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Chapitre 3. Influence de la connaissance littéraire sur nos formes de vie

3.2 Apparition des anomalies

Les travaux de Kuhn nous permettent aussi de comprendre pourquoi certaines innovations sémantiques nous frappent alors que d’autres passent inaperçues. Comme nous l’avons mentionné au chapitre précédent, il arrive que nous lisions un récit sans que ne

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s’opère le cycle mimétique. De la même façon, chez Kuhn, les révolutions scientifiques n’arrivent pas obligatoirement. Dans les deux cas, il faut non seulement la présence d’un certain élément déclencheur, mais aussi que nous soyons en mesure de reconnaître et d’accepter sa présence.

Dans La Structure des révolutions scientifiques, Kuhn insiste sur l’importance des « anomalies », sans lesquelles les découvertes scientifiques, ou tout accroissement de connaissance, seraient impossibles. Évidemment, il faut non seulement que cette anomalie soit présente, mais il faut aussi pouvoir en prendre conscience :

La découverte commence avec la conscience d’une anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale. Il y a ensuite exploration, plus ou moins prolongée, du domaine de l’anomalie. Et l’épisode n’est clos que lorsque la théorie du paradigme est réajustée afin que le phénomène anormal devienne un phénomène attendu. (Kuhn, 1970 : 83)

Bien que les anomalies et les paradigmes auxquels Kuhn fait allusion dans ses travaux soient ceux des discours scientifiques, rien ne nous empêche de considérer que de telles anomalies puissent se manifester dans différents paradigmes, et pas seulement dans les paradigmes dits scientifiques. Selon nous, chez Kuhn comme chez Ricœur, la présence d’une anomalie ou d’une existence nouvelle dans le royaume langagier, pour reprendre les mots de Ricœur, peuvent mener au même résultat : celui d’un réajustement de nos manières de voir le monde. Malheureusement pour les scientifiques et pour les lecteurs, les choses ne sont pas simples et la perception de l’anomalie n’est qu’une première étape.

Les anomalies, dira Kuhn, font toujours face à une certaine résistance de la part de celui qui les constate. Ainsi, la modification de nos paradigmes implique toujours un processus d’assimilation conceptuelle étendu dans le temps :

La nouveauté scientifique n’apparaît qu’avec difficulté (ce qui se manifeste par une résistance), sur un fond constitué par les résultats attendus et habituels, même si les conditions de l’observation sont celles mêmes où l’on remarquera plus tard une anomalie. Une meilleure connaissance du sujet permet cependant de réaliser que quelque chose ne va pas, ou de rattacher l’effet à quelque chose qui déjà n’allait pas auparavant. Cette prise de conscience de l’anomalie ouvre une période durant laquelle les catégories conceptuelles sont réajustées jusqu’à ce qui était à l’origine anormal devienne le résultat attendu. À ce moment, la découverte est achevée. (Kuhn, 1970 : 98)

Cette assimilation conceptuelle plus ou moins longue implique un travail sur les règles des paradigmes. Pour Kuhn, l’existence d’un paradigme n’implique pas nécessairement « celle d’un ensemble complet de règles » (Kuhn, 1970 : 73) et si certaines anomalies passent inaperçues, c’est qu’elles nécessitent un « vocabulaire et des concepts nouveaux » (Kuhn, 1970 : 86) pour pouvoir être comprises. Leur assimilation vient donc modifier les structures mêmes de nos paradigmes ou, pour le dire autrement, les règles conceptuelles que nous utilisons pour fonctionner dans un paradigme :

C’est bien là le résultat de nouveautés fondamentales dans les faits et dans la théorie : produites par inadvertance, au cours d’un jeu mené avec un certain ensemble de règles, leur assimilation exige l’élaboration d’un autre ensemble de règles. Une fois qu’elles seront devenues parties intégrantes de la science, l’entreprise scientifique ne sera jamais plus exactement la même, tout au moins pour les spécialistes dans le domaine particulier desquels se situent ces nouveautés. (Kuhn, 1970 : 82-83)

Comme l’explique Kuhn, une anomalie nécessite, pour être assimilée dans un paradigme, que nous formions et ajoutions de nouvelles règles au paradigme. De plus, les changements de paradigmes ne se font pas sans impacts : « quand les paradigmes changent, le monde lui-

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même change avec eux. » (Kuhn, 1970 : 157) En d’autres mots, lorsque nos expériences nous fournissent « les catégories supplémentaires nécessaires » (Kuhn, 1970 : 159) à la compréhension d’une anomalie, nous sommes à même de voir et comprendre les choses sous un nouvel angle. Cette idée n’est pas sans rappeler ce que Paul Ricœur affirme dans Temps et récit :

