2. Étiologie de l’humeur dépressive
2.2. Facteurs psychologiques
2.2.2. Approches des traits de personnalité
Cette approche situe la source des comportements et des motivations conscientes au
niveau de dimensions de personnalité, de traits fondamentaux (Myers, 1997). Ces traits de
personnalité, ou tempéraments
4, représentent des caractéristiques relativement stables
5de
l’individu. Au cours du XX
èmesiècle, plusieurs théories quant à la structure de ces traits ont
été proposées. Parmi les premières, figure celle de Cattell (1950, 1965) défendant
l’existence de 16 traits de base. Cependant les études ultérieures ne sont pas parvenues à
répliquer cette structure (Eysenck et al., 1969 ; Eysenck et Eysenck, 1985). Eysenck
(1947) propose alors de classer les traits de façon hiérarchique. Le niveau le plus faible
regroupe les réponses spécifiques de l’individu aux situations qu’il rencontre, le second
niveau est composé de traits reflétant des tendances générales de fonctionnement, et le
niveau le plus fort définit des traits fondamentaux, des types de personnalité combinant les
traits de second ordre. En particulier, trois dimensions basiques ont été identifiées par cet
auteur : l’extraversion (E), le névrosisme (N) et le psychosisme (P). Par la suite, un autre
modèle à trois facteurs et onze facettes a été proposé par Tellegen (1985). L’auteur
distingue l’émotivité positive, l’émotivité négative et la contrainte. Notons cependant que
l’émotivité positive fut ensuite scindée en deux dimensions (forme ‘agentic’ et
‘communal’),résultant en un Big Four (Patrick et al., 2002 ; Tellegen et Waller, 2008).
Ces modèles n’ont cependant pas satisfait nombre de chercheurs, estimant qu’ils
contenaient trop ou pas assez de facteurs fondamentaux (Zuckerman, 2011). C’est
pourquoi s’est développé en parallèle un modèle restant à ce jour encore le plus accepté par
les chercheurs de ce champ, à savoir le Modèle des Cinq Facteurs (Five-Factor Model,
FFM). Là encore cependant, les auteurs ne nomment pas toujours ces dimensions de la
même manière (Costa et McCrae, 1992 ; Goldberg, 1990 ; Zukerman et al., 1993). Mais
comme le souligne Block (1995) lorsqu’il évoque le phénomène « jingle-jangle », il n’est
4 De plus en plus, les auteurs s’accordent à effacer cette distinction, considérant que ces termes sous-tendent tous deux des influences biologiques, génétiques, et revêtent une relative stabilité temporelle (Klein et al., 2010).
pas rare que les mêmes noms recouvrent des traits différents, et des noms différents des
traits similaires. L’encadré 2 expose les cinq traits fondamentaux assortis de leurs facettes,
proposés par Costa et McCrae (1992) dans la théorie du Big Five.
Encadré 2.Classification des traits fondamentaux et de leurs composantes, dans le modèle
du Big Five (Costa et McCrae, 1992 ; Extrait de Zuckerman, 2011, p. 52-53)
Névrosisme (N) : anxiété, colère-hostilité, dépression, conscience de soi, impulsivité, vulnérabilité,
Extraversion (E) : chaleur, grégarisme-sociabilité, affirmation, activité, excitabilité, émotions positives,
Ouverture (O) : fantaisie, esthétique, sentiments, actions, idées, valeurs,
Agréabilité (A) : confiance, honnêteté, altruisme, conciliant, modestie, réflexion,
Conscience (C) : compétence, ordre, consciencieux, poursuite de la réussite, autodiscipline, réflexion.
Classiquement donc, deux types de modèles ont été développés. Le modèle à trois
facteurs incluant l’émotivité positive (PE), l’émotivité négative (PN) et la contrainte vs
désinhibition(D),reste aujourd’hui encore très défendu (Clark et Watson, 1999 ; Markon et
al., 2005) et constitue un compétiteur important du modèle à cinq facteurs. Notons cependant
que ces deux ensembles présentent des recouvrements. Comme l’illustre la figure 2, le
névrosisme et l’extraversion correspondraient respectivement à l’émotivité négative et à
l’émotivité positive (Clark et Watson, 1999 ; Markon et al., 2005). Des fortes corrélations de
l’ordre de .83 (N x PN) et .78 (E x PE) ont en effet été rapportées (Clark et Watson, 1999).
