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Chapitre 4 : Logiques derrières les barrières à l'accès

4.2 Quelques pistes de solution

4.2.1 Aspect relationnel

La médecine s'engagera éventuellement dans les méandres de la complexité, en réintégrant pleinement le sujet dans la démarche de soins, comme cela a d'ailleurs commencé à se faire (Olesen, 2003). Mais sans doute faudrait-il pour cela que les valeurs rationnelles et objectives propres au parti pris positiviste du monde hospitalier soient efficacement contrebalancées par une véritable émergence du relationnel comme catégorie de la connaissance. Une pratique de soin à l'encontre des habitudes de la perspective positiviste, comme le propose, par exemple, la politique du care, requiert des méthodes et une épistémologie radicalement différentes. L'enjeu se situe principalement dans la place accordée aux patients en intégrant leur parole et leur expérience de la souffrance qui peuvent être très significatives pour le soignant (Gilligan, 2008). Prendre en charge le point de vue des patients

consiste à prendre au sérieux leurs expressions subjectives, aussi aberrantes puissent-elles apparaître par rapport à l'idéologie propre aux professionnels soignants. Pour les anthropologues, l'expérience subjective est considérée comme une notion-clé, médiatrice entre la culture et les problèmes de santé (Bibeau, 1990).

La pratique du care implique aussi une sollicitude authentique envers l'autre et à son vécu de souffrance (Gilligan, 2008). Considérer quelqu'un comme une personne, c'est encore pouvoir être touché par elle et ressentir des émotions à son sujet. Ce souci de l'autre peut être perçu dans l'attitude physique même des professionnels et s'exprime différemment selon les

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individus. Cette éducation à la sensibilité dans la relation soignant-soigné est habituellement laissée en friche, alors qu'elle a des effets déterminants : Tu le vois dans ses yeux qu'il

s'inquiète pour toi. C'est ça qui fait que je suis plus vers lui que les autres intervenants. (Luc,

23 ans). Les jeunes adultes en difficulté ont besoin de la reconnaissance du caractère dramatique et douloureux lié à leur situation pour éviter qu'ils banalisent eux-mêmes leurs affects :

J'ai pleuré. J'ai craqué. J'étais pus capable. J'ai été dans un centre de crise. Je suis resté là une fin de semaine. Faque j'ai rencontré la psychologue. C'est là que je me suis rendu compte que le problème était pas aussi énorme que ça. C'est là que j'ai commencé à avoir honte de ce que j'avais fait [tentative de suicide]. (Pascal, 23 ans).

Par contre, tout au long des entretiens, le thème de l'espoir est demeuré très présent dans le discours des jeunes adultes. La ténacité avec laquelle ils cherchent, malgré leur vécu difficile, et trouvent matière à espérer est remarquable. Même lorsqu'une trop grande détresse les empêche de puiser suffisamment d'espoir à l'intérieur d'eux-mêmes, ils la réclament dans le regard de l'autre : Mon intervenant voit beaucoup de positifs en moi pis y pense que je suis

capable d'y arriver. Tu vois, ils croient en moi eux autres ici, ça veut dire que je suis capable.

(Luc, 23 ans). De même pour Floriane : Mon intervenante m'ouvre les yeux sur beaucoup de

choses, pis elle me permet d'avancer. C'est elle qui m'a dit « t'es capable, t'es belle t'es intelligente, fonce, pis tsé, lâche pas ». Juste le fait qu'elle croit en moi, je pense que ça m'a aidée énormément.

Tous les participants reconnaissent les bienfaits de mettre des mots sur ce qu'ils vivent intérieurement, peu importe la façon de s'y prendre, comme pour Sarah : I write a lot in my

journal when I'm not well. Et surtout de pouvoir en parler et d'être écouté sans jugement : Il faut vraiment que je voie mes problèmes avec quelqu'un. Présentement je [ne] peux pas régler ça tout de seul. C'est presque impossible parce que je [ne] vois pas les problèmes que j'ai. C'est comme supposons panser une plaie dans mon dos quand je [ne] sais même pas où elle est. Je peux y aller à l'aveuglette, essayer de voir qu'est-ce que c'est, mais je [ne] toucherai jamais le gros du problème. Il faut vraiment que j'en parle avec quelqu'un.

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Leur réseau de soutien social est, par contre, souvent très précaire. L'avantage qu'ils ont d'utiliser les services d'une Auberge du cœur, c'est d'avoir accès au soutien des intervenants :

Parce que des fois c'est bon d'en parler avec tes amis, mais y a des affaires que ça [ne] te tente pas de leur parler parce qu’ils peuvent avoir des préjugés ou tu [ne] sais jamais comment ils vont réagir, explique Josée qui poursuit en décrivant son rapport avec son

intervenant : C'est un accompagnement. C'est une béquille qui me permet d'avancer. C'est une

béquille, mais c'est une sécurité aussi. Dans le fond, il me permet de me reconstruire un peu. Pour certains ce fut même un apprentissage : J'en demandais des rencontres individuelles avec mon intervenante. Je parlais, j'extériorisais. Parce que dans d'autres thérapies ils m'ont dit « parle au lieu de crier, parle, on va t'aider. » Faque, je parlais. Je le disais ce que j'avais à dire. Je le sortais. Ça, m'a beaucoup aidé. (Roger, 29 ans).

Toutefois, la reconnaissance de la parole du patient représente, par rapport à la culture hospitalière, un tournant d'une telle envergure qu'il ne peut se faire que progressivement dans l'ensemble du système de santé (Olesen, 2003). Le milieu communautaire représente mieux cette pratique relationnelle des soins et, malgré que leurs services soient réellement appréciés par les usagés, il peine à se faire reconnaître en tant que partenaire sérieux par le secteur public. Ce constat se reflète aussi dans les inégalités de la répartition budgétaire pour la santé. Les médecins gagnent facilement de deux à trois fois les salaires des travailleurs du secteur communautaire, ce qui en dit long sur leur reconnaissance respective (Jetté, 2008).

Pour parvenir à réunir ces deux facettes du soin, l'objectivité et le relationnel, un rapprochement entre les facultés de philosophie et de médecine serait souhaitable (Mol, 2009). Déjà de premiers pas sont fait en ce sens, puisque la Faculté de médecine de l’Université de Montréal est en train d’élaborer un nouveau programme qui place l’humanisme au cœur de la pratique, et sera mis en place au fur et à mesure de l’arrivée de nouvelles cohortes35. Ce qui à

long terme devrait modifier la préséance que le parti pris positiviste détient actuellement dans les établissements de soin. Ce qu’il faut, nous dit le philosophe Gadamer (1998), c’est de

35 Journal Le Devoir, 19 mai 2012 « Gadamer et les soins - De l'importance du dialogue dans le soin humain. Un

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trouver la juste distance entre une trop grande proximité, qui serait celle de la compassion, voire de l’empathie, et une distance trop grande, où l’autre serait objectivé, où on ne verrait plus que son corps. Selon Gadamer toujours : « Cette juste mesure ne se trouve que dans le dialogue, où il s’agit de faire valoir la parole de l’autre et d’essayer, grâce à un échange, de s’entendre sur ce qu’il appelle la chose même, qui serait ici le rétablissement. » (1998 : 54).

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