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Apports d’une approche dynamique de la graphomotricité

Chapitre VI : Discussion générale et Conclusion

2. Apports d’une approche dynamique de la graphomotricité

Tant les approches ‘bottom-up’ de l’écriture, fournissant une bonne connaissance des caractéristiques cinématiques et dynamiques des mouvements d’écriture (Wada & Kawato, 1995 ; Plamondon & Guerfali, 1998) que ‘top-down’ décrivant l’ensemble des processus cognitifs impliqués dans l’écriture (van Galen, 1991), ces deux approches de l’écriture ont des difficultés à prédire les déformations systématiques de la trace imputables à une augmentation de contraintes comme la vitesse ou la pathologie (e.g., crampe de l’écrivain) et à comprendre les processus aboutissant à la coarticulation de traits ou d’unités de base dont les caractéristiques spatio-temporelles sont influencées par l’unité qui suit et qui précède. Une grande partie de leurs difficultés provient, de notre point de vue, d’une absence de segmentation simple et claire de la trace en terme d’unité de base appropriée et pertinente de la trace. Par exemple, il a été proposé que l'unité de base correspond à des segments de mouvements compris entre des paires de points de trajectoire où la vitesse verticale s'annule (Hollerbach, 1981) ou à des traits balistiques (Maarse & Thomassen, 1983) ou des allographes complets (Teulings et al., 1983). Cependant, les critères d'identification des unités d'action ne sont pas homogènes et il n'y a pas de consensus. Si l’unité de segmentation de la trace n’est pas clairement établie, il est logique d’avoir des difficultés pour rendre compte de la coarticulation de ces unités afin de produire une succession de lettres, ce qui est l’apanage de l’écriture cursive.

Ces premiers arguments en faveur d’une approche dynamique de l’écriture que nous présentons offrent de nouvelles perspectives pour comprendre les phénomènes de coarticulation et de déformations des formes graphiques en adoptant justement une définition

claire et simple de l’unité de segmentation de l’écriture et en se basant sur leur propriété de stabilité.

Tout d’abord, nos travaux ont montré que la production graphique reposait sur des formes préférentielles et stables correspondant à des traits perpendiculaires et obliques et à des ellipses d’excentricité intermédiaire. De plus, nos résultats ont confirmé que (1) l’on peut identifier chaque forme préférentielle de façon univoque en terme de phase relative et que (2) les déformations et les phénomènes de transitions entre chaque forme reposent exclusivement sur les propriétés de stabilité et de perte de stabilité de chacune d’entre elle ainsi que sur la présence ou non de changement d'orientation lors de la transition. Par conséquent, l’unité de segmentation de la trace pourrait correspondre à quelques valeurs fixées de phase relative entre les deux oscillateurs orthogonaux correspondant à 0°, 45°, 120°, et 180°. Une unité de base se distinguerait par la présence d’une frontière, c’est-à-dire d’une transition entre des valeurs de phase relative distinctes. Cette transition de phase est essentielle, car elle permettrait de distinguer de façon univoque chaque unité (ou patron de phase relative) qui forme une lettre ou un mot. Dans cette perspective, certaines lettres pourraient impliquer une seule unité (i.e., « u ») correspondant à une valeur spécifique de phase relative plus ou moins stable. D'autres lettres, composées de traits dans différentes orientations, pourraient être composées de plusieurs relations de phase, comme le «k», et alors engendrer la coarticulation de plusieurs unités correspondant à l’ajustement de plusieurs valeurs de phase relative. En fonction des patrons composants une lettre, celle-ci sera produite de façon plus ou moins précise, rapide et stable. Certaines formes, comme par exemple le "z" ou le "r", classées jusqu'à présent comme les lettres les plus difficiles de l'alphabet (Lochy, Zesiger & Serron, 2001) pourraient tout simplement impliquer des patrons de coordination instables. Ainsi, une décomposition systématique de toutes les lettres de l’alphabet en terme de phase relative et de rapport de fréquence permettrait de montrer que les lettres considérées jusqu’à présent comme les plus difficiles impliqueraient des patrons plus instables.