La dimension de désinhibition s’avère plus indépendante du Big Five puisque la moitié de sa
variance seulement est expliquée par ses associations à la conscience et à l’agréabilité (-.54
et -.50 respectivement ; Clark et Watson, 1999). Enfin, l’ouverture ne présente quasiment
aucun recouvrement avec le Big Five (Markon et al., 2005).
Figure 2. Correspondance entre les cinq traits du Big Five et les trois dimensions
proposées ultérieurement
Emotionalité
négative Emotionalité positive Désinhibition
2.2.2.2. Incidence de la personnalité dans la dépression
La méta-analyse récemment conduite par Kotov et al. (2010) met en avant une
association de l’humeur dépressive positive avec le névrosisme d’une part, et négative avec
l’extraversion et la conscience d’autre part. Le tableau 1 (page suivante) résume les
tendances les plus consistantes rapportées par les auteurs. Cette association est présente
dans le trouble dépressif majeur, mais parfois plus encore dans le trouble dysthymique.
Comme le notent les auteurs, ce dernier pourrait correspondre à un trouble de la
personnalité (Watson et Clark, 1995). Cette hypothèse semble en cohérence avec les
données issues des études génétiques, d’après lesquelles le trouble dysthymique ne subirait
pas d’influences héritables (Lyons et al., 1998), contrairement au trouble dépressif majeur.
Cependant la spécificité de ces dimensions de personnalité à la dépression n’est pas
vérifiée. Les troubles anxieux présentent en effet des patterns d’association similaires avec
ces mêmes dimensions. Ces relations s’avèrent même plus fortes qu’avec le trouble
dépressif majeur. Cependant, comme le notent les auteurs (Klein et al., 2010), ces
associations pourraient sous-tendre des liaisons plus spécifiques entre les facettes de ces
dimensions et les troubles dépressifs et anxieux. Les études commencent en effet à
rapporter des relations plus spécifiques aux facettes dans les dimensions N/NE et E/PE
(Durbin et al., 2005 ; Naragon-Gainey et al., 2009 ; Watson et al., 2006 ). Parmi les
composantes du névrosisme, la facette “self-harm” par exemple apparait plus spécifique à
la dépression qu’aux autres troubles (Watson et al., 2006). D’autres auteurs émettent
également l’idée selon laquelle les effets de certains traits s’expliqueraient davantage par
un rôle de modérateur. Cet effet modérateur de la relation entre le névrosisme et la
dépression a par exemple été récemment suggéré pour l’extraversion (Olino et al., 2010) et
la conscience (Verstraeten et al., 2009).
Les modèles que nous venons de présenter décrivent des traits de personnalité
supposés basiques. Cependant, d’autres dimensions de personnalité ont été proposées pour
expliquer les comportements et les troubles de l’humeur. Notamment, l’estime de soi
(Brown et Harris, 1978 ; Swann, 2007) a été décrite comme ‘état’ et comme ‘trait’.
L’estime de soi-trait correspond à la perception globale de soi, et s’avère être une
dimension particulièrement importante pour comprendre la façon dont les individus
s’ajustent face aux situations aversives. En particulier, et comme nous le verrons par la
suite, son association négative avec l’humeur dépressive a largement été démontrée (Orth
attributionnel
6(Abramson et al., 1978 ; Abramson et al., 1989) a été proposée comme
variable d’ajustement. Le style attributionnel correspond à la manière habituelle dont les
personnes expliquent l’origine des situations positives et négatives qu’elles rencontrent.
Son association positive à l’humeur dépressive est également bien documentée (Hankin et
Abramson, 2002 ; Sanjuan et Magallares, 2009 ; Sanjuan et al., 2008). Ces caractéristiques
dispositionnelles ont généralement été proposées comme étant des dimensions stables du
fonctionnement psychique. Nous aurons l’occasion d’y revenir en détail dans la suite de
notre exposé.
Tableau 1. Un point sur les données empiriques portant sur les relations entre la
personnalité et l'humeur dépressive (d’après la méta-analyse de Kotov et al., 2010)
N/NE E/PE C
Associé à l’humeur dépressive ? oui (relation positive) oui (relation négative) oui (relation négative) Affecté pendant l’épisode
dépressif ? modérément non -- Influence étiologique commune ? oui (i.e. les gènes) faible -- Prédictif de l’émergence de
l’épisode dépressif ? oui faible -- Influence le cours de l’épisode
dépressif ? oui oui --
Augmente le risque de dépression face à des événements de vie
aversifs ? oui oui oui
Affecté après la rémission ? oui non -- Notes. N/NE : névrosisme/émotivité négative ; E/PE : extraversion/émotivité positive ; C : conscience