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CHAPITRE IV: DISCUSSION, CONCLUSION ET PERSPECTIVES

4 Q UEL ETAT MENTAL CONTROLER ? E TUDE D ’ APPLICATION POTENTIELLE DES ICM S AUX DERIVES ATTENTIONNELLES

4.1 Qu'appelle-t-on dérive attentionnelle?

Dans de nombreuses situations de la vie de tous les jours, il n'est pas anodin de remarquer tout à coup que, pour un certain laps de temps, nous étions concentrés sur des pensées et des sensations qui étaient sans rapport avec ce que nous étions en train de faire en premier lieu. Ces états mentaux, souvent non-intentionnels, sont des exemples de ce que les chercheurs désignent par de nombreux noms différents : rêverie (daydreaming) (Singer 1966), défaillances attentionnelles (attentional lapses) (Robertson et al. 1997), pensées non-liées à la tâche (task-unrelated thoughts) (Smallwood et al. 2003; Smallwood et al. 2004; Smallwood et al. 2002; Smallwood, Obonsawin, et Heim 2003; Smallwood, Obonsawin, et Reid 2002), images et pensées non-liées à la tâche (task-unrelated images and thoughts) (Giambra 1995), pensées indépendantes du stimulus (stimulus independant thought) (Antrobus 2011; Mason et al. 2007; Teasdale et al. 1993; Teasdale, Segal, et Williams 1995), mind pops que l'on pourrait traduire par sauts de l'esprit, qui correspondent à des souvenirs sémantiques involontaires (Kvavilashvili et Mandler 2004), décrochages (zone outs), décrochage dans le sens de se retirer dans son propre espace mental (Schooler 2002; Schooler, Reichle, et Halpern 2004), errances de l'esprit (mind wandering) (Smallwood et Schooler 2006) que l'on peut traduire encore par divagations ou dérives attentionnelles. C'est ce dernier terme que nous utiliserons principalement. Une telle diversité de terminologie traduit très certainement le fait que les définitions des états mentaux et des processus cognitifs auxquels ils font allusion sont encore floues. Si le concept général de dérive attentionnelle que nous utiliserons pour l'ensemble de ces phénomènes peut être décomposé en différents types, ils ne sont pas encore suffisamment définis ni caractérisés avec précision pour pouvoir être distingués, ce qui constitue également une nouvelle raison supplémentaire d'approfondir l'étude de cette catégorie d'état mental.

Parmi les auteurs qui s'intéressent à ce thème, Schooler et Smallwood sont parmi ceux qui ont le plus contribué à une définition opérationnalisable de l'état de dérive attentionelle. Schooler et Smallwood (2006) distinguent trois traits dans l’état de dérive attentionnelle :

 Premièrement, pendant la dérive attentionnelle, la tâche principale cesse d'être supervisée par l'attention et se fait automatiquement, (Smallwood, McSpadden, et Schooler 2007).

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 Deuxièmement, lorsque l'attention se détache de la tâche principale, et les pensées deviennent le point central de notre attention et de l'expérience consciente. Comme la dérive attentionnelle est centrée sur des informations internes, ces épisodes impliquent un état de découplage avec le monde perceptuel extérieur et le traitement des informations qui en proviennent (Smallwood et al. 2008), ce qui va influencer par exemple l'encodage mnésique (Smallwood et al. 2003; Smallwood, McSpadden, et Schooler 2007), et les performances sur des tâches de détection (Smallwood 2011; Smallwood et Schooler 2006) en psychophysique.

 Enfin, l'expérience que le sujet a lorsqu'il se rend compte qu'il est en train de « rêvasser » indique qu'il peut ne pas être totalement conscient que son attention est en train de basculer hors de la tâche. Le fait que le sujet ne se rende pas compte qu'il n'est plus concentré sur la tâche principale suggère que la dérive attentionnelle implique une défaillance temporaire de la méta-conscience. La méta-conscience fait référence à la capacité à avoir une réflexion sur le contenu de son propre état mental (Schooler 2002). Que l'on soit en train d'imaginer ses prochaines vacances pendant une réunion de travail ou qu'on se surprenne à conduire sa voiture en pilote automatique, nous avons tendance à générer constamment des contenus mentaux qui ne sont pas directement liés aux circonstances extérieures. Ces expériences vécues traduisent notamment des fluctuations dans deux types de processus mentaux qui sous-tendent l'expérience de dérive attentionnelle :

 Des variations dans le couplage entre l'esprit et la perception qui dépendent d'un changement mental permettant à l'information non liée à la situation actuelle de devenir l'objet central de la pensée consciente : c'est ce que qui est désigné comme le découplage perceptuel (perceptual decoupling).