Concernant maintenant la déformation, seules les formes ou les lettres de l’alphabet composés des patrons de phase relative les plus stables devraient maintenir un haut niveau de précision et de stabilité (i.e., 0°, 45°, 180°) lors d’une augmentation de contraintes. Il est par exemple vraisemblable que les changements souvent observés dans quelques lettres avec une vitesse d’écriture élevée (e.g., « n » devient « u ») sont les résultats d’un passage vers des patrons plus stables en réponse à une vitesse d’écriture trop élevée. Ces patrons stables pourraient correspondre aux formes basiques correspondantes aux modes de coordination privilégiés du système effecteur qui pourraient être maintenues lors de la simplification de

l’écriture. Par contre, les lettres composées de patrons instables, se déstabiliseront plus vite que les autres, lors d'une augmentation de la vitesse, et se transformeront dans une lettre correspondant à un patron plus stable. La dégradation des lettres et des formes serait donc prédite par la stabilité des patrons de coordination qu'elles impliquent puisque leur dégradation doit se faire exclusivement en direction d’une forme plus stable.

Enfin, nous avons vu que les transitions entre deux patrons de coordination étaient différentes en fonction de leur stabilité respective et de leur position relative. On peut facilement étendre ce principe à l’enchaînement de plusieurs lettres ou patrons de coordination afin d'écrire des mots plus ou moins longs. La production d'une séquence de patrons de coordination serait sous la dépendance de la stabilité respective des patrons impliqués dans la séquence motrice, ainsi que de l'ordre dans lequel ils doivent être produits. Prenons l’exemple tout simple de l’écriture des lettres «na» ou «an» qui correspond à la production des mêmes lettres inversées. De plus, supposons que le « n » correspond à un patron de phase relative plus stable et précis que le patron « a ». La coarticulation entre ces deux patrons de phase relative prendra plus de temps lors de la production de « na » (i.e., passage d’un patron plus stable vers un patron moins stable) que la liaison des mêmes lettres dans le sens inverse « an ». Dans cette perspective, il est donc normal qu’en fonction de la position relative des patrons de coordination et de la stabilité des patrons en jeu dans la production de plusieurs lettres, les processus de coarticulation soient différents en fonction des propriétés de stabilité/instabilité entre les patrons enjeu.

Cette segmentation simple de la trace en terme de patrons de phase relative plus ou moins stables entre les composantes de la trajectoire peut nous permettre de comprendre de certaines caractéristiques cinématiques et dynamiques des mouvements d’écriture maintes fois reportées dans la littérature.

Premièrement, une telle segmentation de l’écriture pourrait permettre de comprendre les effets de contexte (Wing et al., 1983 ; Greer & Green, 1983 ; Orliaquet & Boe, 1990 ; Thomassen & Schomaker, 1986 ; Thomassen, Tibosh, & Maarse, 1989). Par exemple, Greer et Green (1983) trouvaient que la durée de production d’une même lettre dépendait de sa position dans le mot. Dans une perspective de programmation motrice où la lettre constitue l’unité de programmation, les caractéristiques spatio-temporelles de cette unité doivent rester fixes quel que soit le contexte dans lequel elle est produite. Ainsi, la présence de modifications temporelles, spatiales et cinématiques de l’unité d’action en fonction du contexte (position dans le mot, lettres avant et après) sont difficilement explicables. Par

contre, dans une perspective dynamique, ces différences découleraient tout simplement de la stabilité du patron considéré ainsi que de la stabilité des patrons qui l’entourent.

