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Une approche épistémologique inspirée par la sociologie pragmatique de

Sous-section 1 : La connaissance dans une approche critique

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Section 1. Un positionnement interprétativiste

Dans cette section, nous mettons en lumière les fondements du paradigme interprétativiste et son émergence en marketing.

Sous-section 1. Présentation du paradigme interprétativiste

Le paradigme interprétativiste est composé de plusieurs écoles de pensées. Il regroupe, par exemple, la phénoménologie, l’herméneutique, les théories critiques ou encore l’ethnométhodologie. Son objet est de comprendre et d’interpréter le sens que l’individu donne à ses expériences. Pour les chercheurs adoptant cette posture épistémologique, la réalité n’est pas absolue. Il n’y pas une seule et unique réalité, mais il en existe plusieurs (Hirschman, 1986). Ces réalités correspondent aux expériences vécues par les individus (Avenier et Gavard-Perret, 2012). Le sens donné par les individus à une situation qu’ils expérimentent est considéré comme une forme de réalité. Dans le paradigme interprétativiste, la réalité est conçue comme intersubjectivement perçue (Gavard-Perret et al., 2012). Dans ces conditions, la prise en compte du contexte est primordiale (Askegaard et Linnet, 2011). Le chercheur veille à comprendre le phénomène étudié en analysant la représentation que les individus ont du phénomène. Ainsi, l’attention du chercheur est tournée vers les motivations, les représentations et les croyances des individus (Thompson, Locander et Pollio, 1989). Dès lors, nous pouvons mettre en avant trois points clés caractérisant le paradigme épistémologique interprétativiste :

- Le premier point postule que la réalité est multiple et dépend de l’expérience vécue (Hudson et Ozanne, 1988). Il y a donc plusieurs « vérités » (Hirschman, 1986). On ne peut pas généraliser des données, car celles-ci sont dépendantes de l’expérience vécue (Avenier et Gavard-Perret, 2012).

- Le deuxième point est l’interactivité entre le sujet et l’objet étudié (Goffman, 1973 [1959]). La connaissance se construit dans l’interaction entre le chercheur et l’individu (Thompson, Pollio et Locander, 1994). En ce sens, la connaissance développée est forcément influencée par le sujet étudié.

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- Le troisième point est que l’intention est essentielle dans le développement de la connaissance (Avenier et Gavard-Perret, 2012). Par conséquent, l’expérience du chercheur a des conséquences sur la construction de la connaissance (Thompson, Pollio et Locander, 1989).

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Tableau 5 : Les différentes positions épistémologiques

Positivisme Interprétativisme Constructivisme

Statut de la connaissance

Il existe une essence propre à l’objet de la connaissance

Il n’existe pas d’essence propre à l’objet de la connaissance (constructivisme radical) ou elle ne peut être atteinte (interprétativisme et constructivisme modéré)

Nature de la réalité

Indépendance du sujet et de l’objet (le monde est fait de nécessités)

Dépendance du sujet et de l’objet (le monde est fait de possibilités) Chemin de la connaissance La découverte : recherche formulée en termes de

« pour quelle cause ? »

L’interprétation : recherche formulée en termes de « pour quelle motivation ? » La construction : recherche formulée en termes de « pour quelle finalité ? » Objectif de la recherche

L’explication La compréhension La construction

Critère de validité Vérifiabilité Confirmabilité Réfutabilité Idiographie Empathie6 Adéquation Enseignabilité

Source : Perret et Séville (2003, pp.14-15)

Sous-section 2. Développement de l’approche interprétative en

marketing

En marketing, le paradigme interprétativiste gagne en légitimité depuis plusieurs décennies. Cette légitimité croissante s’explique en partie par le développement de journaux scientifiques encourageant cette perspective. Par exemple aux États-Unis, le

Jounal of Consumer Research a publié de nombreuses recherches s’appuyant sur des

méthodologies qualitatives, empruntée à l’anthropologie et la sociologie (Hirschman, 1986 ; Hudson et Ozanne, 1988 ; Arnould, 1989 ; Thompson, Pollio et Locander, 1989 ; Murray et Ozanne, 1991 ; Schouten, 1991 ; Holt, 1997).

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À la même époque en France, le journal Recherche et Applications en Marketing a publié un article de synthèse sur les différentes options épistémologiques (Bergadàa et Nyeck, 1992). Cette recherche préconise de dépasser le clivage apparent entre positivisme et interprétativisme, ces deux paradigmes ne pouvant être effectivement comparés sur la base des mêmes critères scientifiques (Bergadàa et Nyeck, 1992).

