• Aucun résultat trouvé

III. Celui-ci n'est plus un soldat

III.II L'appareillage du héros intérieur

Pour Eugenio Barba : « permettre au spectateur de dechiffrer une histoire ne signifie pas lui faire decouvrir son "veritable sens", mais creer les conditions à travers lesquelles il puisse s’interroger sur le sens » (Barba [1993] 2004, p.149). Ainsi, il s'agit donc pour lui de developper une pratique corporelle qui permette de « creer [c]es conditions ». Nous retrouvons dans son livre Traité d'anthropologie théâtrale, une technique qui definit bien ce que nous avions perçu dans le film. Il effectue une distinction entre ce qu'il appelle des « techniques quotidiennes » et des « techniques extra-quotidiennes ». En ce sens, si « les techniques quotidiennes du corps visent la communication [...] à l'inverse, les techniques extra-quotidiennes visent l'information : litteralement, elles mettent en formes le corps en le rendant artificiel/artistique, mais crédible » (Barba, p.41). Elles sont cependant esquissees à partir des pratiques de jeu théâtrales – Mime, Butoh, danse balinaise –, mais le rapport qu'elles requièrent peut être calque et applique à l'exterieur de celles-ci. Elles exigent de la part de l'individu qu'il s'impose une pratique corporelle qui le sorte du rapport quotidien pour se placer dans une situation de desequilibre. Litteralement, elles l'entraînent en vue d'être à l'aise dans et malgre le desequilibre afin qu'il puisse effectuer ses actions, desequilibrees, le plus naturellement du monde. La raison pour laquelle ces « techniques extra-quotidiennes » nous interessent, c'est qu'elles « dilatent, mettent-en-vision pour le spectateur et chargent donc d'un sens ce qui se trouve dissimule dans l'action quotidienne; donner à voir c'est dejà donner à interpreter » (Barba, p.52) ; autrement dit : elles appareillent le corps de l'individu pour sa communaute. Barba donne en exemple un mime qui n'avait que quelques secondes sur la scène au moment où il passait en trombe en tendant un carton qui indiquait le changement d'acte. Ce dernier, pour projeter le plus d'energie vers la foule, decida de se desequilibrer en inclinant son corps vers l'avant et en s'efforçant de ne pas trebucher. Barba donne aussi en exemple les acteurs du Butoh qui,

entre autres, s'habituent à marcher les pieds toujours au sol et qui, lorsqu'ils se mettent à courir, ressemblent à des serpents fendants l'air.

Gardons en tête cette « extra-quotidiennete » et reexaminons la sequence du san pan à partir de celle-ci. Pour ces soldats, du moins pour Willard, l'acte de tuer en est devenu un qui est quotidien. Il ne pose plus problème et peut être effectue de façon froide et detachee. Cependant, que fait Willard lors de cette sequence? Qu'elle soit consciente ou non, il y a une mise en scène du « meurtre » de la Vietnamienne qui est effectuee. Celle-ci presente ce geste quotidien pour le soldat de « tuer un ennemi », mais en replaçant le tout dans un contexte moral et humain. En la tuant ainsi de sang-froid, Willard ajoute une certaine theâtralite à son geste, theâtralite qui vient creer un choc chez les temoins du geste et les force à regarder le geste pour ce qu'il est : un acte de violence insense. Il les force tout autant à se poser la question de l'origine de cette violence : est-ce le moment où Willard tire? Celui où Clean appui le premier sur la gâchette? Le moment où Chief decide d'interpeller l'embarcation et donne des ordres à ses hommes, alors que ce qu'il cherche à faire est de prouver son ascendant sur Willard? Il s'agit là de plusieurs lectures possibles, mais l'interêt apparaît surtout, pour nous, de cette capacite de soulever ces questionnements à travers un seul geste calcule. Pour Willard, il s'agit d'un pas en avant dans sa propre demarche d'emancipation et ces jeunes soldats sont les temoins de cette « pratique » (pour reprendre une terminologie theâtrale). Il nous semble retrouver ici une occurrence au niveau du personnage de ce qu'est l'appareillage pour Barba. Pour lui, il s'agit d'une technique de connaissance de soi qui permet d'elargir ses propres limites en tant qu'individu et en tant que createur. Il y a un anonymat à aller chercher, une certaine depersonnalisation, comme nous en parlions plus haut, et c'est dans le but de trouver cette posture que le theoricien a developpe cette technique. Voici ce qu’il en dit :

