Chapitre 2 Comprendre les processus d’autoformation spirituelle et leur
2.2 L’autoformation existentielle et ses composantes
2.2.1 Appropriation
Le mot appropriation est monté en moi naturellement. Dans le cas de ma recherche, je parle plus spécifiquement de l’appropriation de ma spiritualité, ce qui veut dire « to take ownership »,
c’est-à-dire de prendre, ou même de reprendre le pouvoir sur mes croyances et mes pratiques spirituelles. Passage extrêmement douloureux qu’est celui de quitter une religion organisée pour s’aventurer sur un chemin solitaire. Le poème de Claude Picard exprime bien comment je comprends ce concept, dont voici un extrait :
J’étais seul,
Perdu dans cette nouvelle nuit Plus noire que le noir Je n’y voyais plus rien Je ne savais même plus qui j’étais
Pourtant j’étais là Abasourdi
Brisé
Je ne savais plus ce qui en moi continuait de respirer La vie continuait de battre en moi
Comme si cela se passait en dehors de moi
Des larmes
Des torrents de larmes se bousculaient en moi Et trouvaient parfois enfin le chemin de déborder
De me libérer
Puis les jours et les mois ont passé Des chemins invisibles se sont ouverts un à un
Devant moi Et tout autour de moi
Pas à pas
Dans mon cœur tout autant que dans mon corps J’ai apprivoisé ces chemins
Lentement j’ai appris à m’y sentir de plus en plus chez moi Jusqu’à un jour avoir le sentiment d’habiter
Ces nouveaux espaces qui m’étaient auparavant fermés Juste là de l’autre côté de cette arche invisible Que j’avais finalement traversée sans m’en rendre compte
Il y avait un banc
J’avais l’impression qu’il m’attendait Comme s’il avait été posé là juste pour moi
J’ai répondu à l’invitation de ce banc : je me suis assis Au fur et à mesure que j’explorais du regard
Les alentours de ce que je découvrais être Un immense et magnifique jardin
Je me suis rendu compte Que j’étais chez moi
Oui ce lieu
Que je n’aurais jamais osé imaginer aussi beau Aussi doux
Ce lieu c’était chez moi (Picard, 1997; tiré de Pinard, 2005)
Effectivement, de reprendre le contrôle sur quelque chose qu’on avait laissé à quelqu’un d’autre (l’institution) veut dire « d’apprivoiser ces chemins », chemins qui sont tout d’abord franchement inconfortables, puis qui, un jour, deviennent « chez moi ». Au-delà de marcher sur des chemins sur lesquels on n’aurait jamais pensé marcher, s’approprier sa spiritualité veut aussi dire apprivoiser les énergies de vie et de mort qui nous habitent. C’est lors de mon stage auprès d’Annick de Souzennelle et de Père Philippe Dautais13 que cette dimension m’est présentée et résonne immédiatement avec ma conception de l’appropriation de ma spiritualité. Voici ce que Dautais enseigne à ce sujet lors de mon passage au Centre Sainte-Croix :
Dans Genèse 2, Dieu invite l’Homme à nommer les « rayottes », les énergies de vie. Pourquoi ? Pour les intégrer, les assumer. Non assumées, ces énergies deviennent des
pulsions de mort. Une fois intégrées, on devient maître de nous-même. Sortir de l’emprise pour acquérir l’autorité sur ces énergies. Nous n’avons pas à être esclaves des pulsions, passions, blessures, mémoires… Comment laisser remonter ? Il faut pouvoir se dire dans la confiance. Nommer, regarder en face, accepter, intégrer. On passe de « sous l’emprise de » à « acquérir l’autorité sur ». On ne doit pas laisser place à la culpabilité. On a su faire comme on a su faire. Accepter son histoire telle qu’elle a été. (Dautais, notes de séminaire, 2014)
« Acquérir l’autorité sur » au lieu d’être « sous l’emprise de ». Voilà, ça dit tout : l’appropriation, c’est acquérir l’autorité sur son chemin spirituel, au lieu d’être sous l’emprise de commandements ou de dogmes qui viennent de l’extérieur de soi. Avec ce concept d’appropriation, je me situe dans l’approche théorique de l’autoformation existentielle ouverte par Gaston Pineau.
Dans son article « Recherches sur l’autoformation existentielle » (1995), Gaston Pineau définissait l’autoformation comme « formation de soi, par soi et même pour soi » et comme « un processus d’appropriation par le vivant de son pouvoir de formation déjà détenu par les autres et les choses ». (Galvani et Moisan 2014 : 17)
Voici que Pineau nomme ce que je pressens : l’« appropriation par le vivant de son pouvoir de formation » est une des composantes de l’autoformation existentielle. Il y a aussi, dans ce concept d’appropriation, une dynamique de verticalisation : un mouvement intérieur dans lequel l’être redresse dignement sa colonne spirituelle. Annick de Souzenelle en parle comme ceci :
En sa première identité, au début de sa vie, l'Homme inconscient applique "à l'horizontale" ce que savent ses cellules ; devenu conscient, en sa deuxième identité, il accède peu à peu à cette connaissance qui le "verticalise". [...] L'Homme qui vit cette étape bouleversante commence de construire sa personne, acceptant même souvent d'être rejeté de tous car il ne suit plus un modèle extérieur à lui, mais le chemin intérieur qui lui est propre, donné par son Seigneur. Cette verticalisation le conduit alors à atteindre des champs de conscience où son espace intérieur s'élargit tandis que le temps se raccourcit jusqu'à devenir l'Instant d'éternité en lequel il devient son NOM. (De Souzenelle 2013 : 37,38)
Se verticaliser, c’est s’accomplir, s’affranchir de l’état d’horizontalité où l’être humain rampe ou se soumet, pour plutôt accéder à la réalisation de soi, à la « verbalisation » de soi, à l’accouchement de soi, à l’accomplissement de notre identité profonde (notre nom) comme le dit Souzenelle en ses mots.