Le paradigme interprétativiste devient peu à peu une alternative au positivisme et se développe progressivement en marketing. En 1991, Sherry parle de « tournant interprétatif ». Ce tournant se caractérise par une analyse plus critique de la consommation (Murray et Ozanne, 1991 ; Penaloza, 1994), proposant de nouvelles perspectives dans la recherche sur la consommation (voir Thompson, Pollio et Locander, 1989 ; Holt, 1995 ; 1997). Faisant suite à ce « tournant interprétatif », l’International Journal of Research in Marketing édite deux numéros spéciaux en 1993 et 1994 incitant à la publication de recherches interprétatives. En 2005, une synthèse d’articles est publiée sous le label de Consumer Culture Theory. Elle regroupe l’ensemble des recherches ayant un positionnement interprétatif et institutionnalise ce qui deviendra un réel courant de recherche (Arnould et Thompson, 2005). En France, ce courant s’organise et se précise également. En 2010, Özçağlar- Toulouse et Cova publient un article synthétisant les différents courants français de recherche sur la consommation qui s’apparentent à la Consumer Culture Theory. Les travaux interprétatifs trouvent ainsi peu à peu un écho dans la recherche en marketing.

Les chercheurs interprétatifs visent à comprendre le sens que les individus donnent à leur consommation (Thompson, Pollio et Locander, 1989). Ils s’interrogent également sur les règles qui influencent leurs consommations (Hirschman, 1988 ; 1990 ; 1993 ; Holt, 1997 ; Crockett et Wallendorf, 2004 ; Kozinets et Handelman, 2004 ; Kozinets, 2008 ; Giesler et Veresiu, 2014).

En cohérence avec le paradigme interprétatif, nous souhaitons étudier les règles coordonnant les actions militantes anticonsuméristes. D’un point de vue micro- logique, notre recherche doctorale s’intéresse au sens que les militants accordent à leurs actions : comment les militants anticonsuméristes justifient-ils leurs actions ? D’un point de vue macro-logique, nous étudions les conventions qui influencent leurs actions militantes anticonsuméristes : quelles conventions coordonnent les actions militantes anticonsuméristes ?

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Nous reprenons ici le vocabulaire proposé par la théorie de la mobilisation des ressources (McCarthy et Zald, 1973). Nous parlons de mouvement social et d’organisations de mouvement social (voir chapitre 1 - section 1). Pour rappel, le mouvement social anticonsumériste regroupe les organisations partageant les mêmes objectifs, à savoir apporter des changements dans nos manières de consommer.

Conclusion de la première section

Dans cette section, nous avons brièvement exposé les fondements du paradigme interprétatif ainsi que son émergence dans la recherche en marketing. Progressivement, les recherches adoptant un positionnement interprétativiste ont gagné en légitimité. Même si celles-ci restent encore minoritaires en marketing, elles ont permis d’apporter des contributions majeures dans la compréhension des comportements de consommation, et de la consommation en général.

Dans notre recherche, nous adoptons une posture interprétativiste afin de comprendre le sens que les militants anticonsuméristes donnent à leurs actions, et les règles qui influencent ces actions. Pour atteindre notre objectif, nous nous appuyons essentiellement sur les travaux développés par Boltanski (1982 ; 1990 ; 2008 ; 2009). Ces travaux forment la sociologie pragmatique de la critique et sont présentés dans la deuxième section.

Section 2. Une approche épistémologique inspirée par la

sociologie pragmatique de la critique

Pour comprendre les règles conventionnelles coordonnant les actions militantes de nos informants, nous adoptons une approche pragmatique de la critique (Boltanski, 2009). En termes épistémologiques, cette approche est liée à la sociologie critique développée par Pierre Bourdieu (1979 ; 1982 ; 1993 ; 2001). Dans cette section, nous rendons compte, dans un premier temps, de la filiation existant entre la sociologie critique et la sociologie pragmatique de la critique. Dans un second temps, nous mettons en avant les principes de cette nouvelle sociologie.

