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Dans ce qui précède, nous avons montré que le régulateur dispose de deux leviers pour développer la concurrence sur le marché des hauts débits. Tout d’abord, il peut stimuler la concurrence par les infrastructures, en favorisant le déploiement de réseaux hauts débits alternatifs. La politique de licence (conditions, tarifs) joue alors un rôle important. Le régulateur peut aussi inciter l’opérateur historique à se séparer de ses infrastructures de réseaux câblés, lorsqu’il en possède.

Ensuite, pour développer la concurrence par les services, le régulateur peut chercher à ouvrir l’accès au réseau local de l’opérateur historique aux opérateurs concurrents et réglementer les conditions d’accès à ce réseau. En Europe, les régulateurs ont tous eu recours à ces deux leviers. Pourtant, depuis l’ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications, le développement d’une concurrence sur les hauts débits est assez disparate suivant les pays. La figure 3 ci-dessous représente la part de marché des opérateurs concurrents sur le marché des services hauts débits en Europe32.

Figure 3 : parts de marché des concurrents sur le marché des hauts débits en nombre d’abonnés33

32 Nous restreignons notre analyse aux pays européens. Nous ne disposons pas de données sur le marchéfinaldes services hauts débits pour les autres pays de l’OCDE, à l’exception des États-Unis. Enfin, dans notre échantillon, nous excluons la Grèce, car l’opérateur historique n’y a pas encore déployé l’ADSL.

33 D’après les données de l’ECTA (www.ectaportal.com) pour le mois de mars 2003. La part de marché présentée ici est une part de marché en volumes (c’est-à-dire une proportion des utilisateurs hauts débits). Le nombre total d’utilisateurs

Figure 4 : partage du marché DSL entre opérateur historique et opérateur entrant, en fonction du type d’offre de dégroupage utilisé34

hauts débits utilisé ici est la somme des abonnés hauts débits sur DSL et sur d’autres infrastructures (câble, boucle locale radio, etc.).

34 D’après les données de l’ECTA (www.ectaportal.com) pour le mois de mars 2003. Il s’agit de parts de marché en volume de lignes DSL.

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Dans un premier groupe de sept pays (Luxembourg, Allemagne, Italie, Finlande, Espagne, France, Danemark), la concurrence s’est peu développée sur le marché des hauts débits; les concurrents y détiennent moins de 50% de part de marché. Dans un second groupe de pays (Belgique, Suède, Autriche, Irlande, Pays-Bas, Royaume-Uni, Portugal), la part de marché des concurrents est, au contraire, supérieure à 50%. Notons que dans chacun des deux groupes, on trouve des pays qui ont imposé le dégroupage de la boucle locale dès 1998 et d’autres qui ne l’ont imposé qu’en 200135. Enfin, la concurrence s’est très peu développée dans deux pays, le Luxembourg et l’Allemagne; les concurrents y détiennent moins de 10% de part de marché.

Si l’intensité de la concurrence sur le marché des hauts débits est très disparate suivant les pays, ceci peut s’expliquer par des conditions différentes pour la con-currence par les services. La figure 4 présente le partage du marché de l’ADSL entre opérateur historique et opérateurs entrants, pour chacun des pays Européens. Pour les opérateurs entrants, la figure distingue les différents types d’entrée par les services : accès au débit36, accès partagé et dégroupage total.

Le premier point marquant est que la concurrence par les services est limitée. En effet, dans plus de la moitié des pays, les nouveaux entrants ont conquis moins d’un quart du marché. Le second point marquant est que les offres d’accès au débit, lorsqu’elles sont disponibles, représentent le principal vecteur d’entrée. En revanche, le dégroupage total s’est relativement peu développé37, ce qui reflète le poids des investissements nécessaires pour les nouveaux entrants qui utilisent ce vecteur d’entrée.

Comme les offres d’accès au débit ne sont pas en principe régulées, les conditions pour ce type d’offre peuvent varier d’un pays à l’autre, ce qui peut expliquer que le degré de concurrence par les services soit variable en Europe.

Nous cherchons maintenant à déterminer s’il existe une relation entre le degré de concurrence par les services et le degré de concurrence par les infrastructures, comme le suggère notre cadre d’analyse de la section 2. Pour cela, nous repré-sentons sur la figure 5 les différents pays européens considérés plus haut dans un plan constitué, en abscisse, de la part de marché sur les hauts débits des opérateurs DSL concurrents et, en ordonnée, de la part de marché des opérateurs concurrents disposant de leur propre infrastructure.

La figure 5 suggère que, plus la concurrence par les services est forte, moins la concurrence par les infrastructures est intense, et inversement38. Cette relation est

35 En Allemagne, pays le plus avancé en terme de dégroupage, les nouveaux entrants utilisent le dégroupage principa-lement pour offrir le service téléphonique.

