » Le commentaire de Baudelaire, tout en rappelant les aphorismes de Wilde, quelques années plus tard, illustre le côté utilitaire que l’argent a pour l’auteur.

Dans la gêne, Baudelaire, après son conseil judiciaire, doit emprunter de l’argent à ses proches pour s’adonner à son dandysme vestimentaire.

Pour lui, l’écriture est une nécessité et sa principale source de revenus. Criblé de dettes, il quantifie sa production littéraire en heures de travail et en francs :

[…] je n’ai jamais eu devant moi 30 francs, ce qui représente huit jours de travail. Devant de pareils faits, il n’y a point d’accusation possible. Il me suffit de douze jours pour achever quelque chose et le vendre. Si avec un sacrifice de 60 francs, ce qui

représente quinze jours de calme, tu obtiens de moi le plaisir de me voir à la fin du mois

te donner les preuves de trois livres vendus, ce qui représente au moins 1500 francs, et te remercier profondément, les regretteras-tu82 ? 

Baudelaire écrit pour gagner sa vie. Sa création doit à la fois être belle et esthétique, mais elle ne suffit pas à le soulager de ses dettes qui ne cessent de croître. « Je me trouve par une série de démarches, heureuses en même temps que malencontreuses, — en veine de gagner beaucoup en peu de temps, — mais pris par les dettes que tu sais, qui deviennent tous les jours plus honteuses. — J’ai à faire cinq feuilletons pour L’Esprit public […]83. » Baudelaire est conscient de sa situation précaire et de la difficulté qu’il éprouve à gérer le peu d’argent qu’il possède. Aussi essaie-t-il de s’imposer un rythme de travail pour maximiser ses heures de travail tout en minimisant l’augmentation de ses dettes personnelles. Il fait part à Madame

80 SARTRE, Jean-Paul. Baudelaire, Paris, Gallimard, Folio, 185 p.

81 BAUDELAIRE, Charles. Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec

la collaboration de Jean Ziegler, tome 1, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1973, p. 670.

82 BAUDELAIRE, Charles. Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec

la collaboration de Jean Ziegler, tome 1, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1973, p. 120.

83 BAUDELAIRE, Charles. Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec

Aupick de la volonté qu’il a de réformer sa situation par la mise en place de cet horaire de travail.

Je te promets de travailler incessamment, non seulement pour acquitter des dettes qui rendent ma situation ambiguë et pénible, mais aussi pour me créer un régulateur journalier qui diminue l’influence de toute la sottise et de la passion qui bouillonne toujours en nous. Je te promets de ne plus faire de dettes. Quant aux anciennes, elles seront dures à payer. Toutefois, c’est une œuvre possible84. 

Baudelaire prend son destin en mains et souhaite mettre en place des solutions concrètes pour alléger son fardeau financier. Il est conscient de la situation et souhaite y remédier tout en se montrant réaliste face à la difficulté que cette tâche représente. Toutefois, il éprouve des difficultés à gérer l’argent qu’il possède et n’est pas dupe face à la charge de travail nécessaire à l’acquittement de ses dettes. « […] je suis toujours le même, c’est-à-dire que je suis parfaitement convaincu que mes dettes seront payées, et que ma destinée s’accomplira glorieusement85. » Le dandy est un homme d’exception. La vision qu’il a de lui-même et de sa réalité financière n’est pas ancrée dans le réel. Cette lettre, qui fut écrite quelques semaines avant la décision de s’imposer une discipline de travail, fait état des conséquences de cette vision sur sa réalité. Les problèmes financiers de Baudelaire sont importants et l’empêchent, selon lui, de vivre de manière adéquate et de subvenir à ses besoins.

Aujourd’hui il est question pour moi, exactement des mêmes besoins que l’autre mois. OUI OU NON, puis-je m’habiller ? Je ne dirai pas : puis-je marcher dans les rues sans me faire regarder, je m’en moque, — mais dois-je me résigner à me coucher, et à rester couché faute de vêtements 86? 

On pourrait croire que l’embarras du poète atteint de tels sommets qu’il est incapable de s’offrir les vêtements qu’il lui faut pour sortir hors de chez lui, mais le passage de la lettre précédente peut être lu comme une manœuvre pour obtenir de l’argent. Au-delà de l’apparence et de l’effet produit sur autrui, l’homme derrière le dandy a peine à se vêtir.

84 Ibid,. p. 174. 85 Ibid., p. 155. 86 Ibid., p. 301.

Pour Marie-Christine Natta, essayiste et spécialiste du dandysme, la correspondance de Baudelaire n’est pas celle d’un dandy, car le poète s’y montre émotif, impulsif… et humain. Le dandy ne se révèle pas ainsi87. Il méprise le bonheur d’autrui qu’il considère comme facile et faux. « Vous êtes un homme heureux. Je vous plains, monsieur, d’être si facilement heureux. Faut-il qu’un homme soit tombé bas pour se croire heureux88! » Une émotion trop grande est une faiblesse, une perte de contrôle de soi et un retour à l’état de nature que le dandy exècre. Mais au-delà de cette peur de se révéler, le dandy baudelairien considère que ce bonheur n’en est pas un. Ces sentiments, comme tout son être, recherchent une complexité, une sophistication et ne peut, ni chez lui, ni chez les autres, souscrire à un bonheur d’occasion.

Pourtant, le dandy reste supérieur et n’est pas altruiste. Le centre de son univers reste sa personne et sa quête personnelle et esthétique à travers sa propre vie. Affichant un air de supériorité par rapport aux autres, Baudelaire refuse de changer sa manière d’être et de percevoir le monde, même lorsqu’il est dans l’embarras. « Aujourd’hui je veux être une exception. Qu’on décore tous les Français, excepté moi. Jamais je ne changerai mes mœurs ni mon style. Au lieu de la croix, on devrait me donner de l’argent, de l’argent, rien que de

l’argent89. » Encore une fois, le dandy est en quête de distinctions, d’unicité et de reconnaissance. Pourtant son besoin d’argent demeure, plus que jamais, il en est conscient, car il souhaite n’avoir que cela. Pourtant, il poursuit cette course à l’endettement insensée. Le sentiment d’exception rend ce rapport conflictuel avec tout argent possible. Nous y reviendrons plus tard dans le dernier chapitre de cette rédaction où nous comparerons le dandysme des deux auteurs.

Il est incapable de s’offrir ce qu’il désire en matière de vêtements. Il se réfugie alors dans son travail créateur et dans son œuvre poétique. « […] je ne travaille jamais qu’entre une saisie et

87 NATTA, Marie-Christine. La grandeur sans convictions, essai sur le dandysme, Paris, Éditions le

félin, 1991, p. 130.

88 BAUDELAIRE, Charles. « Lettre à Jules Janin », Œuvres complètes, Paris, Bouquins/Robert

Laffont, 1995, p. 570.

89 BAUDELAIRE, Charles. Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec

une querelle, une querelle et une saisie90. » Il travaille constamment sous la menace de ses créanciers, ce qu’il met en forme d’ailleurs dans ses poèmes en prose.