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Ayache et Stamford…

Dans le document Le feu sous la cendre, Christian Saubion (Page 150-200)

ôpital Robert Debré Reims-Lundi 3 mai 1982-16h30.

Le coupé Mercedes 300SL du Docteur Ibrahim Ayache passe lentement le poste de garde de l’hôpital Robert Debré. Il répond d’un petit signe de main distrait au gardien qui le salue en levant la barrière et engage lentement le véhicule sur la petite route qui le dépose au parking du personnel. Tout le monde connaît le cabriolet Mercédès du Docteur Ayache, et bien que celui-ci s’en défende d’ordinaire, la déférence des autres à son égard lui fait plutôt plaisir. Pour lui, les grosses et belles voitures font partie intégrante de la panoplie habituelle du médecin qui a réussi. Et lorsqu’il regarde en arrière dans le rétroviseur de son existence, il n’est pas mécontent de constater que oui, il a bien négocié sa vie. Naître fils de supplétif de l’armée française au milieu des sables du Sahara pour se retrouver parqué durant des années dans un camp de harkis planté au milieu de nulle part n’est pas spécialement un bon départ dans la vie. De plus ça n’a pas toujours été facile à vivre. Seul l’amour de ses parents et sa grande intelligence l’avaient sauvé de la délinquance et probablement de la prison et de la misère. Quelques rencontres aussi, des coups de pouce du destin comme cette rencontre improbable avec Amos Stamford par exemple. Dieu seul sait ce qu’il serait advenu de lui s’il n’avait pas rencontré cet homme à une époque charnière de son existence, à un moment où la vie lui posait plus de questions qu’elle ne lui apportait de réponses, un tournant essentiel qui avait failli l'envoyer droit dans le mur tant son quotidien lui était devenu insupportable et son avenir quasiment illisible.

Après avoir actionné la porte automatique, le coupé Mercédès s'engouffre dans le parking souterrain de la résidence de la rue Buirette où il habite. Il est bientôt neuf heures du matin et ça fait deux nuits de suite qu’il est de garde. Il se sent vanné comme chaque fois qu’il se tape 48 heures non-stop. Anne Sophie, sa jeune compagne du moment, brillante étudiante de cinquième année était déjà partie rejoindre ses compagnons de jeu à la fac de médecine et ne rentrerait sûrement pas de bonne heure. Ça lui laissait quelques heures pour récupérer. Il prend un rapide petit déjeuner, puis, sans même passer par la salle de bain règle le radio réveil sur 16 heures ,s’effondre sur le lit et finit par s’endormir comme une masse à peine la tête posée sur l'oreiller. Dans ce cas précis, même les trompettes du jugement dernier n’arriveront pas à le réveiller. Le carillon annonçant le flash d’Europe n°1 met quelques temps avant de parvenir jusqu’à son cerveau et réussit, non sans peine, à lui faire ouvrir les yeux. Ibrahim Ayache jette un regard furieux au radio réveil. Quinze heures trente un peu passées. Les flots qui giclent en flot continu de l’engin n’ont généralement pas un effet bénéfique sur son moral. Pour lui cet engin reste juste une machine infernale bonne à débiter des conneries, l’organe du pouvoir en place censé rassurer le petit peuple afin qu’il puisse allez au boulot sans avoir à se poser trop de questions. « Dormez, bonnes gens, nous veillons

sur vous.» Du pain et des jeux, voilà ce que réclament à cors et à cris, le reste n'étant que

littérature indigeste.

D'un naturel plutôt calme et pondéré, c'est typiquement ce genre de pensées néfastes qui déclenchent habituellement chez lui des accès de rage incontrôlés. Ce matin il se sent particulièrement sur les nerfs et les quelques heures de sommeil volées n'ont rien arrangé. Il lui faut faire un effort particulièrement violent sur lui-même pour refréner une envie irrépressible de balancer le bazar contre le mur. La voix nasillarde qui sort de la boite de bakélite continue : « Flash spécial. On apprend à l’instant même qu’une fusillade a éclaté

dans une petite bourgade de l’Aisne, à quelques kilomètres au nord de Reims.» Ibrahim

