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La conscience ne perçoit pas toujours ce qui est réprimé et qui ressurgit sous différentes formes. Sigmund Freud a étudié, à travers le prisme de la psychanalyse, les divers processus psychiques d’inscriptions d’évènements ou d’émotions vécues. Dans son article : « Note sur le bloc magique », il explique que l’évènement tel qu’il est consigné dans l’inconscient ne peut être lisible que sous « un éclairage approprié » (Freud 142). Ainsi, personne n’a la capacité de décrypter avec netteté son propre inconscient ni en déterminer son influence sur sa propre vie. Le savoir, qui doit permettre à la conscience de prendre connaissance de son état et décortiquer ses

changements internes, ne vient pas à bout du retour du refoulé. Face à cette situation, Benjamin Fondane fait le commentaire suivant :

Pourquoi, au fond, la connaissance? La vie en avait-elle besoin pour vivre? Ou bien, tout au contraire, s’agissait-il d’un refus de la vie, d’un suicide, d’un essai d’évasion, de quelque chose dont la vie ne voulait pas? (CM XVX)

La généalogie du trope de la maladie et du malheur, que l’on peut retracer dans la tradition de la philosophie occidentale, révèle la présence, dans la pensée humaine, d’un trouble, de « quelque chose dont la vie ne veut pas ». Plusieurs penseurs se sont penchés sur cette question; songeons à Freud dans Le malaise dans la culture, à Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, à Charles Taylor et son essai Le malaise de la modernité. Dans cette lignée de pensée, Benjamin Fondane intitule un de ses essais La Conscience malheureuse (qui réfère à l’expression utilisée par Hegel dans Phénoménologie de l’esprit). Pour Hegel, la « conscience malheureuse » est un mal historique qui ne peut être surmonté que par l’accomplissement eschatologique de la raison universelle et de la conciliation des dualismes. Genre de raillerie envers Hegel, le titre de l'essai de Fondane évoque plutôt la souffrance qui découle du décalage entre l’idéal de l’après-coup et ses résultats dans la conscience humaine. Dans son essai Seconde considération intempestive, Nietzsche associe cette conscience malheureuse à ce qu’il appelle la maladie historique : l’excès d’études théoriques et historiques nuisant à « la force plastique » de l’homme, cette force qui permet « […] de guérir et cicatriser des blessures, de remplacer ce qui est perdu, de refaire par soi-

même les formes brisées » (78). Comment sortir de l’état d’inertie du fantôme, chez qui rien ne devient, ni se transforme?

Nietzsche propose l’oubli, à dose modérée, de l’Histoire et du temps qui passe. Selon ce dernier, l’oubli prend forme à travers la perspective « non historique » ou « suprahistorique » du réel. Pour Nietzsche, le « non-historique » est la pensée de l’enfant et de l’animal qui vivent dans l’instant présent et qui n’ont pas (ou peu) la notion du temps qui s’écoule. Quant à la perspective « suprahistorique », il l’a défini comme suit : « […] ce qui donne à l’existence le caractère de l’éternel et de l’identique » (N 174); soit l’art et la religion. Savoir « se reposer sur le seuil du moment » (77), chercher la mort occasionnelle du savoir qui ordonne le temps, voilà le remède de Nietzsche.

La pensée de Benjamin Fondane suit ces traces en ce qui concerne la nécessité de trouver une cure à ce mal. Par contre, elle remet en question la solution de Nietzsche en mettant en scène ses failles32. Même si, par sa pratique de la poésie et donc par la transcendance des images sur le réel, Fondane adopte un point de vue supra-historique, l’Histoire, la tradition des textes bibliques, des canons de la

32 Nietzsche est lui-même conscient des limites de ses solutions. Il écrit : « Il est possible que nous qui

sommes malades de l’histoire nous ayons aussi à souffrir des antidotes […] Ces jeunes gens qui espèrent, je sais qu’ils comprennent de près toutes ces généralités et que leurs propres expériences leur permettront de les traduire en une doctrine personnelle. » (Nietzsche 175 176).

littérature et de la philosophie occidentale sont inscrits dans son écriture33. Leur présence, qui se matérialise à travers la transtextualité, souligne la force qu’ont acquise les images et les récits de la tradition dans l’évolution de la pensée de Benjamin Fondane. L’homme ne peut pas faire abstraction du passé qui l’a mis au monde, et des traces inconscientes qu’il a laissées.

Cette mémoire collective et affective qui s’imprime dans l’esprit prend la forme de l’archive. L’archive est un dispositif qui consigne discours et systèmes de pensées et les protège de l’altération. L’oubli de l’Histoire, du passé n’est donc pas possible. En s’attardant aux racines étymologiques du mot « archive », le philosophe Jacques Derrida met en lumière, dans son essai Mal d’archive, les principes qui la fondent :

[…] Arkhè, rappelons-nous, nomme à la fois le commencement et le commandement. Ce nom coordonne apparemment deux principes en un : […] là où les choses commencent — principe physique, historique ou ontologique — mais aussi le principe selon la loi, là où des hommes et des dieux commandent, là où s’exerce l’autorité, l’ordre social, en ce lieu depuis lequel l’ordre est donné — principe nomologique. (Derrida, « archive » 11)

Les archives de la pensée de Fondane (que constituent la littérature et la philosophie occidentale ainsi que les textes bibliques) ordonnent et instituent une constellation de sens, une vision de l’homme et du monde antithétique. La pensée de tout un chacun

33 Dans ses écrits, Fondane réfère à de nombreux textes majeurs et figures de la littérature occidentale, ainsi

qu’aux textes bibliques : l’épître de l’ange à Laodycée, l’arche de Noé, Super Flumina Babylonis, le Cantique des Cantiques, les poèmes de Ronsard, Tristan et Yseult, l’Odyssée, Isaac Laquedem (personnage d’un roman de Balzac), Ovide, William Blake, Villon.

doit vivre avec cette multiplicité d’archives qui laissent des empreintes, doit faire l’expérience de ce jeu de forces qui se trame sans cesse. La médecine nietzschéenne n’est donc pas apte à s’insurger contre l’autorité des archives qui sollicitent l’activité psychique et qui ressurgissent parfois à notre insu. La diversité des archives de l’esprit entre en contradiction et alimente la tension et la maladie du fantôme.

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