19 janvier 1908, un soulèvement anti-asiatique fait la couverture du Petit Journal.
L’illustration montre une foule constituée de Blancs, brandissant la bannière étoilée, qui
assiège une boutique tenue par des Asiatiques terrorisés. La scène est sensée se dérouler à
San Francisco. L’impression causée par le dessin est forte. L’agression dont sont victimes
les Asiatiques telle qu’elle est mise en scène engendre davantage un sentiment d’empathie
pour les assiégés que pour les émeutiers. Le point de vue est celui des victimes innocentes
plutôt que celui des agresseurs.
La couverture est accompagnée d’une courte légende et celle-ci est suivie d’un
développement plus long dans le corps du journal rédigé par un certain Ernest Laut. Celui-ci
explique l’origine des événements. Il nous informe que ceux-ci concernent surtout des
tensions avec les Japonais et non avec les Chinois. A l’aide de données chiffrées précises, il
explique que les arrivées de sujets du Mikado ont été très nombreuses en 1907 en
Californie. Il s’en est suivi de fortes inquiétudes dans la population blanche. Au-delà des
inquiétudes d’ordre économique entraînées par ce flux important de population, Ernest Laut
apporte une explication culturelle aux événements. Américains et Japonais sont animés d’un
sentiment de supériorité à l’égard des autres peuples. Ce sentiment est tellement intense que
la rencontre de ces deux peuples engendre inévitablement des tensions qui aboutissent à des
affrontements. Il se dégage de la lecture de l’article l’idée que les Américains ont leur part
de responsabilité dans ces événements mais aussi que la présence d’une forte minorité
asiatique, et en particulier japonaise, constitue une menace pour la paix publique aux
Etats-Unis.
L’envahissement est aussi évoqué dans l’article non signé, au titre évocateur
L’hémisphère jaune, daté du 29 juin 1899
256. L’auteur y décrit la lente et silencieuse
progression des populations chinoises dans le monde entier. Il affirme que les ingénieurs, en
désenclavant la Chine, préparent l’hémisphère jaune. Il rappelle qu’à l’école, les enseignants
parlent aux élèves des invasions barbares qui marquèrent les esprits en Europe. En
comparaison, l’invasion chinoise fait beaucoup moins de bruit, mais elle est beaucoup plus
dangereuse, car par sa masse, elle apparaît définitive. Il s’inquiète du développement de la
diaspora chinoise à travers le monde entier et pour donner du poids à sa démonstration, il
avance des données chiffrées. Ainsi, il indique qu’en 1850, les Chinois hors de Chine étaient
100 000, 2 millions en 1871, 6 millions en 1891 et 10 millions en 1899.
Ainsi, de nombreux auteurs semblent inquiets de la présence chinoise à travers le
monde. L’augmentation semble rapide, massive et durable. Cette situation inquiète car
l’immigration chinoise est particulière du fait de la forte identité de la culture chinoise.
2) La civilisation chinoise capable d’absorber les civilisations rivales
L’existence d’une culture chinoise spécifique, caractérisée par son ancienneté et sa
vigueur est reconnue par bien des auteurs. La spécificité de la culture chinoise est une
dimension qui inquiète ses observateurs. A. Nogues l’évoque dans la Revue Française en
1898. Entrer en relation avec les Chinois revêt un caractère original. En effet, l’histoire de la
Chine et de ses relations avec les peuples avec lesquels elle est entrée en contact, montre sa
capacité à absorber ces derniers. L’ennemi, le voisin, le conquérant est « coulé dans son
256 Article non signé, « L’hémisphère jaune », coupure de presse d’un journal non identifié, 29 juin 1899, A.D.S., 12 J 282.
monde »
257. Il prend pour exemple le fait que les Mandchous de la dynastie Qing, qui se
sont imposés à la tête de l’empire en 1644, se sont progressivement sinisés. Aussi croire que
l’on peut occuper la Chine, que l’on peut éventuellement la partager pour la dominer est
illusoire. La masse que constitue la population chinoise et la puissance de son identité font
de ce pays, de cette nation, un espace atypique, impossible à dominer. A. Nogues observe
aussi que l’unité du monde chinois souligne avec insolence les divisons du monde
occidental.
Les Chinois, malgré l’égoïsme profond qui les ronge, ne font qu’un
par les mœurs, par les traditions, par la répulsion que nous leur inspirons. Ils
ont entre eux un lien très fort : l’orgueil de leur civilisation, l’amour de leurs
caractères qu’ils lisent peu ou prou. Il est curieux d’analyser ce sentiment. Il
est précisément le même que nos intellectuels. On dirait que le système des
examens doit produire partout des résultats identiques. Le Chinois, lui aussi,
est très fier, très satisfait de sa formation cérébrale, mais cela ne lui a pas
enlevé le sens des intérêts de la collectivité à laquelle il appartient. Ce n’est
pas un destructeur, un sans-patrie. Le Chinois est un intellectuel
nationaliste.
258A. Nogues règle ici visiblement ses comptes avec les intellectuels occidentaux. Il est
paradoxal de constater que les Asiatiques, habituellement considérés comme inférieurs et
méprisables, ont selon A. Nogues les qualités qui font défaut aux Blancs. C’est bien en cela
qu’ils constituent une menace. Le constat est douloureux car, par un phénomène de miroir,
les Chinois renvoient à l’Occident, dans la pensée d’A. Nogues, le reflet de ses faiblesses.
Emile Barbé, évoqué plus haut, fonctionne un peu de la même façon dans son analyse quand
il reproche aux Asiatiques de faire de nombreux, voire trop, d’enfants. C’est parce que les
Occidentaux en font alors de moins en moins que la situation apparaît inquiétante pour eux.
Ainsi, évoquer la menace du péril jaune prochain, c’est avant tout souligner la faiblesse de
l’Europe et de la France. C’est par le moyen de la comparaison que certains auteurs
dénoncent ce qui ne fonctionne pas ou plus en Occident : le capitalisme dénué d’esprit
patriotique qui a conduit à l’ouverture de la Chine, le racisme aux Etats-Unis, la faiblesse du
taux de fécondité des Européens, les dommages dus à l’affaiblissement de la foi chrétienne
en Europe et surtout en France, le manque d’unité de vues des états qui composent la vieille
Europe… Ainsi non seulement l’Asie se renforce en entrant dans la modernité, mais de
nombreux signes indiquent que l’Occident s’affaiblit.
S’il y a, à la fin du XIXe siècle, risque de péril jaune c’est parce que la rencontre entre
l’Asie et l’Europe ne s’est pas produite au bon moment selon A. Nogues. Il tient là une
257 A. NOGUES, « La future question d’Orient », Revue Française, n° 236, août 1898, p. 456.
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position originale, qui repose sur une image idéalisée de l’histoire européenne. Si ces deux
grandes civilisations s’étaient rencontrées alors que l’Europe était encore chrétienne, tout
aurait été très différent selon lui. L’Occident chrétien aurait alors « donné l’exemple d’une
moralité supérieure, la propagation de l’Evangile aurait établi un point de contact entre la
pensée chinoise et la nôtre »
259. Les Chinois auraient alors été impressionnés par la charité
chrétienne et auraient éprouvé un respect profond pour les diables d’Occident. On se
demande à la lecture de ces phrases, à quelle Europe chrétienne unie A. Nogues fait
référence : celle du Grand Schisme d’Occident, celle de la Réforme ou celle des guerres de
religion !
La division religieuse des Européens s’est observée jusqu’en terre de Chine comme le
Dans le document
Le péril jaune à la fin du XIXe siècle, fantasme ou inquiétude légitime ?
(Page 137-140)