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Ces deux thèses appuient le même principe méthodologique. Il est possible de dégager une connaissance de la façon dont les humains se répartissent et agissent de façons différenciées à

la surface de la Terre à partir des discours qu’ils produisent. Lors de notre doctorat, nous

avons participé à l’organisation du séminaire des doctorants du laboratoire au cours duquel

nous avons invité Claude Raffestin en 2013. Ce dernier y avait défini la géographie dans des

termes à peu près équivalents à ceux-ci : la géographie est la connaissance de la façon dont les

humains habitent la Terre et la connaissance de cette connaissance. Cette thèse s’inscrit dans

la seconde proposition. La méthode employée est de travailler à mieux connaître les

connaissances actuelles sur la façon dont les hommes habitent la Terre à partir du cas d’étude

du discours de l’adaptation au changement climatique.

On pourrait s’étonner de l’emploi du singulier pour qualifier l’ensemble des discours qui

portent sur l’adaptation au changement climatique. Il serait à ce propos plus juste et plus

précis de parler avec Michel Lussault d’une « polyphonie énonciatrice » (Lussault, 2007,

p. 219). Ce serait certes plus juste théoriquement, mais puisque notre objectif est de trouver

un principe d’intelligibilité à ces discours pris comme un ensemble relativement homogène, il

nous paraît méthodologiquement pertinent de parler du discours de l’adaptation au

changement climatique. Un discours est ici défini comme un ensemble d’énoncés auquel on

peut attribuer un principe d’intelligibilité et de relative homogénéité. Le discours de

l’adaptation au changement climatique peut ainsi être défini comme l’ensemble des énoncés

qui font advenir « l’adaptation au changement climatique » comme objet de savoir et d’action.

Or, le discours de l’adaptation au changement climatique se présente sous de nombreux

aspects. Il peut se donner à voir dans des textes techniques, dans des articles et des livres

scientifiques qui le renforcent ou le critiquent, dans des rapports politiques, ou encore dans

des discours de communication et de propagande par une collectivité territoriale. Dans la

première partie de la thèse, et plus particulièrement dans les Chapitres 1 et 2, l’analyse porte

essentiellement sur des énoncés scientifiques dont l’objectif, selon les termes de Gaston

Bachelard, est de produire des « connaissances véridiques » (Bachelard, 1972). L’analyse de

ces discours se rapprochera de l’histoire et de l’épistémologie de la pensée géographique.

Dans la seconde partie de la thèse, et plus particulièrement dans les Chapitres 6 et 7, les

discours étudiés seront plus hétérogènes. Le parti pris méthodologique est d’interpréter une

vidéo de communication à partir du même postulat que pour un texte scientifique : tout

énoncé du discours de l’adaptation ne contribue pas seulement à produire une narration, un

récit du monde, mais y découpe des objets « vrais ».

IV. Raisonner sans arraisonner

À ce stade de l’introduction le lecteur peut légitimement se poser la question suivante : « à

quoi cette étude va servir ? Quelle est son utilité ? ». Si l’on définit l’utilité par les

applications concrètes qu’une recherche peut mettre à disposition, cette thèse ne sert à rien.

On n’y proposera pas de solutions applicables en termes d’aménagement et de gouvernance

des territoires et des milieux.

Cette thèse s’inscrit dans la perspective suivante. La géographie et les théories de

l’aménagement du territoire n’ont pas forcément pour vocation d’arraisonner la surface de la

Terre. L’arraisonnement, pour Heidegger, est schématiquement cet effet de la technique qui

constitue des morceaux de l’étant en des objets manipulables et transformables en fonction

d’une utilité, c’est-à-dire en les inscrivant dans le régime des fins et des moyens. La

géographie peut aussi simplement raisonner, c’est-à-dire se donner pour seule tâche de les

comprendre.

C’est la perspective que posait en 1954 Maximilien Sorre dans son « orientation actuelle

de la géographie » dans laquelle nous inscrivons pleinement notre étude (Sorre, 1954b). À la

sortie de la seconde guerre mondiale, Sorre observait avec scepticisme l’avènement d’une

géographie appliquée qui « ainsi conçue était vraiment bien utile et indispensable pour

reconstruire l’univers » (ibid., p. 125). Sorre s’implique alors subjectivement dans le débat

entre géographie fondamentale et appliquée : « Je me méfie des plans, parce que je ne me

crois pas appelé à reconstruire le monde. Je ne pense pas que ce soit l’objet propre de la

géographie humaine » (ibid., p. 126). Si pour lui l’objet de la géographie humaine est

« beaucoup moins ambitieux » que de bâtir l’univers, nous pensons qu’il l’est d’autant plus

qu’il est à la fois prétentieux et impossible : « Ce qui est son objet, c’est de faire comprendre

la vie des hommes dans l’univers tel qu’il est, c’est de la faire comprendre avec un sentiment

de large sympathie. Nous avons découvert le globe, mais nous n’avons pas encore découvert

toute l’humanité » (Sorre, 1954, p. 126).

