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Généralités

Les liens entre émotion et musique ont toujours suscité de la curiosité. J.S. Bach fut le premier à formaliser ces liens en posant les bases de la musique modale, et en établissant deux modes principaux : le mode majeur, celui de la joie, et le mode mineur, celui de la tristesse (Chouard, 2001). La classification de Bach a été confirmée par les travaux de Peretz (1998) qui a montré que le mode avait une influence sur le jugement de la valence émotionnelle d'un morceau (mineur pour la tristesse et l'angoisse, et majeur pour la joie), mais également le tempo (rapide pour la joie et lent pour la tristesse).

Le traitement de la musique fait appel à des régions cérébrales communes avec le traitement des émotions (Juslin 2001), ce qui constitue une des explications du fait que l’on

ressente souvent des émotions lors de la présentation d'un morceau de musique. Le cortex orbitofrontal, l’amygdale et le striatum seraient les principales aires communes impliquées dans ces deux traitements (Omar et al., 2011). Une expérience physiologique accompagne bien souvent le jugement ou sentiment musical (Panksepp, 1995), et elle peut être diminuée voire supprimée par la nalaxone ©, un antagoniste aux opioïdes (Goldstein, 1980). La transmission des opioïdes a été fortement associée avec la sécrétion de dopamine, notamment dans les aires ventrales tegmentales (Kelley et Berridge, 2002), et ensemble, elles sont impliquées dans la médiation des réponses cérébrales à la récompense. Le traitement des émotions négatives liées à la musique semble également lié à l'amygdale, ce qui est attendu. Lors d'une lésion de celle- ci, les patients ont des difficultés à reconnaître la valence d'une musique angoissante sans pour autant que la reconnaissance des musiques joyeuses ne souffre de cette lésion (Gosselin et al., 2005).

Les émotions et les préférences que nous ressentons envers une certaine pièce ou un certain type de musique sont très subjectives et fluctuent énormément entre les individus et les cultures (Chouard, 2011, Rentfrow et Gosling, 2003; Eerola, 2006 ; 2012). Dans sa thèse de doctorat, Yvart (2004) montre que l'importance du contexte social et environnemental dans la perception des émotions véhiculées par la musique est très importante, et que nous sommes dès l'enfance conditionnés à associer une émotion, un type de musique et un contexte. Selon certains auteurs, l’écoute de la musique aurait pour fonction primaire la régulation des émotions et de l’humeur (Sloboda et O'Neill, 2001; Saarikallio et Erkkilä, 2007), mais la raison fondamentale expliquant pourquoi la musique procure du plaisir demeurait incertaine encore récemment.

Pour tenter de clarifier le lien entre musique et émotion, une modélisation du plaisir musical a été proposée par l’équipe de Zatorre, à travers trois niveaux d’expression. Le premier niveau relève du plaisir provoqué par l’expérience sonore pure, au fait de percevoir un stimulus sonore (Salimpoor and Zatorre, 2013; Zatorre and Salimpoor, 2013). Ce seraient ici les vibrations inhérentes au son, et leur diffusion dans les tissus (ceux de l’oreille bien sûr, mais aussi la peau et les os) qui provoqueraient une expérience plaisante. Nul besoin de traitement perceptif élaboré pour ressentir l’émotion liée à ce niveau de plaisir, tant il est lié à une expérience avant tout physiologique. Le deuxième niveau est celui du plaisir lié au morceau de musique en lui-même. Il correspond à la mise en relation de l’expérience perceptive avec la mémoire, et en particulier les autres représentation perceptives stockées (Zatorre, 2005; Salimpoor et al., 2015). Cette émotion est donc en lien avec le décodage des informations structurelles du stimulus musical, et permet, dans le cas de la reconnaissance, une récupération

des émotions liées à d’autres situations ou le morceau a été entendu. Cependant, l’émotion peut également être exprimée face à un stimulus nouveau, pour lequel ce sont les attentes et les prédictions réalisées et vérifiées sur la structure du morceau qui créent le plaisir émotionnel (Gold et al., 2019). A ce niveau, il n’est pas nécessaire d’avoir une expérience musicale pour ressentir une émotion, mais seulement des capacités de traitement des informations sonore intègres, et une exposition à la musique au cours du développement.