Ayache cette fois tend l’oreille et allonge le bras jusque l’appareil pour augmenter le volume du son. La voix désincarnée du journaliste poursuit : « d’après notre correspondant local

arrivé rapidement sur les lieux, il était approximativement 10 heures trente ce matin lorsqu’un individu a ouvert le feu sur les gendarmes en train de l’interroger. Le drame s’est déroulé dans les locaux de la brigade de gendarmerie de Berry au Bac située sur la nationale 44 à mi-chemin entre Reims et Laon. Il semblerait que l’individu, inconnu jusqu’à ce jour des services de police et dont le nom n’a pas été révélé, se soit présenté de son plein gré, répondant en cela à une convocation dans le cadre d’une affaire de délit routier. On apprend de sources proches de cette même enquête que trois gendarmes au moins auraient été blessés plus ou moins grièvement au cours de la bagarre qui a déclenché la fusillade. L’individu aurait été grièvement blessé durant l’échange de coups de feu qui l’a opposé aux forces de l’ordre et emmené au CHRU de Reims. Le préfet de région Antoine Betancourt ainsi que le juge Cazeneuve qui a immédiatement été chargé du dossier se sont refusés à toute déclaration, insistant simplement sur le fait que l’enquête suivra son cours et que toute la lumière sera faite sur cette tragédie.» S’ensuivait le bla-bla habituel des journalistes de

radio habitués à vendre du temps d’antenne au kilomètre. Puis le journaliste déclina la météo de la journée avant d’annoncer une page de pub. Le Docteur Ayache se lève d’un bond pour se précipiter nu comme un ver dans la salle de bain. Il ouvre à fond les robinets d’un geste rapide, puis, en attendant que la baignoire se remplisse il fonce vers le téléphone pour appeler sa secrétaire. « Christine ? C’est moi. Vous savez quelque chose au sujet de la fusillade de ce matin ?

- Oui docteur, on nous a amené un blessé par balle ce matin vers 12 heures. Il a été réceptionné à 12 heures 15 puis dirigé directement en chirurgie. Attendez, je consulte mon écran… Voilà… La victime est actuellement en soins intensifs.

- Son nom ?

- … Je regarde… voilà : Stamford Amos…voulez-vous que j’essaie de me renseigner pour savoir où ils en sont? ?

- Non, c’est bon j’arrive. Et les gendarmes blessés ?

- Apparemment rien de bien sérieux. Ils ont été soignés sur place par le Samu.

- Hospitalisés ?

- Même pas. »

De vrais guerriers pense le Docteur Ayache après avoir raccroché en se souvenant que

Stamford lui avait parlé la dernière fois qu’ils s’étaient vus et que le nom de Corbeny était revenu plusieurs fois dans la conversation. Très inquiet, il retourne dans la salle de bain pour fermer juste à temps les robinets. Distraitement, il ouvre un peu la bonde pour évacuer le trop plein avant de se glisser dans l’eau. La vapeur qui remplit la salle de bain fait naître des rigoles courant partout sur les surfaces vitrées, rendant l’air pratiquement irrespirable. Quelques minutes plus tard il descend l'escalier menant aux parkings en ignorant volontairement l'ascenseur et s'engouffre dans la Mercédès pour prendre la direction de l’hôpital. Si Amos Stamford avait besoin de lui il valait mieux qu’il soit présent sur place. Malgré les circonstances, le Docteur Ibrahim Ayache ne peut s’empêcher de réprimer un sourire de satisfaction comme chaque fois qu’il gare le luxueux coupé Mercédès sur la place de parking qui lui est réservée devant le petit panonceau de bois portant son nom. Docteur

Ayache écrit en toute lettre. Si ça ce n’est pas de la réussite sociale, mon cul c’est du couscous, ricane une petite voix dans sa tête. Si sa vie amoureuse laissait parfois à désirer, du

moins jusqu’à ce jour, il n’avait pourtant jamais douté de son avenir professionnel. Si seulement son père avait pu voir ça. Machinalement, il éteint les phares, coupe le moteur et descend rapidement de la voiture.

Il suit à présent l’enfilade de couloirs qui mène au service des soins intensifs de l’hôpital. Il est presque 17 heures 30 et c’est le grand rush de cette fin d’après-midi. Il doit slalomer entre les chariots de soins des infirmières, les aides-soignantes qui distribuent les repas et les visiteurs qui commencent à évacuer les lieux au compte-goutte.

« Bonjour Laurence. » Laurence Perrin, une jolie jeune femme d’une quarantaine d’année qui officie comme infirmière-chef depuis bientôt cinq ans au service des soins intensifs se retourne d’un bloc, surprise et visiblement ravie de la présence d’Ibrahim Ayache dans ses murs.

- Docteur Ayache, minaude-t-elle, quel bon vent vous amène ? - Je viens voir un de vos patients.

- Il se nomme comment ? », elle lui demande en consultant son fichier mural rempli de fiches de couleurs. « Amos Stamford.

- Amos Stamford… voila… chambre 213… blessure par balle. Heure d’admission 12 heures 25. Opéré par le professeur Marchand dans la foulée et sortie de la salle de réveil il y a une demi-heure.

- Vous savez si je peux le voir ?

- Ça me parait difficile. Toutes les visites sont interdites et ils ont placé un fonctionnaire de police devant la porte de la chambre.

- Zut, fait Ayache déçu… Et il n’y a vraiment pas moyen ?