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Sous-Section 1. La connaissance dans une approche critique

En vue de développer « une connaissance », Bourdieu a mis en place une recherche méthodologique qu’il a décrite dans de nombreux ouvrages (Bourdieu, 1979 ; 1993 ; 1994 ; 1997). La construction d’une connaissance se base sur une critique de la raison scolastique, à savoir un usage sociologique du concept kantien de la critique (Bourdieu, 1997). Pour Kant (2006 [1781]), la critique est une démystification de la raison. Il s’agit d’une critique de la raison pure. Pour Bourdieu (1994, p.222), la sociologie critique doit questionner la légitimité de tous les produits de « la situation

de skholè, de loisir, dont l’école […] est une forme particulière en tant que situation institutionnalisée de loisir studieux ». La skholè correspond dans cette optique aux

activités de la vie quotidienne, comme l’école, le théâtre, les arts, la politique, etc. (Bourdieu, 1997). La connaissance bourdieusienne s’appuie sur une réflexivité de la critique. Il existe des illusions contraires dans la société créées par la raison scolastique qui doivent être critiquées par le sociologue (Bourdieu, 1994). Cependant, contrairement à Kant (2006 [1781]), la sociologie critique n’est pas à visée philosophique. Elle analyse des champs sociaux où est produite la disposition scolastique. Bourdieu (1997) s’intéresse alors à l’éducation, à l’art, afin de montrer les mystifications sous-jacentes à ces champs. Pour le sociologue critique, la connaissance se construit sur le développement de concepts capables de décrire et de critiquer les structures sociales et cognitives. Par exemple, le concept de violence symbolique met en avant l’acceptation de la domination sociale par les dominés. Ce concept souligne aussi le point de vue scolastique qui engendre la légitimité des arbitraires culturels (tel que la condition sociale) - le point de vue scolastique étant la conséquence de structures mentales produites par des conditions sociales déterminées de skholè.

Ainsi, en nous inspirant de Bourdieu, nous pourrions décrire une structure, inconsciente aux yeux de nos informants, structurant leurs actions militantes. Cette structure peut être une idéologie (Kozinets et Handelman, 2004 ; Varman et Belk, 2009).

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De plus, la connaissance se développe à travers une dénonciation du social. Se basant sur la critique scolastique, la sociologie critique bourdieusienne a comme vocation d’être à l’œuvre dans chaque étude remettant en cause les présupposés. Par exemple, en travaillant sur le goût, Bourdieu (1979, p.9) rappelle que « la sociologie est là par

excellence sur le terrain de la dénégation du social ». De ce fait, la connaissance se

traduit par une déconstruction des préconstructions du social. Le sociologue critique se doit d’être dans une « véritable conversation » avec le social (Bourdieu, 1992, p.260). Cependant, cette conversation s’appuie sur une vérité objective du subjectif (Bourdieu, 1980a ; 1980b), mise en avant dans les écrits de Bourdieu par les encadrés. Ces derniers ont pour objet de décrire l’objectivité des préconstructions du social. Le cadre insiste alors sur la distance critique du sociologue (Bourdieu et Haacke, 1994). En prenant en compte l’importance du social, le sociologue critique a une position différente des agents (Bourdieu, 1980) : les agents sont engagés dans l’espace social alors que le sociologue critique décrit ce social.

En ce sens, nous pourrions décrire une idéologie structurant les actions militantes, en remettant en cause des présupposés. Même si les militants critiquent les structures sociétales (voir McCarthy et Zald, 1973 ; Touraine, 1978), leurs actions sont elles- mêmes formatées par une structure.

Ce faisant, la construction d’une connaissance suppose une forme de réflexivité de la part du sociologue critique. La différence entre le sociologue critique et l’agent est d’ailleurs fondamentale dans la sociologie développée par Bourdieu. La connaissance se construit à travers un savoir-faire spécifique et une méthode sociologique. À travers un rapport ou une étude, le sociologue critique propose une certaine vérité (Boltanski, 1990), ou une certaine objectivité de la subjectivité (Bourdieu, 1980). Le sociologue critique endosse dès lors une forme de supériorité intellectuelle par rapport aux acteurs (Boltanski, 1990). Le sociologue critique apporte une connaissance qui n’est pas nécessairement apparente aux yeux des agents. Même si les agents peuvent être réticents à valider cette connaissance, le sociologue critique a tendance à interpréter cette résistance comme étant une confirmation de son analyse sociologique (Boltanski, 1990). Cette résistance est perçue comme la conséquence d’une non- réflexivité de la part des agents : ils sont engagés dans l’espace social par des intérêts et ont tendance à dissimuler la vérité de leurs actes, la vérité de leurs actes étant contraire à leurs intérêts.

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L’ordre social se fonde alors sur une illusion (Bourdieu, 1980 ; Boltanski, 1990). La connaissance a comme objet de décrire cette illusion, « ce qui suppose la capacité à

voir et à décrire les intérêts sous-jacents qu’elle dissimule » (Boltanski, 1990, p.125).