Le troisième niveau cependant est directement lié à l’expertise musicale. Il s’agit de la satisfaction ressentie suite au « décryptage » d’une œuvre, en utilisant des connaissances sur la musique. Il peut, comme le deuxième niveau, être lié à des prédictions correctes quant à la structure du morceau, mais aussi à une surprise quant à sa nouveauté (Salimpoor et al., 2011; Gold et al., 2019), mais aussi en lien avec les spécificité d’une interprétation particulière. Ce niveau comme le précédent sont étroitement lié à l’activation du système dopaminergique, ce qui permet de proposer que le plaisir musical soit lié essentiellement au circuit de la récompense (Menon and Levitin, 2005; Salimpoor et al., 2011; Gold et al., 2013).

La musique dans le vieillissement et la maladie d’Alzheimer

La musique est amplement considérée comme étant l’une des expériences humaines procurant le plus de plaisir (Dubé et LeBel, 2003 ; Mitterschiffthaler et al., 2007). Elle a depuis a depuis longtemps été démontrée comme ayant un effet positif sur l’humeur des patients souffrant de MA (Koger, Chapin, et Brotons, 1999), comme sur les sujets âgés sains (Darrough et Boswell, 1992). Il semble même y avoir chez tous un intérêt important pour cette forme d’art, car comme Gibbons (1982) le montra grâce à un questionnaire sur les conditions de vie des personnes âgées, plus de 80% d’un échantillon de 152 sujets désiraient améliorer leurs compétences en musique.

Chez les personnes âgées, la musique permettrait d’améliorer significativement le bien- être personnel et social. Solé et al. (2010) ont découvert que la pratique hebdomadaire de la musique avait sensiblement amélioré la perception de la santé, le bien être psychologique et les relations interpersonnelles chez des sujets de plus de 65 ans.

La participation de personnes âgées à un programme d'activités autour de la musique entre des jeunes enfants et des adultes âgés a montré que l’attitude des personnes âgées envers les enfants devenait plus positive, ainsi que leur sentiment d’utilité et de progrès dans les relations interpersonnelles. De plus cette amélioration était supérieure aux autres activités telles que les jeux de société et histoires lues (Belgrave, 2011). D’autres auteurs ont mis en place une

thérapie par la musique pendant trois mois avec des patients âgés présentant diverses pathologies liées au vieillissement. Ces résultats ont mis à jour une amélioration du contrôle de la douleur, du confort physique, et de la relaxation (Halpern et al., 2001).

Chancelor et al. (2013) ont compilé des résultats de plusieurs études montrant que l'art thérapie pouvait grandement aider à la prise en charge non médicamenteuse des troubles du comportement, améliorer les symptômes neuropsychiatriques, les relations interpersonnelles et l'estime de soi chez les patients en institution souffrant de maladies neurodégénératives. Certains auteurs, comme Cohen-Mansfield et al. (2011) ont cependant obtenu des résultats contradictoires : la musique était l’activité la moins génératrice de plaisir parmi celle proposées dans une résidence spécialisée Alzheimer (special care unit), derrière les séances de massage, les activités sociales et les activités « à la carte en fonction de la vie du patient ». Cependant, la méthode de quantification du plaisir utilisée considérait les réponses comportementales « nostalgie » ou « comportements moteurs répétés » comme négatives (alors que la musique peut induire ces types de comportements qui sont cependant vécus comme positifs par les sujets). De même, le nombre de contacts visuels était évalué comme positif, alors qu’ils sont évidemment moins nombreux lors d'écoute musicale que lors d’interactions sociales, en lien notamment avec les comportements typiques tels que fermer les yeux (Lerner et al., 2009).

