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Apprenons à connaître le prédateur au lieu

Dans le document La prospective en panne d’histoire ? (Page 51-58)

de le fantasmer !

par Sylvie Berthier

le suivi du loup. En 2004, des collègues français sont venus me chercher pour que je dispense des formations sur les chiens de protection. Celles-ci ont été bien appréciées car j’utilisais le langage des éleveurs et je connaissais très bien les chiens – je suivais plusieurs portées, je plaçais les chiots dans les troupeaux des éleveurs, je faisais du suivi – et les autres mesures de protection.

Et puis vous avez monté le projet CanOvis.

Oui, avec mon collègue Jean-Luc Borelli, à partir de 2013. La question qui se posait était de savoir comment améliorer la protection des troupeaux. Il fallait d’abord comprendre comment le prédateur attaque, comment les chiens de protection, qui étaient et restent la meilleure manière de protéger les troupeaux, se comportent face au loup, com-ment ce dernier répond à l’attitude des chiens et comment le troupeau réagit. Il fallait décrypter ce triptyque comportement du loup/des brebis/

Depuis combien de temps vous intéressez-vous à la question du loup ?

Jean-Marc Landry : Les premiers loups sont arri-vés en Suisse en 1995 et, avec eux, les premières attaques et cas de surplus killing. Les éleveurs étaient seuls et désemparés car tout le monde affirmait que le loup ne pouvait pas être accusé puisque le comportement de surplus killing est généralement attribué aux chiens et qu’il est écrit dans les livres que le loup ne tue que pour se nourrir. Il y a eu beaucoup de débats émotionnels, notamment dans les médias, et peu d’analyses basées sur les faits et la raison. De mon côté, je suis allé sur le terrain où j’ai découvert le monde pastoral, les brebis, les éleveurs – je connais-sais davantage le monde des bovins. Je m’y suis immergé parce que je préfère, au départ, sentir les choses avec les tripes puis confronter la pratique de terrain à la science. Petit à petit, j’ai commencé à placer les premiers chiens en Suisse et à faire

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des chiens. En 2000, Gérard Millischer avait réussi à filmer des loups avec une caméra thermique. Il a intégré l’équipe de CanOvis et, depuis 2013, nous filmons la nuit les comporte-ments des loups, des chiens et des brebis. Tout d’un coup, se révèle un monde qu’on ne connaissait pas. Nous sommes les premiers à étudier la prédation du loup sur la faune domestique et pastorale et à découvrir de quelle façon le loup interagit avec le système pastoral.

Jusque-là, tout le monde étudiait l’influence de la prédation des loups sur la faune sauvage (élans, wapitis, chevreuils, cerfs, etc.). En ce qui concerne les études sur la vulnérabilité des troupeaux, les auteurs mettaient le loup dans les variables environnementales, car impossible à étudier. Or, si l’on veut expliquer les facteurs de vulnérabilité d’une estive, pourquoi un bout de montagne, une pâture est plus attaquée qu’une autre, il ne faut pas oublier que la variable principale c’est le loup lui-même. C’est pour cela que nous étudions aussi l’écolo-gie comportementale des loups dans le système agropastoral. Nous les voyons parfois sortir du site de rendez-vous, aller à la chasse, tuer les animaux et retourner au site de rendez-vous. On dispose de toute l’histoire du loup, du début à la fin de la nuit.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans ces images ?

C’est que toutes les mesures de protection mises en place et la politique du loup sont inspirées par un animal fantasmé. Le loup que nous voyons n’est pas celui hyperintelligent de l’imaginaire. L’idée du grand méchant loup hyperefficace ne colle pas à la réalité de tous les jours. Il y a des loups vraiment « cons », des loups qui attaquent des brebis et ne savent pas les tuer, ils semblent tester les chiens de protection ; ce qui me laisse penser que ce sont des subadultes (des jeunes de l’année précédente) qui sont en train d’apprendre à chasser tout seuls, sans les parents, et qui mettent le « boxon ».

Qu’est-ce qui est fantasmé ?

On entend dire couramment, mais nous n’avons jamais pu le vérifier, que les loups développent des stratégies de chasse sur les troupeaux, qu’il y a concertation, une intelligence collective. Par exemple, qu’un loup attire les chiens d’un côté, pendant que les autres attaquent ailleurs. Depuis 2013, au vu des cinquante-cinq attaques que nous avons filmées, nous avons le sentiment qu’il n’y a pas de concertation et que c’est chacun pour soi. Nous avons ainsi l’exemple de cinq loups qui attaquent un troupeau. L’un d’entre eux tue une brebis et commence à la consommer mais les autres ne sont pas mis au courant. Ceci explique peut-être certains cas de surplus killing, où les loups tuent plus de brebis qu’ils ne peuvent en consommer, puisque c’est un peu chacun pour soi. Ceci est vrai pour les troupeaux domestiques, mais c’est peut-être différent en ce qui concerne la faune sauvage. À noter que, dans 60 % des cas, c’est un loup seul qui s’en prend aux troupeaux. La meute qui prédate les troupeaux est un phéno-mène rare dans notre recherche.