- Vous voulez dire sans que j’y laisse ma place ? Non. » L’air dépité du Docteur Ayache lui fait comme un pincement au cœur. Divorcée depuis quelques années, il est de notoriété publique que la belle cherche à son connard d’ex-mari un remplaçant. Jeune femme pleine d’allant et d’ambition, elle en a un peu marre d’être placée depuis trop longtemps à son goût tout en bas de la liste d’attente des infirmières « cherchant beau médecin bien sous tous

rapports ». Au contraire de son ex, elle n’est pas raciste pour deux sous et ça fait un petit

moment déjà qu’elle lorgne vers le Docteur Ayache, à tel point qu’elle a pensé plusieurs fois à demander sa mutation au service des urgences. Et là, pense-t-elle, l’occasion est trop belle de marquer des points. Elle semble réfléchir un instant avant de lui dire en prenant des airs de conspiratrice : « Il y a peut-être un moyen.

- Dites toujours, je suis preneur.

- Tachez de revenir demain soir vers 22 heures. Le professeur Marchand est en séminaire jusque la semaine prochaine et c’est moi qui assure la première partie de nuit. Venez avec une blouse blanche. Je vous donnerais son badge et vous agirez comme si vous faisiez une visite de routine. Si le garde vous demande quoi que ce soit vous direz que vous venez pour effectuer les contrôles habituels. Ça ne devrait pas poser de problème. Après tout vous êtes aussi médecin dans cet hôpital, non ?

- Comment pourrais-je vous remercier ?

- En m’envoyant des fleurs ou en m’invitant à la cafétéria… ou les deux.

- Bon, je peux vous demander de faire une dernière chose pour moi, fait le docteur en feignant de ne pas comprendre l’appel du pied pourtant évident de la jolie Laurence, après c’est promis, je disparais de votre vie.

- Il n’en est pas question… je vous ai, je vous garde, elle lui répond en se rapprochant encore un peu. Et c’est quoi cette dernière chose ?

- Je voudrais que vous disiez à mon ami que je pense à lui et que je viendrai le voir demain soir. Tout cela le plus discrètement possible bien entendu.

- Bien entendu. Mais pour le coup je ne me contenterai plus de la cafeteria. - La coupole alors ? Ou le Florence ?

- Eh bien c’est entendu, nous en reparlerons. A demain donc… Toi tu es programmé pour

finir dans mon plumard, sourit intérieurement Laurence Perrin en regardant s’éloigner la

silhouette du Docteur Ibrahim Ayache, et le plus tôt sera le mieux.

Le lendemain à l’heure convenue le Docteur Ayache pousse la porte de la chambre 213. Le jeune policier en tenue, avachi sur une chaise en rotin le regarde entrer en lui jetant un regard bovin par-dessus l’Equipe avec l’air indifférent du mec qui se fout royalement du tiers comme du quart. Elle est belle la police nationale, pense malgré lui le docteur en referment doucement la porte derrière lui. La chambre est plongée dans une demi-pénombre. Stamford, quoique branché de partout aux monitorings de contrôle est parfaitement conscient lorsqu’il le regarde s’approcher. Il lui sourit, visiblement heureux de retrouver un visage ami. « Monsieur Stamford, fait Ayache en lui serrant chaleureusement la main, comment vous sentez-vous ?

- Comme quelqu’un qui s’est pris un pruneau de.7.65 dans le buffet, ironise Stamford, mais à part ça, pas de problème, tout baigne.

- Vous avez eu mon message ?

- Oui, et je ne sais pas ce que vous avez promis à l’infirmière, mais elle a l’air de vous avoir à la bonne.

- Sûrement mon charme naturel… bon, pas trop fatigué ? lui demande Ayache tout en consultant tour à tour la courbe de température et les écrans de contrôle. Que s’est-il passé, racontez-moi ? » Amos Stamford lui raconte les évènements du matin en concluant quelques instants après : « bref, je suis tombé dans un véritable guet-apens. J’ai trop sous-estimé les flics, surtout le dénommé Kieffer et son adjoint. Ils semblent être au courant de pas mal de chose ces deux-là. Malins comme des singes.

- Vous croyez que Vasseur a parlé ?

- C’est plus que probable et c'est sûrement ça qui a fait exploser ma couverture, ce qui ne m’arrange pas vraiment. Vous savez s’il est encore ici ?

- Vous voulez parler de Vasseur ? Aux dernières nouvelles il est toujours en psychiatrie, mais plus pour bien longtemps. Dès qu’ils le jugeront apte ils le feront sortir, ce n'est qu'une histoire de quelques jours.

- Pour aller où ?

- D'après les bruits qui courent l'enquête marque le pas et personne n’ayant rien contre lui, il est libre d’aller où bon lui semble.