Deuxièmement, une extension plus audacieuse concerne un parallèle entre le timing

relatif16 retrouvé dans l’écriture (Viviani & Terzuolo, 1980), dont la présence est par ailleurs

sujette à quelque controverse (Wing, 1978), et les propriétés de stabilité des patrons de phase relative mis en jeu lors de la production d’une séquence motrice. Dans une approche traditionnelle, le système moteur traite les lettres qui composent un mot comme une unité de programmation et chaque mot est défini par un ensemble caractéristique d’intervalles temporels entre les lettres composant ce mot. La durée relative des intervalles temporels entre les lettres constituerait l’empreinte de ce mot. Si l’on augmente la vitesse de production de ce même mot, les rapports temporels dans l’écriture de ce mot vont être préservés : c’est le phénomène appelé timing relatif (Viviani & Terzuolo, 1980). Selon une approche dynamique de l’écriture, la segmentation d’un mot se fait en terme de patrons de phase relative et donc l’intervalle entre chaque patron correspond au temps de transition de phase intentionnel. Théoriquement, la stabilité relative des patrons de coordination et l’ordre dans lequel ils sont produits déterminent le temps de transition relatif entre chaque patron (Schöner & Kelso, 1988). Nous avons montré que le temps de passage d’un patron graphique plus stable vers un patron graphique moins stable était plus long que dans le sens inverse. Etendons ce résultat à la production d’une succession de trois patrons graphiques. Par exemple, l’enchaînement de

trois patrons fictifs a-b-c possède deux temps de passage t1 (passage de a-b) et t2 (passage b-c)

dont les caractéristiques temporelles dépendent de la stabilité de chaque patron et du sens de

la transition. Le temps t1 pourrait, par exemple, être 1,5 fois plus long que t2. Une

augmentation de la vitesse de mouvement diminue la durée totale de production de la séquence a-b-c et amenuise le temps de passage intentionnel entre les patrons. Cependant, si

l’ordre de stabilité entre les patrons a-b-c est préservé, les temps de transition relatifs t1 et t2

doit être également préservé (Scholz & Kelso, 1990). On dit communément que le timing relatif de la séquence est maintenu constant indépendamment d’une augmentation de la vitesse de mouvement. Par contre, au regard de nos résultats, une augmentation trop importante de la vitesse de mouvement pourrait déstabiliser de façon plus importante un des patrons, spécialement le moins stable, et donc modifier l’ordre de stabilité relative entre a-b-c.

16 Le temps entre des évènements comparables d’un mouvement exécuté à travers une large variation de paramètres spatio- temporels (e.g. vitesse, amplitude mouvement, taille lettres) reste relativement constant par rapport à la durée totale du mouvement.

La modification de la stabilité relative des patrons modifiera la durée relative des transitions t1

et t2, et donc le timing relatif de cette séquence motrice ne serait plus retrouvé.

Si l’on fait un parallèle entre les temps de transition relatif et le timing relatif d’une séquence motrice, on peut comprendre comment d’une part, le ‘timing relatif’ d’une séquence motrice peut être préservé sous certaines variations de vitesse de mouvement et plus souvent

chez des sujets très entraînés17, et d’autre part, comment, sous certaines conditions, comme

une vitesse de mouvement trop importante, cette régularité comportementale n’est soit plus retrouvée. La présence d’un timing relatif et sa disparition dans la production d’action motrice ne serait pas le fruit d’un modèle interne mais résulterait tout simplement des principes dynamiques de stabilité et de perte de stabilité dans les processus auto-organisés. Cette segmentation de l’unité d’action entre terme de patrons de phase relative associée à l’analyse des temps de transitions intentionnels pourrait donc ouvrir une nouvelle voie pour revisiter et comprendre la présence et/ou l’absence d’homothétie temporelle dans la production d’une séquence motrice et enfin mettre fin à cette controverse.

Pour résumer, même si des études ultérieures sont nécessaires, on peut attribuer de nombreux avantages à une approche dynamique de l’écriture à plusieurs niveaux. D’une part, la définition de l’unité de segmentation de l’écriture, en terme de patrons de phase relative et de rapport de fréquence entre les composantes oscillatoires, permettrait de décrire simplement, c’est-à-dire avec peu de variables, la formation de lettres plus ou moins stables et précises, leur coarticulation et leur déformation en fonction des exigences de la tâche. D’autre part, il semble également que les propriétés de stabilité/instabilité des patrons de coordination impliqués dans l’écriture manuscrite puissent rendre compte d’un certain nombre de spécificités des mouvements d’écriture reportés au niveau de la littérature et qui sont soumises encore actuellement à un débat.

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