Qu’avez-vous appris d’autre ?

Nous commençons également à découvrir com-ment fonctionnent les meutes que nous observons. Il ne s’agit pas de la structure familiale que l’on imaginait, où tous les membres du groupe partent chasser ensemble. En fait, un petit groupe chasse pour nourrir les louveteaux, des sous-groupes ne participent pas à cette chasse mais rôdent autour des troupeaux, mènent des attaques et peuvent faire pas mal de dégâts. Typiquement, quand ils tuent des animaux, la meute ne vient pas ensuite s’en nourrir, comme s’il n’y avait pas de commu-nication. Je vous le disais, nous pensons qu’il s’agit de subadultes, qui restent avec les parents mais dans une relation élastique : ils partent, ils reviennent, ils sont par là. Nous disposons d’infor-mations selon lesquelles deux subadultes ont fait plus de dégâts que les trois loups qui s’occupaient des louveteaux. Bref, on voit que tout ce que nous a appris la littérature nord-américaine ne corres-pond pas nécessairement à l’écologie comporte-mentale du loup dans le système pastoral.

Le loup, qui a pour instinct de chasser des animaux sauvages seuls et en mouvement, chasse-t-il différemment les animaux domestiques ?

Je ne pense pas. Ce qu’on observe souvent est que le loup fonce dans le tas lorsqu’il s’agit d’un groupe. Quand il chasse un chevreuil et qu’il est suffisamment près, il le charge au galop. Si la proie est trop loin, il peut faire une tentative mais il abandonne assez rapidement. Quant aux

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moutons, face à une attaque, ils font du flocking, c’est-à-dire qu’ils se regroupent, et le loup fonce généralement dans le tas. Ce comportement de flocking semble « déstabiliser » beaucoup de loups que nous avons observés et qui hésitent sur le groupe ou l’endroit à attaquer. Toutefois, nous avons également filmé certains loups très efficaces qui ne s’en prennent qu’à un seul indi-vidu du troupeau. L’un d’eux a même capturé une brebis par le jarret sur la périphérie du troupeau en l’emmenant avec lui. Heureusement, les chiens étaient au bon endroit au bon moment. Les loups mettent probablement en place des stratégies dif-férentes pour unir leurs forces face à la faune sau-vage, plus difficile à chasser, notamment quand il s’agit de grandes proies. Cependant, nous n’avons pas suffisamment d’éléments pour pouvoir nous prononcer. Dans la littérature, on lit que les loups peuvent amener des cerfs au bord d’une rivière gelée pour qu’ils soient pris au piège, ou sur des barrières rocheuses. Mais aujourd’hui je m’inter-roge puisque, au départ, je pensais qu’ils avaient une stratégie de chasse des brebis…

Dans le triptyque que vous observez, que savez-vous de la manière dont travaillent les chiens face au loup ?

C’est l’un des questionnements du projet CanOvis. Nous avons vu des situations hallucinantes. Par exemple, trois superpatous, de très bons chiens, courent après un loup mais, à un moment donné, celui-ci fait des angles droits, sans doute pour que les chiens perdent sa trace. Un peu plus loin, il s’arrête, observe et les attend ! Quand un chien a retrouvé la trace du loup, ce dernier repart et s’en-suit une course pours’en-suite. On a observé plusieurs fois ce comportement vraiment étrange des loups. Nous pensons, là aussi, qu’il s’agit de subadultes qui, peut-être, jouent ou testent les chiens. Ou bien s’agit-il simplement de stratégies d’économie d’énergie que l’on pourrait également observer chez des proies face à des loups ou des chiens de chasse ? Nous avons également relevé des compor-tements que nous ne pensions jamais observer. Par exemple, un loup et un chien se trouvent face à face, à proximité d’une carcasse de brebis enfouie sous des pierres par le berger, à proximité du troupeau en couchade libre (à la cabane). Le chien entend ses congénères aboyer et abandonne le loup qui se trouve à moins de 100 mètres du troupeau ! Puis il prend part à la recherche du loup en suivant ses traces en sens inverse (faire le pied du loup) jusqu’à ce que les chiens réalisent qu’ils se sont trompés et qu’ils reviennent à proximité du loup, lequel observe la scène depuis le début. Et, à un moment donné, pour une raison inconnue, il détale comme

s’il avait le diable aux fesses. Nous avons aussi vu un chien tenir tête à quatre loups pour défendre une brebis blessée, un autre foncer dans un groupe de cinq loups et un chien rattraper un loup à la course. Ces observations ont été réalisées lors de confrontation entre des chiens et des loups qui ont duré toute la nuit. Des chiens extraordinaires !