Des fluctuations dans la connaissance directe (awareness) du contenu de la conscience (consciousness) (et plus particulièrement du fait que l'esprit a divagué) qui dépendent de la nature intermittente de notre capacité à prendre note de façon explicite des contenus de notre conscience : cette capacité est communément appelée la méta-conscience. Les dérives attentionnelles ont donc un intérêt primordial. Cette distinction rejoint les travaux pour l’étude de l'attention et de la conscience. Attention et conscience sont deux concepts psychologiques qui sont étroitement liés et souvent confondus. La plupart des travaux actuels suggèrent que l'attention top-down, c'est-à-dire l'attention volontairement dirigée, ou dirigée par des processus haut-niveau (si l'on considère un modèle hiérarchique où

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les premiers niveaux correspondent aux aires sensorielles primaires) et la conscience perceptuelle sont deux processus distincts, mais souvent connexes, avec des processus neurobiologiques spécifiques (Wyart et Tallon-Baudry 2008; Koch et Tsuchiya 2007; Kentridge, Heywood, et Weiskrantz 2004; Lamme 2003). Bien que de nombreux travaux scientifiques aient été dirigés vers l'étude des processus qui nous permettent de diriger notre attention vers des stimuli externes, beaucoup moins d’études se sont intéressées à la compréhension des mécanismes sous-jacents à la dérive de notre attention vers des flux de pensées internes, ou à sa redirection consciente vers des stimuli autres qu'extérieurs. Dans le domaine des neurosciences cognitives, les chercheurs ont examiné les processus neuronaux qui ont lieu lorsque le sujet n'est pas engagé dans une tâche particulière (comme pendant des périodes de repos par exemple) et ont mis en évidence un ensemble d'aires corticales présentant une activité plus élevée lors de ces périodes (Raichle et al. 2001; Gusnard et al. 2001), notamment dans un réseau comprenant le cortex cingulaire pariétal postérieur, le cortex pré-frontal médian, et les lobes temporaux médians. Ces régions constituent ce que l’on appelle maintenant le réseau par défaut qui est un sujet majeur d’étude en neuroscience. La relation entre le réseau par défaut et les dérives attentionnelles n’a pas encore été parfaitement clarifiée bien que des résultats récents existent sur ce sujet (Preminger, Harmelech, et Malach 2010; Ott et al. 2010; Christoff et al. 2009; Mason et al. 2007).

Comment caractériser les dérives attentionnelles ? Les différentes approches autour de la caractérisation de la dérive attentionnelle ont fait ressortir deux aspects de ce phénomène. Premièrement, nous passons une grande partie de notre temps en état de veille dans un état cognitif qui est relativement indépendant des entrées perceptuelles (Killingsworth et Gilbert 2010; Klinger 1999). Certains protocoles, comme celui reporté par Killingsworth et Gibert (2010) utilisent l'échantillonnage d'expérience (experience sampling), qui demande à des sujets de reporter régulièrement dans la journée ou pendant une tâche, et de façon aléatoire, le contenu de leur pensée, de leur action et leur état émotionnel à un l'instant t. Si par exemple on applique ce principe en vous prenant comme sujet alors que votre tâche est de lire ce document : êtes-vous concentré sur votre lecture et pleinement conscient de la signification de ce que vous lisez? Ou êtes-vous en train de penser à quelque chose sans lien direct avec ce que vous êtes en train de lire? Ces questions vous seraient posées à des intervalles aléatoires au cours de votre lecture et vos réponses seraient collectées pour analyser le contenu et la fréquence de vos dérives attentionnelles. Bien sûr ces données sont purement subjectives mais constituent une base de données intéressante pour l'étude des dérives attentionnelles. Les

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données collectées par Killingsworth (2010) à l'aide de cette méthode en situation « écologique » à l'aide de smartphones, suggèrent que nous sommes en dérive pratiquement 50% du temps au cours de la journée, et ce indépendamment des tâches en cours. De plus, il apparait que les personnes testées (5 000 au total) ont tendance à être moins heureuses quand elles sont en dérive attentionnelle que quand elles sont concentrées sur leur tâche et que le focus de leur attention (en dérive ou non) est un meilleur prédicteur de leur état émotionnel que la tâche qu’elles sont en train de faire.