Cet anonymat se conquiert à la première personne : fait non pas de ce que l'on sait, mais de ce que je sais. C'est le resultat de la revolte personnelle, de la nostalgie, du refus, du desir de se trouver et de se perdre ; c'est la necessite de creuser en profondeur jusqu'à decouvrir les cavernes

souterraines recouvertes par la roche et des centaines de mètres de terre compacte. [...] Il faut concevoir son propre spectacle, être en mesure de le construire et de le piloter vers le gouffre où il devra trouver, sous peine de sombrer, une nouvelle nature. Des significations que personne n'avait imaginees jusque-là et que ses « auteurs » eux-mêmes observeront comme autant d'énigmes. [...] Une partie du cerveau, des facultés de jugement, doit sombrer dans le silence. Pendant ce temps l'autre partie travaille sur des sequences microscopiques, comme si elle se trouvait face à une symphonie constituee de petits details de vie, d'impulsions, de decharges, de dynamismes physiques et nerveux, mais dans un processus qui, pour l'heure, ne se soucie pas de representer ou de raconter. Alors de ce silence vibrant, emerge un sens inattendu, si profondement personnel qu'il en devient anonyme. (Barba, p.71)

Pour atteindre cet etat, il y a la necessite de tout (re)mettre en jeu. Toutes ces choses que l'on nous a dites et faire le tri afin de trouver ce que ce « je » sait. Il nous semble en effet que c'est ce que Willard fait, à sa manière, en rapport à sa morale. À un autre niveau, c'est aussi ce qu'a fait Coppola avec son film. Il a pilote ce navire, sans pour autant lui imposer sa course, en le laissant devenir « de plus en plus bizarre ». Il a tout risque, mais de façon juste assez contrôlee, pour que son film puisse être la representation des questionnements moraux qu'il avait en tête, mais qu'il ne savait pas comment transmettre. Il a cree pour le spectateur « les conditions à travers lesquelles il puisse s’interroger sur le sens » (Barba, p.149).

C'est chez le realisateur quebecois Pierre Hebert, en rapport à sa propre pratique que nous retrouvons, à l'instar de Barba justement, la plus juste formulation du but de ces exercices techniques que sont l'appareillage et le developpement des techniques extra- quotidiennes :

[cette] approche corporelle permet d'emprunter des voies originales que l'approche technique exclut. Elle permet de capitaliser le gain de maîtrise par la vitesse et la liberte plutôt que par la precision. Ce qui implique d'agir sur le dispositif de façon à toujours recreer la situation de difficulte et de defi. Il s'agit de maintenir une evolution qui repousse indefiniment la possibilite d'une quelconque perfection, qui en exclut même l'idee. Ce qui permet de se perfectionner, sans que cela ne paraisse, et de devenir une sorte d'expert en maladresse. (Hebert 1999, p.36)

Cela demande une assiduite et une humilite en echange d'une liberte d'action. Bien qu'ici l'exercice represente la pratique de gravure sur pellicule chez Pierre Hebert, on peut le reporter sur l'être au monde, qui peut l'appliquer à lui-même dans sa façon d’interagir avec autrui. La base de la technique demande, tout « simplement », de sortir de sa zone de confort afin de ne pas tomber dans un etat de stagnation. De plus, cette expertise en « maladresse » n'est pas conflictuelle avec la volonte de specialisation, bien au contraire : après une phase d'entraînement et de perfectionnement, il est toujours possible d'experimenter d'autres voies afin de perfectionner celle que l'on a choisie au depart. Pour l'individu en tant que createur, pour celui qui a decide d'assumer, comme nous l'avons vu avec Simone de Beauvoir, qu'il « est » son propre souci moral et que celui-ci comporte son rapport à autrui, cette pratique lui permet de se liberer du poids des contraintes de la communication. Non pas parce que celle-ci est simplifiee par sa pratique, mais bien plutôt parce que sa complexite est acceptee comme caracteristique constitutive et qu'elle doit être reconnue dans le discours même.

Documents relatifs