Nous constatons que les relations et interactions entre les chiens et les loups sont bien plus complexes que ce que nous pensions au début de cette recherche.

Revenons un instant aux patous, dont la présence n’est pas simple pour les multiples utilisateurs du territoire (randonneurs, touristes). On dit aussi que ce ne sont pas les chiens les plus efficaces…

Ce chien, le patou ou montagne des Pyrénées, est passé par un goulet d’étranglement, qui fait qu’on a abouti à une nouvelle population davantage faite pour la compagnie que pour la protec-tion des troupeaux. En Rhône-Alpes, en 1985, l’Associaprotec-tion pour la Promotion des Animaux de Protection (APAP) a commencé à placer ces chiens contre les chiens divagants et ça a très bien fonctionné. Et, comme le loup arrivait, le raisonnement a été de prendre les patous pour les placer auprès des troupeaux. Malheureusement, l’association a été contrainte de cesser ses activités et tout ce savoir-faire a été perdu. La demande de chiens a augmenté rapidement et, malgré un suivi par les DDT(M)1, on a vu sur le marché un peu tout et n’importe quoi. À un moment donné, des éleveurs ont même sélectionné des chiens particuliè-rement agressifs, ce qui va à l’encontre du tourisme. Conclusion : il faut supprimer le loup pour pouvoir enlever les chiens ! Désormais, plus aucun éleveur ne pense travailler avec des chiens agressifs, mais on a également perdu en savoir-faire et il n’y a plus le suivi des chiens qui, auparavant, était fait par des techniciens des DDT dans les Alpes. Malheureusement, aujourd’hui, ils croulent tellement sous la paperasse, qu’ils ne peuvent plus sortir ; il n’y a plus de suivi, pas assez de

forma-1 - Direction Départementale des Territoires (et de la Mer)

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tion et d’évaluation des chiens pour savoir s’ils sont bons ou mauvais. Beaucoup d’éleveurs sont conscients qu’il faudra travailler avec plusieurs races et lignées de chiens et qu’il faudra prévoir une sélection stricte. Car s’il y a de très bons chiens, il arrive aussi que certaines lignées ne fonctionnent pas bien, qu’il s’agisse de patous ou d’autres races de chiens.

En 2014, nous avons rédigé un article dans lequel nous posions la question de savoir si le montagne des Pyrénées est la race adéquate face à un préda-teur comme le loup.

Des collègues américains m’ont écrit pour me dire qu’ils ont fait les mêmes observations que les nôtres, c’est-à-dire que ces chiens peinaient à faire face aux loups (plus grands et plus lourds que ceux des Alpes) et que c’est la race dont les individus sont le plus souvent tués par le prédateur. Si ce chien travaillait bien avec le coyote, le puma ou l’ours, avec le loup cela a changé. Sur différents territoires, le patou n’est donc probablement pas la meilleure race. C’est pour cette raison que l’on voit une recrudescence d’autres types de chiens plus grands, qui travaillent différemment, comme le berger d’Anatolie. Toutefois, nous avons trouvé des lignées de patous qui semblent aussi très efficaces. Il faut donc préférer ce type de chien à d’autres lignées moins efficaces.

À Canjuers, on trouve de nombreuses sortes de chiens, des bergers d’Anatolie ou des chiens issus de croisement. Si on compare deux troupeaux voi-sins, celui avec différents types de chiens et en plus grand nombre (berger d’Anatolie, montagne croisé chien de la Serra da Estrela, le chien de montagne portugais, berger du Caucase) est plus efficace que celui qui ne compte des chiens que d’une seule race. Ces observations suggèrent fortement que ce n’est pas nécessairement la race qui est le critère le plus important mais le mélange de types de chiens dont les comportements se complètent (par exemple des chiens qui restent dans le troupeau et d’autres qui patrouillent davantage).

Nous avons aussi observé et filmé des chiens, qui s’interposaient, poursuivaient ou se battaient avec des loups, être très amicaux avec des humains, connus ou inconnus, le lendemain matin. Ces observations suggèrent fortement que l’agressi-vité face à un prédateur est différente de celle face à l’homme. Nous avons aussi constaté que les chiens reviennent rapidement au calme après une interaction. Contrairement à ce que nous pensions, les chiens de protection ne sont pas sur le qui-vive toute la nuit et ils dorment souvent quand le trou-peau est au repos.

