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Chapitre 2 : Des Droits de l‟homme politiques?

1. Une approche institutionnelle

Les approches politiques se sont développées en opposition aux approches dîtes naturalistes. Dans le chapitre précédent, les différentes critiques suivant lesquelles les droits naturels seraient trop intemporels et insuffisamment institutionnels pour bien saisir la signification contemporaine des droits humains ont été discutées. Face à ces difficultés, plusieurs auteurs ont développés des approches qui se concentrent sur la place qu‟occupent les droits de l‟homme dans les institutions politiques nationales et internationales contemporaines.

En général, les approches politiques prennent comme point de départ le traitement qu‟on réserve aux droits humains dans les discours existants et leur importance pratique1. Conséquemment, le but de cette approche est, grosso modo, de clarifier la compréhension ou les différentes compréhensions possibles des droits humains par rapport aux buts et aux objectifs qui leur sont attribués d‟ordinaire2.

Il y a donc une rupture par rapport à la compréhension naturaliste, plus classique de ces droits. On ne cherche plus à voir les intérêts partagés par l‟ensemble des êtres humains ou leurs caractéristiques inaliénables de manière directe, mais les droits de l‟homme sont ici compris comme des normes internationales dont le but premier est de garantir l‟opportunité de chacun

1 Baynes, Kenneth. 2009. « Toward a political conception of human rights », dans Philosophy and Social Criticism,

vol. 35, no. 4, p. 374

d‟être membre à part entière d‟une communauté politique3. C‟est ici qu‟on voit émerger l‟apport critique de cette approche. Comme le souligne Kenneth Baynes, ces normes internationales sont comprises comme un standard pour évaluer la conduite d‟institutions gouvernementales et d‟organisations non gouvernementales; les auteurs liés à l‟approche politique ne se contentent pas d‟une simple description, mais ils en font ressortir la dimension normative et critique du régime international des droits de l‟homme4. Ce régime, comprit de manière normative, visent donc à

encadrer les actions des sociétés et communautés politiques en assurant la protection de certains intérêts jugés fondamentaux.

Suivant Kenneth Baynes, les nombreux auteurs qui s‟inscrivent dans cette perspective partagent au moins trois caractéristiques générales. Les droits humains y sont d‟abord compris comme des revendications (claims) que les individus peuvent adresser à des institutions politiques et les représentants officiels qui y sont associés plutôt que des revendications envers d‟autres individus5. Ensuite, une plus grande attention est portée dans ces approches aux conditions de base pour garantir la pleine appartenance (membership) d‟un individu à une communauté politique6. Les intérêts fondamentaux des individus, leur bien-être ou leurs capacités à raisonner, à formuler une opinion, etc. ne sont pas prît en eux-mêmes, mais ils sont prît comme des conditions de participation politique.

Finalement, les droits humains sont considérés comme des droits politiques puisque le type de justification développé pour les défendre est déterminé par leur rôle ou leur fonction à l‟intérieur de certaines institutions. Comme l‟écrit Baynes : « Since they are norms for the assessment or evaluation of political societies and, possibly, even for the justified imposition of sanctions on

3 Ibid., p. 375

4 Ibid. 5 Ibid 6 Ibid.

them, it is important that the norms be ones that it is reasonable for political societies to acknowledge »7. Les arguments développés pour les justifier et les fonder ne reposent plus ici sur la définition des intérêts fondamentaux ou de la nature humaine, mais sur la manière d‟arriver à un accord politique en incluant une pluralité raisonnable de conception concernant la nature humaine.

Les approchent politiques reposent de cette manière sur une conception sociale des individus; les droits humains y sont compris comme les droits fondamentaux d‟individus engagés dans des relations associatives spécifiques. On considère dès le départ la dimension et l‟importance sociales de ces droits, ce qui n‟est pas le cas des approches naturalistes qui se penchent davantage sur leurs fondements dans les caractéristiques des personnes humaines. En d‟autres mots, on met davantage l‟accent sur la dimension interactionnelle des relations humaines telle qu‟on l‟observe dans notre contexte contemporain plutôt que sur des caractéristiques individuelles ou sur une compréhension globale de l‟individu humain et de ses caractéristiques essentielles.

L‟affirmation suivant laquelle cette approche est particulièrement appropriée pour comprendre l‟importance, la signification et le rôle de ces normes fondamentales dans le contexte contemporain n‟est conséquemment pas exagérée. Il est important de voir que les institutions politiques sont centrales dans les questions qui touchent les droits humains, que ce soit dans le rôle qu‟elles jouent dans la promotion de ces droits ou dans leur capacité à les transgresser. Leur accorder une place de premier plan permet de confronter ces questions directement8.

De cette manière, l‟approche politique va soulever des problèmes distincts. Par exemple, elle est mieux équipée pour reconnaître l‟importance de l‟autodétermination nationale et d‟en penser l‟interrelation avec les normes internationales. Cet argument est mis de l‟avant par Pablo

7 Ibid

Gilabert. Il souligne que de mettre l‟accent sur l‟environnement institutionnel d‟une société donnée permet de mettre en lumière le lien qui unit l‟autodétermination politique et la définition de ses propres droits. Comme il l‟écrit : « [where] there are institutions that incorporate forms of political self-determination, agents can identify the kinds of rights whose implementation has priority given their historical circumstances, and decide in an autonomous fashion what specific implementation to undertake »9. La question de l‟autodétermination et le problème de garantir des droits universels à tous sans tomber dans une forme de colonialisme paternaliste hante les discours sur les droits humains. Sans nécessairement régler la question, le fait de prendre les institutions et de considérer les agents comme des acteurs politiques dès le départ permet, comme il sera abordé plus bas, de considérer directement ces questions.

Le principal avantage de cette approche est d‟identifier de quelle manière les responsabilités et devoirs doivent être attribués au sein d‟une organisation institutionnelle donnée. C‟était, comme on l‟a vu dans le premier chapitre, un des problèmes de l‟approche naturaliste qui peine à identifier, par elles-mêmes, les acteurs responsables de l‟actualisation des droits10. Au contraire, cela apparaît comme un souci central des approches politiques. Les réflexions politiques sont plus souvent préoccupées par la faisabilité de leurs propositions. Suivant ces approches, il n‟est pas suffisant de critiquer les lacunes de certains arrangements institutionnels à partir d‟une position idéale, mais il doit être possible de joindre des prescriptions pratiques, réalisables à la dimension évaluative de la théorie pour atteindre une situation plus juste11.

Il ne suffit donc pas d‟avoir les bases normatives pour identifier certains droits dont la réalisation serait moralement désirable, mais il faut également voir de quelle manière il est possible de les actualiser dans un contexte institutionnel stable sans imposer un coût exagéré à ceux qui sont

9 Ibid., p. 452

10 O‟Neil, Onora. 2015. « Response to John Tasioulas », p. 77-78 11 Gilabert, Pablo. 2011. p. 458

touchés par ces droits. Les approches politiques, qui opèrent dans des cadres économiques, institutionnels et culturels particuliers qu‟elles prennent en compte, sont ainsi plus à même d‟apporter une réflexion indispensable sur ces questions. Non pas que les approches naturalistes soient incapables de considérer de tels problèmes, mais bien plutôt qu‟elles mettent l‟accent sur la dimension des fondements des droits humains plutôt que sur leur actualisation politique.