Ainsi, de très nombreuses méthodes ont été utilisées en recherche pour rendre compte de l’effet de la musique sur l’émotion des personnes présentant une MA, mais la littérature peut également rapporter des effets sur la cognition (Leggieri et al., 2019; Platel and Groussard, 2020). Sans détailler ces dernières, nous pointerons néanmoins que l’effet Mozart (Raucher, Shaw and Ky, 1993), souvent compris à tort comme une augmentation de l’intelligence consécutive à l’écoute de musique, peut en réalité être comprise par un effet « hédonique » (Prul

et al., 2001). Ce dernier consiste en l’amélioration temporaire de performances à certaines

tâches cognitives en lien avec le plaisir ressenti. Il pourrait être notamment imputable à une augmentation de l’activité du système dopaminergique (Schultz, 2002 ; Chapin et al., 2004). Ainsi, la pratique ou l’écoute de musique étant généralement associées à la notion de plaisir, il peut être envisagé que les bénéfices cognitifs qu’elles procurent sont davantage liés à un effet hédonique qu’à une réelle augmentation des capacités cognitives. Certaines études rapportent que la musique peut fournir une aide à la mémorisation dans la MA (Prickett and Smoore, 1991; Moussard et al., 2014). Par exemple, l'étude de Peck et al. (2016) cherche à décrire le rôle potentiel du système dopaminergique, du système nerveux autonome et du réseau par défaut pour expliquer comment la musique peut améliorer la fonction de la mémoire chez les

personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. La recherche suggère que les réponses émotionnelles et physiologiques à la musique sont médiées par des structures limbiques qui communiquent ensuite avec de plus grands réseaux corticaux. Des études empiriques récentes fournissent des preuves préliminaires de la capacité de la musique à moduler la fonction de la mémoire chez les personnes atteintes de la MA. D’autres études suggèrent que les personnes atteintes de MA peuvent apprendre et se souvenir de nouvelles informations sous forme de musique (Cowles et al., 2003; Samson, Dellacherie and Platel, 2009; Fraile et al., 2019)

La littérature semble alors proposer que la musique puisse améliorer ou faciliter certains aspects de la mémoire épisodique, qui se détériore progressivement chez les personnes atteintes de la MA, y compris la mémoire autobiographique à distance et la mémoire épisodique pour les paroles récemment apprises. Étant donné que la musique peut moduler l'activité cérébrale (Mass-Herrero et al., 2013), les voies et les structures associées à la libération dopaminergique, nous pouvons supposer que la musique peut être utilisée pour stimuler et renforcer les voies dopaminergiques et les structures cérébrales interconnectées qui sont généralement compromises chez les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer (Cross et al., 1981). Il s’agit de l'effet hédonique ou de recherche de plaisir (Berridge and Robinson, 1998). De plus, une agitation et une anxiété accrues peuvent nuire aux processus attentionnels. Il est ainsi possible de postuler que la réduction de l'anxiété et de l'agitation peut augmenter l'attention lors de l'encodage, améliorant ainsi les performances de la mémoire.

Les résultats montrant un bénéfice cognitif consécutif à l’écoute musicale sont donc à prendre avec précaution, même si l’effet hédonique peut avoir des vertus intéressantes dans la pratique du soin (Beard, 2012; Goris, Ansel and Schutte, 2016). De plus, l’aspect hédonique permet également un maintien de l’attention (Berridge and Robinson, 1998; Fletcher et al., 2015), ce qui fait de la musique un stimulus particulièrement pertinent pour étudier la mémoire dans le contexte de la maladie d’Alzheimer en évitant les distractions.

Mémoire musicale dans la maladie d’Alzheimer : Une relation singulière ?

Comme nous l’avons détaillé, les capacités de mémoire musicale dans la maladie d’Alzheimer ne sont pas aussi claires que celles pour la mémoire verbale, c’est le cas en particulier pour la mémoire sémantique. Les stimuli musicaux comportent une particularité par rapport aux mots ou stimuli visuels simples, en cela qu’ils sont plus riches perceptivement, et leur charge émotionnelle permet une attention plus soutenue en lien avec l’intérêt qu’ils procurent. De très rares études font état d’une forme de trace mnésique révélée par l’augmentation de la familiarité envers des œuvres nouvellement exposées. Cependant, les seuls rapports de ces apprentissages ont été observés à travers des situations particulières, qui sont assez semblables à celles par lesquelles des patients amnésiques hippocampiques parviennent à encoder de nouvelles informations sémantiques : Une répétition des présentations, sans consigne d’encodage dans un cadre écologique (c’est-à-dire proche des situations d’apprentissage incident dans la vie de tous les jour). Dès lors, il est possible de se demander dans quelle mesure les stimuli musicaux peuvent bénéficier d’une forme d’apprentissage même aux stades modérés à sévères de la MA.