Pour revenir sur l’imaginaire lié au loup, j’ai donné ce printemps une formation à des bergers. Nous

commentions des images sur la façon dont le loup attaquait le troupeau. Un berger m’a dit : « Ce n’est pas comme ça que ça se passe. » Il était dans l’imaginaire et, quand il a vu le loup attaquer, il n’en revenait pas, il ne pensait pas que ça se passait comme ça. Idem pour les chiens. Beaucoup de ber-gers ne savent pas comment travaillent leurs chiens pendant la nuit. Ils voient le résultat si le troupeau a été attaqué mais n’ont pas (encore) connaissance des interactions loup-troupeau-protection.

Vous êtes basé dans le massif des Alpes-Maritimes et à Canjuers dans le nord du Var, dans le parc régional du Verdon. Quels types d’élevage y sont pratiqués ?

On y trouve des transhumants et des éleveurs locaux, qui font pâturer leurs bêtes sur place toute l’année. Certains troupeaux sont parqués la nuit, d’autres non. C’est la richesse de ces diffé-rents modes de conduite qui engendre également la richesse et la spécificité de notre étude. Par exemple, à Canjuers, nous avons trois types de conduite des troupeaux, tous accompagnés de chiens de protection et impactés par la même meute de loups, sur un même territoire : celle où le berger est en permanence avec ses bêtes qu’il enferme dans un parc électrifié le soir ; celle où le berger vient conduire son troupeau à la même couchade libre et, enfin, un système en couchade libre, où les brebis vagabondent et cherchent elles-mêmes l’endroit où elles veulent dormir. Il s’agit d’un laboratoire à ciel ouvert qui permet d’observer d’un seul tenant les interactions loup-troupeaux-chiens, un cas unique en France.

Voyez-vous une différence en fonction des différentes pratiques ?

Oui. Dans la pratique avec filet, électrifié ou non, il n’y a pas d’attaque la nuit alors qu’il y en a dans les deux autres systèmes. La couchade libre rend le travail des chiens plus difficile. Si le troupeau est compact, avec suffisamment de chiens, ce système fonctionne bien. En revanche, il suffit de légères modifications du système (par exemple vent violent, le troupeau qui se scinde en deux pendant la nuit, terrain embuissonné, etc.) pour que la protection présente des failles dont les conséquences peuvent être dramatiques (un éle-veur a perdu une soixantaine de bêtes en une nuit lors d’une attaque alors que les chiens avaient toujours été très efficaces).

Pourtant on entend dire régulièrement que les protections ne servent à rien.

Il y a actuellement des lobbies pour affirmer que la protection des troupeaux ne fonctionne pas.

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Ce n’est pas vrai. Le rapport TerrOïko2, commandité par les ministères de l’Agriculture et de la Transition écologique, publié en 2016, montre clairement que, dans les Alpes, 80 % des éleveurs ne comptent que trois ou quatre victimes par an (à noter que ne sont pas pris en considération les animaux qui auraient pu disparaître). Ce qui suggère fortement que les protections des troupeaux fonctionnent. Bien entendu, ces éleveurs subissent malgré tout la contrainte de la mise en place de la protection et ils doivent gérer les chiens toute l’année. En revanche, 20 % d’entre eux déplorent en moyenne vingt-cinq victimes chaque année, ce qui est énorme. On a aussi constaté que 3 % des éleveurs concentrent 30 % des victimes. Il faudra désormais se donner les moyens de comprendre ce qui se passe dans ces foyers de prédation.

Ce qui est certain, c’est que nous voulons comprendre de l’in-térieur comment fonctionne la protection des troupeaux pour l’améliorer et essayer de diminuer les contraintes inhérentes à sa mise en place. Bien sûr, il y a des pressions pour que nous ne touchions aucune aide financière. C’est la raison pour laquelle j’ai créé une fondation dotée de financements privés. En outre, cela nous permet de garder notre neutralité. Néanmoins, si on nous avait donné les moyens, nous serions beaucoup plus avancés aujourd’hui. C’est dommage car, au vu des résultats que nous avons pu récolter avec si peu de moyens, nous pouvons déjà expliquer aux éleveurs et aux bergers pourquoi il y a des attaques, comment ça se passe et comment on peut améliorer la protection.

Pensez-vous que vos observations et vos résultats

soient transposables sur tous les territoires ? Sur le Larzac, par exemple.

Je vais rester prudent. Nous travaillons sur deux territoires, les Préalpes collinaires steppiques et les Alpes, sur lesquelles je peux dire beaucoup de choses. Nous allons aussi travailler dans le Jura et dans le Grand Est de la France. Quant au Larzac et aux Pyrénées, je ne connais pas suffisamment pour me prononcer.

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