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La seconde grande différence entre le Brésil et la France, vis-à-vis de l’application de la théorie de l’imprévision aux contrats de concession de service public, concerne les conséquences susceptibles d’être tirées de sa caractérisation dans un cas concret.

Comme on l’a vu pour ce qui concerne la France, une fois que ces conditions d’application se trouvent remplies, le cocontractant privé de l’administration aura le droit à une indemnisation partielle de nature extracontractuelle sans pour autant donner lieu à une cause de résiliation du contrat de concession. Cependant, au Brésil, le cocontractant privé acquiert automatiquement un droit subjectif à la modification bilatérale du contrat avec le                                                                                                                

 

196 « Em outras palavras, além dos fatos a si imputáveis, o Estado assume também riscos pelos fatos

imprevisíveis que não possam ser imputáveis a nenhuma das partes ». ARAGÃO, Alexandre Santos de. Curso de Direito Administrativo. Rio de Janeiro : Forense, 2012, pp. 341 et ss.

197 DI PIETRO, Maria Sylvia Zanella. Direito Administrativo. São Paulo : Atlas, 2014, p. 296. Dans le même

sens : CUNHA, Thadeu Andrade da. A Teoria da Imprevisão e os Contratos Administrativos. In : Revista de Direito Administrativo, Rio de Janeiro, 201 : pp. 35-44, jul./sept. 1995.

droit à une indemnisation intégrale pour les pertes subies. Néanmoins, si les parties n’arrivent pas à s’accorder quant aux nouveaux termes du contrat ou si l’événement imprévisible est de nature telle qu’il empêche l’exécution de l’accord, le contrat de concession de service public pourra être résilié sans pour autant que cela soit considéré comme une faute du cocontractant privé.

Même si le droit brésilien accepte la résiliation du contrat en cas d’imprévision, les juristes utilisent expressément la doctrine française relative au bouleversement définitif du contrat pour le justifier sans pour autant en tirer les mêmes conséquences. Alexandre Aragão, par exemple, soutient qu’une fois constatée l’apparition d’une circonstance imprévue, il serait « préférable » de garder le contrat et seulement de le modifier pour tenir compte des implications économiques inhérentes. Néanmoins, dans les cas d’un empêchement total l’accord pourra être résilié. D’après cet auteur, dans de tels cas il arrive « ce que la doctrine

appelle le « bouleversement définitif du contrat », en citant expressément André de

Laubadère dans son Traité théorique et pratique des contrats administratifs.198

Finalement, selon nous, l’une des questions les plus intéressantes à comparer entre le système de droit public français et brésilien concerne le concept de risque adopté par chacun de ces pays. Même si les deux pays ont adopté le critère de distinction des contrats de concession de service public comme étant le transfert des risques et périls au concessionnaire, une différence dans l’approche de ce que signifie le terme « risque » conduira inexorablement à une différence dans l’interprétation des critères d’application de la théorie de l’imprévision.

En réalité, il s’avère que le droit français adopte une conception du risque qui, pour les économistes, signifie plutôt une incertitude radicale, ce qui conduit naturellement à la limitation de la possibilité d’invoquer l’imprévision dans les cas où les parties font face à une « incertitude radicale » (v. supra). Le droit brésilien, par contre, a adopté la conception économique du terme risque, plus étroite (c’est-à-dire un événement futur déterminable), ce qui conduit à la possibilité de justifier le rééquilibrage économique du contrat lorsque les parties font face à un simple imprévu.

                                                                                                                 

198 « Nesses casos dá-se o que a doutrina denomina de desequilíbrio econômico financeiro definitivo do

contrato (bouleversement définitif du contrat – cf. André de Laubadère, Traité théorique et pratique des contrats administratifs, Paris: LGDJ, 1956, t. II, p. 58 a 60 ». Cf. ARAGÃO, Alexandre Santos de. Curso de Direito Administrativo. Rio de Janeiro : Forense, 2012, pp. 342 et ss. Dans ce même sens, v. JUSTEN FILHO, Marçal. Comentários às Leis de Licitações e contratos administrativos. São Paulo: Dialética, 2002, p. 546 e 547.

C

HAPITRE

2.D

ES FONDEMENTS JURIDIQUES DIFFERENTS

En dernier lieu, on s’intéressera aux raisons pour lesquelles la théorie de l’imprévision dans les contrats de concession de service public possède une applicabilité divergente en France et au Brésil. Selon nous, cette différence s’explique par l’adoption de fondements juridiques distincts. Tandis qu’en France la justification majeure de la théorie de l’imprévision est la continuité du service public, cet argument reste en arrière-plan au Brésil (SECTION 1). En réalité, la justification majeure de la théorie de l’imprévision brésilienne réside dans la protection de la propriété privée (SECTION 2).

SECTION 1. La justification majeure en France : la continuité du service public

Ce qui justifie l’étendue et les effets de la théorie de l’imprévision dans les contrats de concession de service public en France est encore aujourd’hui la continuité du service public (A). Cela ne signifie pas pour autant que d’autres arguments secondaires n’existent pas en droit positif (B).

A. La continuité du service public comme justification majeure

Comme on le sait, la théorie de l’imprévision est apparue à partir d’un litige fondé sur un contrat de concession de service public. Pour Ludivine Clouzot, « en raison de cette

apparition contextuelle, le lien entre l'imprévision, la nature des contrats concernés en 1916 et leur objet a été rapidement établi, constituant le pivot de l'analyse de la théorie ». 199 Le

fait que cette théorie ait été appliquée en premier lieu à un contrat de concession a eu de nombreuses conséquences au niveau de son analyse doctrinale, c’est-à-dire qu’une grande partie de la doctrine raisonne en effet à partir du contrat de concession de service public, ce qui l’a conduit à assimiler le principe de continuité du service public au fondement juridique essentiel de la théorie de l'imprévision200.

                                                                                                                 

199 CLOUZOT, Ludivine. La théorie de l’imprévision en droit des contrats administratifs : une improbable

désuétude. RFDA, p. 937, 2010.

200 V. notamment BÉNOIT, Francis-Paul. Le droit administratif français. n˚ 119 ; LAUBADÈRE, André de,

MODERNE, Franck et DELVOLVÉ, Pierre. Traité de droit des contrats administratifs. LGDJ, 1984, t. 2, n˚ 1332 ; CHAPUS, Réné. Droit administratif général, t. 1, 15e éd, 2001, n˚ 1385 ; GAJA.

Néanmoins, lorsque le Conseil d’État a admis une application de la théorie de l’imprévision élargie à d'autres contrats que la concession de service public, le juge a déclenché un débat consistant à lui reconnaître une justification plus large que celle tirée de la continuité du service public. Dès lors, cette évolution a contribué à semer le trouble quant à la nature de l'instrument et à la fonction corrélativement remplie par la théorie de l'imprévision.201

La question qui se pose à ce stade est celle de savoir si son développement jurisprudentiel ultérieur, avec notamment l’élargissement de son champ d’application, a démenti la justification de l'imprévision limitée au seul argument de la continuité du service public. Il convient de noter qu’il ne s’agira pas ici de faire un jugement de valeur quant au choix de tel ou tel argument, mais simplement de mettre en avant les raisons derrière les explications doctrinales de la théorie de l’imprévision et, surtout, ce qui a guidé l’application de la théorie de l’imprévision par le Conseil d’État jusqu’à nos jours, pour ensuite en tirer les conséquences. Pour ce faire, nous allons d’abord faire un rappel du principe de la continuité du service public en droit interne (a) pour ensuite expliquer comment ce principe est utilisé comme fondement de la théorie de l’imprévision (b).