Cette réflexivité du sociologue s’appuie sur un lieu extérieur, à savoir le laboratoire. Celui-ci permet au sociologue d’avoir une distance par rapport aux luttes dans lesquelles les acteurs sont absorbés (Boltanski, 1990). Latour (1989) a d’ailleurs expliqué le rôle du laboratoire dans les travaux de recherche. Ce lieu permet au chercheur d’analyser son objet en ayant une position d’ « extérieur ».

La description des illusions est primordiale dans la construction de la connaissance pour Bourdieu (1979). L’analyse de l’illusion émane des œuvres de Marx, Durkheim, Weber ou Pareto pour lesquels elle a comme synonyme idéologies, prénotions, représentations, croyances et résidus (Boltanski, 1990). Les acteurs sont dominés par des illusions, contrairement au chercheur qui renonce aux siennes afin de dévoiler la domination sociale. Le concept de domination sociale est aussi essentiel dans la sociologie critique développée par Bourdieu. La description de la domination sociale sert même « à identifier et à condamner des manifestations jugées outrancières et

abusives de la puissance » (Boltanski, 2009, p.15). La connaissance est comprise

comme « l’instrument de la description de la domination et l’instrument de

l’émancipation à l’égard de la domination » (Boltanski, 2009, p.40).

Par exemple, en décrivant une idéologie structurant les actions militantes, nous pourrions décrire une domination et permettre aux militants de s’émanciper de celle- ci.

Sous-Section 2. La connaissance dans une approche pragmatique de

la critique

L’approche pragmatique de la critique a été élaborée à la fois à partir des écrits de Bourdieu, mais aussi en opposition à ceux-ci (Boltanski, 1982 ; Corcuff, 1989 ; Lafaye, 1989 ; Boltanski et Thévenot, 1991 ; Corcuff, 1991a ; 1991b ; Camus, Corcuff et Lafaye, 1993 ; Corcuff et Lafaye, 1996a ; 1996b ; Lemieux, 1999 ; Lemieux, 2000 ; Corcuff et Sanier, 2000 ; Thévenot, 2006 ; Boltanski 2008 ; Boltanski 2009 ; Boltanski et Corcuff, 2010 ; Thévenot 2010).

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Boltanski - un des collaborateurs de Bourdieu - crée avec Thévenot, le Groupe de

sociologie politique et morale de l’École des hautes études en sciences sociales. C’est

au sein de ce groupe que la sociologie pragmatique de la critique se développe. Cette « école » se veut être en concurrence avec la sociologie classique de Bourdieu.

La première remise en cause de la sociologie critique concerne la notion de domination dans les études critiques de Bourdieu (1979 ; 1990). Pour les chercheurs pragmatiques, il s’agit d’un concept à la fois trop vague et trop puissant (Boltanski, 2009 ; Diaz-Bone et Thévenot, 2010). L’ensemble des relations sociales a tendance à être analysé sous cette dimension de domination. En prenant l’exemple de la relation amoureuse, Boltanski (2009) montre les limites du concept. Comment un sociologue critique analyserait l’amour d’un homme pour une femme ? Le chercheur critique explique cette relation comme le résultat d’une domination sociale, si la femme était issue d’une classe sociale supérieure à celle de l’homme (Boltanski, 2009). Cette relation personnaliserait une certaine violence symbolique (Bourdieu et Passeron, 1970), qui n’est pas vécue comme telle par ces deux personnes. Le concept de violence symbolique réhabilite alors l’aliénation des individus (Marx, (2009 [1867]) par des structures et des dispositions inconscientes.

La seconde remise en cause porte sur la capacité réflexive des personnes engagées dans l’espace social : « leurs capacités critiques sont sous-estimées, ou ignorées » (Boltanski, 2009, p.42). Il y a une critique, d’une partie, de l’asymétrie entre le sociologue critique et les agents. L’un étant réflexif et les autres dominés par des illusions. Dans la sociologie pragmatique de la critique, la connaissance se construit à partir de la compétence critique des individus (Boltanski. 1990). Pour les chercheurs de la critique, les personnes ne sont pas des dupes dominés par des illusions (Hoarau, 1992 ; Boltanski, 2009). Les personnes ne subissent pas une domination à leur insu, voire contribuent à celle-ci. Au contraire, dans la sociologie pragmatique de la critique, les personnes sont dotées de compétences critiques leur permettant de formuler des critiques morales. En ce sens, les individus sont aussi réflexifs que peut l’être le sociologue. Les personnes « ne se contentent pas d’agir ou de réagir aux

actions des autres. [Les personnes] reviennent sur leurs propres actions ou sur celles des autres pour porter sur elles des jugements, souvent indexés à la question du bien ou du mal, c’est-à-dire des jugements moraux […].

