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5.1 – En attendant la création d’un projet de loi pour l’abolition du génie

Les utopies, les exigences morales ne nous donnent pas accès à des sentiers praticables (Cf. II, 851). Mais voilà, nos histoires sont pleines de génies, de héros, de mal et de bien, de début et de fin. Comment pouvons-nous alors espérer vivre autrement? Il faut d’abord, suivant Musil, apprendre à « penser autrement ». Mais que la passion du génie ne légitimerait-elle pas? Que la fascination du littéraire ne justifierait-elle pas? Ne l’avons-nous pas, dans notre présente recherche, actualisée et nourrie, cette fascination? Par notre exigence et notre persistance vers le génie?

Nous avons aussi fréquemment usé du terme « œuvre » sans bien marquer notre rapport à un tel vocabulaire, qui est lourd de sens et d’histoire. Nous avons associé ce concept, l’« œuvre », à un nom – « Musil » –, comme la coutume l’exige. Nous avons accordé l’œuvre et le nom, ensuite, à une exigence, un idéal – la génialité – et montré l’imbrication de cet idéal dans un mouvement dans le domaine de l’éthique. Mais que cache ce vocabulaire qu’on pourrait dire romantique, et que les critiques pourraient taxer de naïf? Musil n’est pas un romantique, malgré tous les rapprochements qui peuvent se dessiner. Il en retient, par contre, de nombreux traits.

Son œuvre est faite de diverses sortes d’échos. Moser parle dans son ouvrage de transformations et d’élaborations de matériaux bruts provenant de différentes disciplines et de différents milieux, transformations parmi lesquelles il note, entre autres, « la paraphrase, le résumé, la mise en valeur, la reformulation et le commentaire334 ». Il y a fort à parier que les différents personnages du roman, lorsqu’ils citent sciemment ou non d’autres textes, lorsque par eux se laisse entendre une résonance intertextuelle, imitent le geste de leur érudit d’auteur. Et ce geste, c’est celui de l’écoute.

Il serait vain de les dissimuler, ces reprises musiliennes, ces citations cachées dans les textes, qui forment autant d’échos conscients ou inconscients. C’est pourquoi nous avons ça et là parlé de « hantise(s) » et d’« héritage(s) » afin de caractériser ces échos, et non pas d’« influences ». Car ce dernier mot (influence) nous rapprocherait des métaphores musiliennes

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des fleuves, mers et courants, métaphores qui, si instructives soient-elles, ne conviennent pas pour caractériser les parallélismes et reprises, les retours et les sauts qui sont les mouvements de la littérature, laquelle ne vit pas de progrès mais d’épuisement ou de consommation d’elle-même. Car déjà, parler du « génie », c’était sortir de la littérature pour entrer dans le discours sur la

littérature, tant est qu’il s’agit en grande partie d’une invention de la critique. Cela impliquait une

réflexivité, i.e. que le texte musilien se sait texte parmi d’autres textes. Il est clair que l’« œuvre », dans le cas qui nous préoccupe, n’est pas la création d’un seul homme, et non pas seulement le reflet d’un « état des lieux » discursifs, mais bien plutôt l’élaboration progressive et changeante d’un point de vue, tributaire d’un réseau intertextuel et discursif. Et c’est là la raison de notre élection de Musil comme guide pour penser la question du génie. C’est que l’œuvre de Musil apparaît dès lors comme une antenne qui capte les différentes émissions et nous transmet alors une image de cet être diffus et volatile qu’est le génie. À travers la configuration de cette question dans l’œuvre musilienne, c’est aux règles fondamentales du jeu que nous nous proposions d’accéder, de ce jeu du questionnement par lequel nous obtenons des réponses sur l’être du génie. Aux régularités dans les différents questionnements qui ont lieu dans les divers discours sur le génie, ainsi qu’aux conditions de possibilités de tout discours sur le génie et sur la génialité335. Ces régularités ne se pouvaient observer si l’on n’avait sauté, comme Musil, par- dessus les faits et leur description, pour observer plutôt leurs contextes d’apparition et, à chaque fois, leur fonction336. Nous échappons à l’urgence de définir l’objet de notre recherche par l’attention aux types de discours où il se loge et trouve fonction ainsi que par une prudence à ne pas nourrir cette fascination, et nous comprenons ainsi que le mythe se nourrit lui-même de ses différentes invocations positives, car il se multiplie à foison et se combat alors lui-même comme un dieu dans un panthéon plein de dieux! Il ne nous intéressait pas de savoir comment le génie, à chaque fois, parade, mais plutôt, de découvrir quelles sont ses parades, comment, par exemple,