- Il y a deux jours j’ai rencontré Big John Raientonni, fait Stamford en occultant soigneusement son escapade chez Mathias Debacker dont Ayache ignore l'existence, vous voyez de qui je veux parler ?

- Oui, je me rappelle avoir traité son dossier. Mais pourquoi traine-t-il dans le coin ?

- Il est plus que déterminé que jamais à retrouver Vasseur et pas seulement pour l’embrasser sur la bouche. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne déboule par ici. A nous de faire ce qu’il faut pour l’en empêcher.

- Nous étions dans un parc à deux pas des Champs Elysées. J’aurais certes pu le flinguer sur place, mais je me suis dit que ce n’était pas une bonne idée.

- Pourquoi ? Vous teniez une bonne occasion de lui régler définitivement son compte.

- Ce qui n'aurait strictement rien changé car il n'est pas venu seul. On sait maintenant de façon certaine qu’il veut la peau de Vasseur. Si on tue Raientonni on ne fera que gagner du temps. D’autres suivront, qu’on mettra trop de temps à repérer et on repartira à la case départ. A présent qu’on a identifié Big John, à nous de tout faire pour protéger Vasseur. - Plus facile à dire qu’à faire, répond Ayache en se grattant le menton, il est surveillé 24 heures sur 24 et je me suis renseigné, ils ont mis un garde devant sa porte. Ça va être délicat de l'exfiltrer sans casse.

- Nous n'avons pas le choix, il faut nous faire sortir d’ici Vasseur et moi et le plus vite sera le mieux.

- Vous n’y pensez pas, fait le docteur Ayache en levant les bras au ciel, c’est de la folie. Pour Vasseur on peut toujours tenter le coup mais pour vous il n’en est pas question. Vous avez été opéré il n’y a pas six heures et vous voulez déjà sortir ? Sans compter que vous oubliez le flic qui campe lui aussi devant votre porte.

- Pour le flic j’en fais mon affaire, mais pour le reste où est le problème ? Vous êtes toubib, non ? Alors vous me trouvez un truc pour m’éviter de souffrir et on se tire d’ici.

- Je vous répète que c’est de la folie. Les risques de complications sont énormes et… -… Et j’en prends la responsabilité…

- Vous voyez ça de votre rue. Si vous pensez que je peux quitter le service comme ça.

- Pas de panique…Demain-matin vous appellerez le service du personnel pour leur dire que votre grand’mère qui vivait au bled vient de mourir et que vous vous absentez une dizaine de jours.

- Je n’ai plus personne au bled depuis fort longtemps, Monsieur Stamford.

- Ils ne sont pas censés le savoir et puis démerdez-vous, racontez ce que vous voulez ce n’est pas mon problème. » Au comble de l’énervement, le Docteur Ayache arpente la petite chambre de long en large, en prise à des pensées contradictoires. D’un côté il a le devoir moral d’aider Stamford, de l’autre il risque la taule et sûrement bien plus que ça s'il est prouvé qu'il est pour quelque chose dans son évasion du CHRU. Est-il vraiment prêt à aller jusqu’au bout de cette aventure qui le mène droit dans le mur au nom de l’amitié qui le lie à l’homme couché devant lui ?

- Ecoutez-moi bien, fait Stamford conscient de la tempête qui souffle sous le crâne de son protégé, des coups durs ce n’est pas le premier qu’on aura vécu ensemble, mais c’est sûrement le plus grave et le plus important aussi. Nous n’avons pas le droit d’échouer. Alors il faut vous secouer, j’ai besoin de vous.

- D’accord, je vous aide. Et après ?

- Voici comment je vois les choses, lui répond Stamford soulagé de voir que ses paroles ont porté… Premièrement il faut me dire exactement où se trouve Vasseur. Ça c’est votre premier boulot et de loin le plus facile. Demain vous assurez votre service comme prévu. N’oubliez pas de poser vos huit jours d’absence. Vous viendrez me chercher demain à minuit précises avec des fringues et une tenue d'infirmier. Il faudra aussi me trouver une bagnole que vous déposerez sur le parking extérieur réservé aux visiteurs. Ensuite vous rentrez chez vous et vous attendez mon coup de fil. Je m’occupe du reste.

- Je suis heureux de connaître votre plan, mais ce n’était pas ma question. - Et c’était quoi la question ?

- Après ?... Après c’est simple. Une fois sorti d’ici, je le mets définitivement à l’abri. Il aura une nouvelle identité toute neuve, un solide compte en banque et il pourra refaire sa vie où bon lui semblera. A moins qu’il ne choisisse de retourner d’où il vient, ce qui reste une autre éventualité.

- Auquel cas vous serez là, ironise le docteur Ayache.

Dans le document Le feu sous la cendre, Christian Saubion (Page 150-200)

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