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Les jugements moraux que les acteurs formulent dans le cours de leurs activités quotidiennes prennent souvent la forme de critiques » (Boltanski, 2009, p.18-19). Le

chercheur pragmatique de la critique refuse ainsi la position supérieure du chercheur (Bourdieu, 1984).

Cependant, l’asymétrie entre le chercheur et les personnes n’est pas remise en cause totalement. Au contraire, elle permet de construire une connaissance. En effet, le chercheur peut, à l’opposé des personnes, accumuler un ensemble de ressources (entretiens, notes d’observation, rapports, etc.) et les comparer les unes aux autres. Il peut également mettre en perspective l’ensemble des justifications données par les personnes dans une situation précise. Mais son objectif n’est pas de montrer aux personnes les situations dans lesquelles elles sont dominées.

Dans cette perspective, il y a un mouvement du chercheur d’une sociologie de l’agent (Bourdieu, 1979) vers une sociologie de l’acteur (Dodier, 1989). Les acteurs ne sont plus des agents ayant des attributs stables et des prédispositions inscrites dans leur inconscient. Ils sont qualifiés d’acteurs réflexifs sur la production de leurs discours, qui réalisent un travail de « mise en intrigue » de leurs actions (Ricoeur, 1983, cité dans Boltanski, 1990).

Les acteurs dénoncent des situations qu’ils jugent injustes. Ces critiques ne diffèrent que très peu des explications apportées par le chercheur (Boltanski et Thévenot, 1983 ; Boltanski, 1990). D’ailleurs, les recherches produites par les sociologues peuvent servir de modèles de compétences. Les acteurs dénoncent une injustice et/ou justifient une position en fonction de ces modèles de compétences (Boltanski, 1990). En d’autres termes, les études scientifiques servent de ressources aux personnes pour appuyer leurs critiques. Lafaye (1990) montre cette tendance à l’appropriation dans son étude sur les services municipaux. Dans le but de mettre à jour une injustice, les personnes ont effectué une interprétation critique des faits en s’appuyant sur des concepts sociologiques tels que le pouvoir, l’intérêt ou le rapport de force.

Ainsi, un chercheur adoptant une épistémologie pragmatique de la critique « suit » les acteurs dans leur démarche interprétative. Il explicite des éléments plus stables soutenant leurs actions.

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Pour ce faire, le chercheur renonce « à avoir le dernier mot » (Boltanski, 1990, p.131). De plus, le chercheur qui adopte une position pragmatique de la critique opte pour plus d’extériorité : « critiquer c’est se désengager de l’action pour accéder à

une position externe d’où l’action pourra être considérée d’un autre point de vue »

(Boltanski, 1990, p.131). C’est à partir de cette position d’extériorité que le modèle des cités s’est développé (Boltanski et Thévenot, 1991 - voir chapitre 3). Dans ce modèle, la critique s’appuie sur un principe supérieur émanant d’une autre cité que celle où les personnes sont engagées. Tout comme pour la sociologie critique, la connaissance se construit en prenant appui sur la position d’extériorité et sur le laboratoire.

Les individus étant des acteurs réflexifs, le rôle du chercheur est de décrire les compétences critiques de ces acteurs. Pour Boltanski (1990), la connaissance se conçoit comme une reconstitution de l’espace critique des individus. Le chercheur décrit et analyse les règles ainsi que les ressources, sur lesquelles les personnes construisent leurs compétences critiques. Pour mettre en évidence les compétences critiques des acteurs, le chercheur a deux solutions.

La première solution est d’interpréter les compétences critiques des acteurs à travers des conventions déjà théorisées (Boltanski, 1990). Les conventions se composent de règles et de principes d’évaluation variés reflétant les justifications apportées par les personnes (voir chapitre 3). Autrement dit, le chercheur met en avant les conventions qui permettent aux individus de justifier leurs actions et de critiquer une situation. La connaissance vient de la mise en lumière de l’implicite sur lequel les acteurs s’appuient pour coordonner leurs actions.

La seconde solution est de décrire une nouvelle convention, si les compétences critiques des acteurs dépassent les conventions déjà théorisées (Lafaye et Thévenot, 1993). C’est à partir de ces compétences critiques que Boltanski et Thévenot (1991) décrivent la société française en six conventions. Pour rappel, le modèle des cités est un modèle de compétences qui vise « à clarifier les principes de justice sur lesquels

s’appuient les personnes lorsqu’elles se livrent à la critique ou font des justifications, et à expliciter les opérations au moyen desquelles elles assoient le bien-fondé de leurs

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