La question de la fonction des dérives attentionnelles est encore débattue. Il semble peu probable que ce phénomène si fréquent et récurrent n'aie pas une fonction particulière (Schooler et al. 2011). Cependant, les données qui ont montré un lien entre le découplage attentionnel qui survient lors des dérives et la baisse des performances ont conduit à la suggestion que ce type d'état mental représente une forme de défaillance cognitive (McVay et Kane 2010). Si la dérive attentionnelle a tendance sans aucun doute à nous faire déconnecter des objectifs de la tâche en cours, nous pourrions lui trouver une fonction au service de buts socio-cognitifs plus généraux (Baars 2010; Baumeister et Masicampo 2010). Certaines études indiquent que les divagations de l'esprit seraient utiles à la construction de notre créativité et notamment à la résolution de problème (Kaplan 2012).

Les travaux sur le contenu des pensées pendant la dérive montrent que la plupart du temps il s'agit de pensées prospectives, tournées vers le futur. La dérive attentionnelle pourrait donc avoir un rôle dans notre capacité à faire face à des situations nouvelles, ou à planifier (Baird, Smallwood, et Schooler 2011), et rejoindrait certaines théories sur le rêve qui conçoivent ce phénomène comme un avantage évolutif et un outil développemental, en plus de ses fonctions de consolidation de la mémoire. Peut-être également que pensée analytique et pensée libre (dérive attentionnelle?) sont deux modes de fonctionnement complémentaires, pouvant être plus présents selon les individus et dépendant de leurs états émotionnels, leurs états cognitifs et de leurs états de fatigue.

Le contrôle des dérives attentionnelles semble crucial dans certaines professions qui ont été au cœur des motivations de certains travaux sur la définition et la caractérisation en neuroimagerie des états de vigilance, en vue d'aboutir à des dispositifs de surveillance et de support de la vigilance. Le trouble de la vigilance a été surtout associé à la somnolence, mais la dérive attentionnelle intervient également dans des périodes où le sujet n'est pas somnolent. Il est cependant plausible que la fréquence d'occurrence de la dérive attentionnelle est probablement corrélée à l'état de fatigue (Manly et al. 2002). De plus la dérive attentionnelle

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peut être un signe précurseur de la baisse de vigilance et de la transition vers un état somnolant.

Dans tous les cas, il apparait important de consolider ses propres capacités attentionnelles et de contrôler les périodes de dérive dans certains contextes, sans pour autant supprimer totalement cette tendance qui semble être un élément crucial de notre psyché.

Le neurofeedback, les exercices cognitivo comportementaux, la méditation sont des pratiques qui peuvent être envisagée dans ce but. Pour une revue détaillée, se référer à l'article de Rabipour et Raz (2012). Ici nous nous intéresserons plus particulièrement au neurofeedback et à la méditation.

Tout d’abord le neurofeedback. Dérive attentionnelle et état de concentration peuvent être vus comme deux états antagonistes qui pourraient être utilisés pour définir un axe attentionnel à deux directions. On pourrait utiliser la caractérisation des corrélats neuronaux et des dynamiques cérébrales en jeu lors de ces états spécifiques pour définir un entraînement de neurofeedback qui permettrait aux sujets de s'entraîner à devenir plus conscient des fluctuations de leurs états attentionnel, et d'en acquérir un meilleur contrôle.

Une autre approche, qui peut être complémentaire, est l'utilisation des technologies ICM pour la surveillance des états mentaux. L'attitude du sujet vis à vis du système ICM peut être passive, sans forcément impliquer de renforcement, c'est-à-dire que le système ne fonctionne pas forcément dans le but que le sujet cherche à contrôler volontairement son état mental à l'aide du retour fourni. La surveillance intervient comme support au sujet afin soit de lui indiquer, en permanence ou sous forme d'alerte, si un état mental en particulier se manifeste, de manière à ce que le sujet puisse agir en conséquence, soit en déployant automatiquement des contre-mesures ou des adaptations du système en interaction avec le sujet (système de pilotage d'un avion, interface utilisateur, ...),

Que ce soit pour un entraînement de neurofeedback, ou une interface cerveau-machine qui surveille les états mentaux il est nécessaire de connaître les caractéristiques des processus cérébraux mis en jeux. Il faut continuer à caractériser ces états mentaux et leurs corrélats neuronaux de façon plus fine.

En ce qui concerne la dérive attentionnelle, les réseaux neuronaux impliqués et leur corrélats EEG commencent tout juste à être étudiés (Doucet et al. 2012; Christoff 2011; Braboszcz et Delorme 2010; Christoff et al. 2009; Mason et al. 2007) mais les études doivent

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continuer si l'on veut parvenir à un système d'entraînement par neurofeedback EEG efficace et validé.

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