335 À l’inverse, tenter un travail historique en espérant mettre à jour un arrière-plan discursif historique centré autour de la figure ou du concept de génie – un arrière-plan spécifiquement viennois, par exemple, ou spécifiquement moderne, début de siècle, ou entre-deux guerres – et ce, seulement à l’aide du corpus musilien, ç’aurait été s’exposer à un grave biais qui ne nous aurait donné pour résultat, non pas l’image d’une configuration de la pensée du génie à l’époque de Musil, mais bien plutôt qu’un état des lieux toujours médiatisé par le prisme de Musil et son œuvre. Bref, que la vision de Musil lui-même. Or, cela ne nous aurait bien peu avancé dans notre tentative d’obtenir plus de compréhension de ce phénomène qu’est le génie. Mais en gardant à l’esprit le génie comme obsession passionnelle de l’écrivain, nous comprenons mieux le tiraillement qui s’installe entre la théorisation objective de la question et sa réception subjective au niveau du vécu.

336 « [I]l est frappant de voir que Musil s’intéresse moins à des textes ou à des auteurs spécifiques et individuellement identifiables qu’à l’organisation générique, typique des discours », Walter Moser, Ibid., p. 123. Musil s’intéresse donc, ajoutons-nous, au genus, au genre plus qu’à l’espèce.

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d’exceptionnel et unique qu’il est, devient-il paradoxalement lot commun d’une nation et propriété de l’état? Nous n’avons aucune définition, donc, bien que le génie soit notre affaire. Et c’est ici que « nous » peut laisser momentanément sa place : car je dois l’avouer, je n’ai encore pas la moindre idée valable de ce qu’est le génie et n’ai pas l’intention de m’en bâtir une.

Musil non plus. Il y a dans l’attitude musilienne un élément qui assume l’« état des lieux », qui ne voit pas les différents héritages comme des problèmes qu’un ingénieur se proposerait de résoudre, mais plutôt comme une charge qu’il faut porter parce qu’il s’agît de son être même, comme un projet dans lequel nous sommes, tant bien que mal, embarqués. Si Musil n’a pas accordé au génie un traitement spécial, s’il n’a rien écrit qui porta le mot en son titre, c’est peut-être parce qu’il eut la sensibilité de reconnaître que ce thème le traversait lui-même fortement, qu’il ne s’agissait donc pas, à proprement parler, d’un problème philosophique mais, en grande partie, d’une émotion, d’une passion.

Si Musil a pu affirmer que le génie était une affaire d’auteurs, que la démocratisation du premier eut pu aller de pair avec le sentiment que tous et toutes pouvaient prétendre au second, qui n’était plus une activité spécialisée, nous devons, sans le contredire tout à fait, affirmer, nous, qu’il s’agit peut-être surtout d’une affaire de lecteurs. Qui plus que les lecteurs et lectrices les plus assidus ressent cette poigne, ce saisissement, cette irradiation par la lumière du génie qui est le lot de la grandeur? Qui plus qu’eux et elles ne se voit épris d’une toute pieuse frénésie mêlée de crainte et de vénération à l’égard d’auteur.e.s leur ayant laissé une marque profonde? C’est que la lecture, toujours, est prometteuse. Il s’agit là de son essence : elle livre quelque chose. Prometteuse, toujours, mais décevante aussi, car elle ne livre jamais tout. Ce qu’elle dévoile, elle le recouvre aussitôt de sa toile de mots. Ne sent-on pas alors que quelque chose nous a été gratuitement offert sans que nous soyons même capables de le saisir? Pour la même raison que l’étude de l’œuvre de Musil ne pouvait nous offrir un point de vue sur le génie compris historiquement comme pensée, idéologie ou discours, sans en même temps découvrir ce même point de vue comme arbitraire et insuffisant, alors même que nous savions que s’y exprimait pourtant comme nulle part ailleurs la torturante pensée du génie; pour cette même raison, disons- nous, aucune lecture ne peut nous offrir la clef de cette pensée ou ne peut en formuler la question sous-jacente. C’est dans la lecture même que le génie se manifeste, par sa présence suggérée et son absence de fait. Toujours, le texte se clôt sur lui-même. Et bien que nous sachions qu’il n’est pas indépendant, bien que ses lettres toujours nous disent : « nous ne nous sommes pas écrites

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nous-mêmes! », il n’en demeure pas moins que nous restons là, à supposer que quelque chose, d’au moins égal ou plus grand en puissance, doit être derrière. D’où, sinon, proviendrait une telle force? De nous-mêmes?