36 Dans les statistiques dont nous disposons, l’accès au débit correspond à la fois à l’accès au débit, tel que nous l’avons défini, et à la revente.

37 Même dans les pays où le dégroupage total est le plus développé (États-Unis et Canada), la part des lignes totalement dégroupées reste faible. Elle est de5,5%aux États-Unis et de 4% au Canada (OCDE, 2003).

38 Si on retire l’Allemagne et le Luxembourg de l’échantillon, le coefficient R2de corrélation est égal à0,72.

conforme à notre analyse de la section 2 : lorsque l’entrée par les services est peu coûteuse, du fait de conditions attractives, les incitations des nouveaux entrants à développer des infrastructures alternatives sont faibles. Trois points ressortent particulièrement sur la figure 5 : le Luxembourg, l’Allemagne et le Royaume-Uni.

En Allemagne comme au Luxembourg, les offres d’accès au débit sont peu ou pas développées39. Par conséquent, malgré l’absence d’une concurrence par les infrastructures, la concurrence par les services ne se développe guère40. Dans le cas du Royaume-Uni, la vigueur de la concurrence par les infrastructures – et en particulier, au travers des réseaux câblés – est antérieure au développement du dégroupage de la boucle locale. L’hypothèse que la concurrence par les services et la concurrence par les infrastructures sont substituts semble donc confirmée.

Figure 5 : concurrence par les services vs. concurrence par les infrastructures dans les hauts débits41

39 D’après l’OCDE (2003), aucune offre d’accès au débit n’est disponible au Luxembourg. En Allemagne, Deutsche Telekom proposerait de telles offres. Cependant, selon le 8`emerapport d’implémentation de l’Union Européenne, aucune offre d’accès au débit ne serait effectivement commercialisée.

40 Dans le cas de l’Allemagne, l’absence de concurrence en infrastructure peut s’expliquer par le contrôle par Deutsche Telekom de réseaux câblés (60% du marché du câble en Allemagne). Ces réseaux, qui ne peuvent en l’état offrir l’accès à Internet haut débit, n’ont été cédés à Liberty Média qu’en 2003.

41 D’après les données de mars 2003 de l’ECTA.

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Conclusion

Dans cet article, nous avons analysé les liens entre deux formes de concurrence dans les télécommunications : la concurrence par les services et la concurrence par les infrastructures. Nous avons soutenu que ces deux formes de concurrence créaient des arbitrages pour les opérateurs entrants et les opérateurs en place. En particulier, si la menace d’une concurrence par les infrastructures est forte, un opérateur en place est incité à proposer des conditions attractives pour la loca-tion de ses infrastructures, afin de retarder le moment où les nouveaux entrants installeront leurs infrastructures.

Le lien entre concurrence par les services et concurrence par les infrastructures a plusieurs conséquences pour un régulateur. Tout d’abord, une régulation trop dure de l’accès aux infrastructures de l’opérateur historique peut retarder inefficace-ment la concurrence par les infrastructures. De la même façon, déréguler l’accès à l’infrastructure de l’opérateur historique peut permettre à ce dernier de retarder l’adoption par ses concurrents de nouvelles technologies de réseau.

Enfin, nous avons étudié l’existence d’arbitrages entre ces deux formes de concur-rence dans le contexte de l’interconnexion et dans celui des services hauts débits.

L’idée de stimuler la concurrence par les infrastructures en agissant sur les condi-tions de la concurrence par les services était aussi présente dans la réglementation française, qui a distingué deux types de licence : la licence de réseau ouvert au public (L.33-1) et la licence de fourniture de service téléphonique au public (L.34-1). Les candidats à une licence L.33-1 doivent garantir un déploiement de réseau suffisant, ce qui n’est pas exigé des candidats à une licence L.34-142. Deux ca-talogues d’interconnexion sont publiés chaque année, l’un pour les titulaires de la licence L.33-1, l’autre pour les titulaires de la licence L.34-1. Jusqu’en 2001, pour un même service, les tarifs L.34-1 étaient supérieurs de 30% par rapport aux tarifs L.33-1 correspondants. Cette majoration représentait une sorte de prime à l’investissement. Elle a été abandonnée en 2001 en France, sous la pression de la Commission européenne, qui considérait qu’il s’agissait d’une forme de discrimi-nation tarifaire. Une telle différenciation a également été en pratique dans d’autres pays européens (au Royaume-Uni ou en Belgique, par exemple).

42 En pratique, il y a très peu de fournisseurs de services (L.34-1) « purs ». La plupart des opérateurs possèdent à la fois une licence L.33-1 et une licence L.34-1.

R´ef´erences

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