V. Démarche de la recherche

Le problème central de la thèse se fonde sur un paradoxe. Tenant d’une approche

constructiviste et discursive de l’adaptation, nous avons en même temps conscience de

l’empiricité massive du changement climatique. La question qui se pose alors est de

comprendre au travers du discours comment l’adaptation au changement climatique se donne

à voir comme objet de savoir et d’action.

La démarche de recherche proposée est de mettre en évidence l’ordre du discours de

l’adaptation au changement climatique (Partie I). L’objectif de départ est de trouver si oui ou

non ce discours produit des effets paradigmatiques. Mais plus encore, nous cherchons un sens

et une cohérence à l’ensemble des écrits, des idées, des exemples, des expertises relativement

hétérogènes et polyphoniques qui composent ce discours. Nous y cherchons un principe

d’intelligibilité.

Pour cela, nous nous immergeons tout d’abord dans le discours de l’adaptation (Chapitre

1). Pour faire passer ce dernier de l’opacité à la transparence, il faut s’y accommoder et en

comprendre les grands enjeux et les grandes manières de poser le problème. Nous cherchons

alors à dégager cet ordre, ce principe d’intelligibilité du discours de l’adaptation.

Pour cela, la méthodologie employée est de prendre pour cas d’étude la revue Global

Environmental Change (Chapitre 2). C’est la première revue de géographie en termes de

facteur d’impact et la seconde dans les « études environnementales ». En cela, on peut la

considérer comme représentative des évolutions du discours de l’adaptation. Nous y

observons comment émerge, se formalise, mais aussi comment se retourne le discours de

l’adaptation. Nous proposons une lecture d’abord historique puis plus épistémologique de la

formalisation, c’est-à-dire de la mise en ordre du discours de l’adaptation. Nous trouvons au

Chapitre 2 quelque chose qui ressemble à un paradigme avec le discours de la résilience. Mais

ce résultat laisse un goût d’inachevé. La résilience n’est au fond qu’un phénomène de mode

qui a, comme tous les enthousiasmes soudains, une date de péremption très rapide.

C’est pourquoi nous décidons de poursuivre notre recherche en proposant l’adaptativité

comme principe d’intelligibilité du discours de l’adaptation et de la résilience (Chapitre 3). La

méthodologie employée est de mettre en perspective les auteurs majeurs de ces discours avec

notre définition de l’adaptativité et d’y dégager des implicites. Nous trouvons alors

l’immunité comme implicite, qui est relativement contre-intuitive car on pourrait presque la

définir comme l’antonyme de l’adaptativité. Et pourtant il nous semble que l’immunité soit

elle-même un moyen très fort pour repenser l’adaptativité.

C’est pourquoi nous décidons de retravailler notre problème de l’adaptation au changement

en s’appuyant désormais sur le problème de l’immunité (Partie II). Nous faisons l’hypothèse

que l’immunité est un principe d’intelligibilité très fort non pas seulement de l’adaptation,

mais aussi en géographie et en aménagement. C’est pourquoi nous décidons de ne pas tester la

force heuristique de l’immunité sur un cas précis pour ensuite monter en généralité mais de

tout de suite se placer à ce dernier niveau d’analyse. Pour cela, la méthodologie employée est

d’explorer l’anthropologie philosophique de Peter Sloterdijk, dont l’approche se fonde sur la

notion d’immunité (Chapitre 4). Ce travail nous donne des clefs de lecture théoriques, enrichit

notre vocabulaire et permet de systématiser nos intuitions sur la façon de mobiliser

l’immunité en géographie et en aménagement. Mais il nous déçoit aussi sur un certain nombre

de points qu’il s’agira de mettre en évidence. Ces points de déception sont comme des

blocages qui nous empêchent de considérer l’immunité comme un principe d’intelligibilité.

C’est pourquoi nous testons ensuite l’immunité dans sa capacité à faire dialoguer les

perspectives écologiques et politiques (Chapitre 5). La question est de savoir si l’immunité est

capable de faire émerger des problématiques et des grilles de lectures efficaces pour une

écologie politique. Pour cela, nous explorons la littérature de philosophie et de sciences

sociales sur les dimensions politiques et écologiques et nous tentons plus spécifiquement de

les traduire en des concepts et une grille de lecture propre à la géographie et à l’aménagement.

Cependant, ces concepts et grilles de lecture peuvent avoir un sens et une légitimité en tant