Le monde est l’ensemble des références ouvertes par toutes les sortes de textes descriptifs ou poétiques que j’ai lus, interprétés et aimés. Comprendre ces textes, c’est interpoler parmi les prédicats de notre situation toutes les significations qui, d’un simple environnement (Umwelt), font un monde (Welt). C’est en effet aux œuvres de fiction que nous devons pour une grande part l’élargissement de notre horizon d’existence. Loin que celles-ci ne produisent que des images affaiblies de la réalité, des « ombres » comme le veut le traitement platonicien de l’eikôn dans l’ordre de la peinture ou de l’écriture (Phèdre, 274e-277e), les œuvres littéraires ne dépeignent la réalité qu’en l’augmentant de toutes les significations qu’elles-mêmes doivent à leurs vertus d’abréviation, de saturation et de culmination, étonnamment illustrées par la mise en intrigue. (Ricœur, 1983 : 121) En somme, les changements apportés par la triple mimèsis rappellent, mutatis mutandis, les révolutions scientifiques dont parle Thomas Kuhn. Lorsqu’un scientifique constate une anomalie, il peut modifier les règles de son paradigme, afin que ces dernières tiennent dorénavant compte de l’anomalie. Ce faisant, il modifie non seulement sa pratique scientifique mais aussi l’ensemble des connaissances propres à son domaine. Le réaménagement du réseau conceptuel d’un paradigme qui résulte d’une révolution scientifique vient changer la façon dont les scientifiques voient le monde (Kuhn, 1970 : 147). De la même façon, lorsque le lecteur s’engage dans le cycle mimétique et qu’il est confronté à une existence nouvelle dans le royaume langagier, il ne fait pas qu’accroître ses connaissances : il augmente son bagage conceptuel et réorganise la grammaire de ses jeux de langage en conséquence. Ces modifications des réseaux conceptuels (ou des grammaires),

qu’elles proviennent de recherches scientifiques ou de la lecture d’un récit, n’existent pas de façon indépendante. Elles s’intègrent aux grammaires des jeux de langage déjà présents et viennent modifier la façon dont le scientifique ou le lecteur voient le monde : c’est ce que nous rappelle la théorie des paradigmes de Thomas Kuhn.

En établissant un parallèle entre les jeux de langage de Wittgenstein et les révolutions scientifiques de Kuhn, nous rappelons que les connaissances assimilées lors du cycle mimétique s’intègrent dans un ensemble de connaissances déjà présentes à l’esprit du lecteur. Si nous pouvons comprendre un récit, c’est que nous maitrisons certains jeux de langage qui sont présents dans le récit. Nous partageons ces jeux de langage avec les autres individus qui participent de notre forme de vie. Ajoutons, comme l’explique Kuhn, qu’un changement dans un paradigme, ou dans un jeu de langage, ne se fait pas sans impact : lors d’une révolution scientifique, c’est une partie de notre conception du monde qui est modifiée, en même temps que notre paradigme scientifique. Nous croyons qu’il en va de même pour la modification des grammaires de nos jeux de langage. En effet, dans une épistémologie constructiviste, le langage que nous utilisons ne sert pas qu’à nommer des objets : il est un outil de construction de nos connaissances et de nos formes de vie. Si, pour paraphraser Kuhn, notre façon de voir le monde change en même temps que nos paradigmes se transforment, nous estimons qu’en modifiant les grammaires de nos jeux de langage, nous modifions, d’une certaine façon, notre compréhension du monde. Quand un scientifique doit créer de nouveaux concepts pour expliquer un phénomène récemment observé, il doit en même temps modifier certaines de ses idées sur le monde, pour faire une place aux nouvelles connaissances qu’il vient de

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formuler. Lors d’une révolution scientifique, les nouveaux concepts proposés viennent, avec le temps, bouleverser complètement une communauté et un discours scientifique : après les recherches sur l’oxygène par Lavoisier, par exemple, les chimistes ont « appris à voir la nature d’une manière différente. » (Kuhn, 1970 : 83) La découverte scientifique, pour Kuhn, n’est pas un événement ponctuel. Elle est un processus étendu dans le temps, et les changements apportés au paradigme scientifique, une fois intégrés, se joignent à la structure même du paradigme. De la même façon, lorsque les grammaires de nos jeux de langage se modifient et se complexifient, nous multiplions les coups possibles dans un jeu de langage et réorganisons notre pensée en conséquence. Avec le temps, notre conception du monde se modifie, pour faire une place à nos nouvelles façons de voir et les intégrer. Ce faisant, notre rapport au monde et aux autres est modifié de façon permanente.