Agrimonde, initiative conjointe de l’INRA et du Cirad lancée en 2006, est une réflexion prospective sur les enjeux alimentaires et agricoles de la planète. Ces enjeux peuvent être résumés en une phrase : comment nourrir 9 milliards d’individus à l’horizon 2050 tout en préservant les écosystèmes desquels d’autres produits et services sont également attendus (préservation des sols, des eaux, de la biodiversité, stockage de carbone, régulation des inondations, production de bioénergie, etc.) ?
- La prospective Agrimonde associe, dans le cadre d’un processus interactif et itératif, des analyses quantitatives
et qualitatives. Les analyses quantitatives reposent sur un outil, Agribiom, qui permet d’évaluer, pour un pays, un groupe de pays et le monde, les productions de biomasses alimentaires et leurs usages, alimentaires et non alimentaires, à travers des bilans exprimés en kilocalories, entre les ressources et les usages de biomasses alimentaires. Les analyses qualitatives reposent sur un dispositif composé d’une équipe projet, d’un groupe de travail, et d’un comité d’experts consulté pour avis et conseils. Basés sur les mêmes hypothèses de croissance démographique dans chaque zone et de migrations entre zones, deux scénarios ont été élaborés dans ce cadre :
ils se différencient essentiellement par les trajectoires d’évolution des systèmes agricoles et alimentaires régionaux d’aujourd’hui à 2050. Le premier scénario, intitulé Agrimonde GO, inspiré d’un scénario du Millennium Ecosystem Assessment, est un scénario de type tendanciel, qui considère un « rattrapage économique » des pays en développement dans un contexte de libéralisation poussée, et une généralisation des modes de consommation « à l’occidentale » dans le monde entier. Il en découle un accroissement très fort de la consommation alimentaire globale sous l’effet de la croissance démographique, économique, ainsi que d’une forte augmentation de la consommation de viandes et de poissons. Les modalités de l’intensification agricole « classique » sont mobilisées (irrigation, intrants, sélection génétique) pour accroître la production en étendant modérément les surfaces agricoles cultivées, avec une augmentation très importante des rendements. Ce scénario a de lourdes conséquences sur les écosystèmes, du fait de l’intensification et de l’industrialisation des modes de produire, et d’une gestion réactive des problèmes environnementaux.
- Le second scénario, Agrimonde 1, est un scénario de type normatif, qui étudie une modalité de mise en place
d’un système alimentaire durable et interroge la possibilité pour chaque grande région de couvrir au maximum ses propres besoins alimentaires. Une rupture dans les pratiques alimentaires est envisagée : les préoccupations nutritionnelles au Nord (et une diminution des pertes tout au long des filières) et l’amélioration de la situation au Sud (sans pour autant reproduire les modèles des pays du Nord) aboutit à une convergence et une stabilisation de la consommation alimentaire à 3000 kcal/hab/jour. Les modes de production sont diversifiés et
mettent en œuvre les principes d’une intensification écologique33, permettant de limiter les impacts
environnementaux des pratiques agricoles34. Des modes de régulation des marchés internationaux sont mis en
place, autorisant un accroissement des échanges tout en permettant aux pays particulièrement dépendants des importations de sécuriser leurs approvisionnements, et aux agricultures les moins productives de conserver ou développer un marché local.
Disponibilités alimentaires dans les deux scénarios Agrimonde :
2000 Scénario AGO Scénario AG1 Disponibilité alimentaire journalière
par habitant (moyenne mondiale) 2960 kcal 3600 kcal 3000 kcal
Utilisations totales en calories
végétales (monde) 29 341 Gcal 53 551 Gcal 37 650 Gcal
2000-2050 - +85% +30%
Changements d’occupation des sols dans les scénarios Agrimonde :
en millions d’ha 2000 AGO AG1
Total surfaces cultivées + pâtures 4 855 5 440 4 949
Evolution des surfaces cultivées
2000-2050 +20% +39%
Evolution des pâtures 2000-2050 +2% -15%
Sources : Paillard et al., 2010. Chaumet et Ronzon, 2009
Les ordres de grandeur issus de l’exercice Agrimonde montrent que les disponibilités alimentaires devront
augmenter substantiellement, et que cette augmentation de la production se fera dans le cadre de
changements d’affectation des sols importants. Au-delà de l’approche en termes de potentiel de
production et de limitation des ressources, ces deux scénarios interrogent plus largement les modèles de
développement agricole et mettent en exergue l’importance des conditions politiques, des modes de
régulation et de gouvernance mondiale pour répondre aux besoins alimentaires de façon durable.
Nous pouvons retenir plusieurs points déterminants de la prospective Agrimonde. Tout d’abord, pour une
population équivalente de 9 milliard d’habitants en 2050, l’augmentation nécessaire des disponibilités
alimentaires (30% ou 85% selon le scénario) sera très différente en fonction de l’évolution des styles de vie
33 L’intensification écologique consiste à augmenter les rendements culturaux en utilisant les fonctionnalités écologiques et biologiques des écosystèmes. Au-delà de la dimension technique, l’intensification écologique s’appuie ici également sur des choix d’organisation spatiale (imbrication d’une diversité de systèmes de production végétale et animale) et sociale (valorisation de la multifonctionnalité par ex.). Source : Chaumet, Ronzon, 2009.
34 L’augmentation des rendements considérée dans Agrimonde 1 est moins ambitieuse que dans Agrimonde GO : un taux d’accroissement annuel mondial de 0,14 dans AG1 contre 0,73 à 1,81 dans AGO selon les régions. Dans AG1, les effets du changement climatique ont été pris en compte par les experts, pour estimer à la fois l’évolution des rendements et celle des surfaces cultivables.
et des régimes alimentaires. Ensuite, il s’agit de penser l’équilibre entre l’augmentation du rendement et
l’augmentation de surface, et donc le type d’intensification agricole à mettre en œuvre, qui va conditionner
le niveau de pression sur les ressources naturelles. Dans le cas d’un changement dans les régimes
alimentaires globaux, avec une réduction de la consommation carnée dans les pays développés,
l’augmentation de surface pourra s’effectuer en diminuant les pâtures, sans déforestation, et avec une
intensification modérée s’appuyant sur le fonctionnement des écosystèmes. En revanche, si l’on suit les
tendances actuelles en matière d’alimentation, les pâtures et les surfaces cultivées augmenteront,
provoquant une déforestation importante, et une intensification forte des systèmes de production sera
nécessaire. Le premier scénario n’est pas exempt de conséquences environnementales, notamment du fait
de la conversion des prairies en surfaces arables qui entraînerait des émissions importantes de CO2.
Cependant, ces émissions pourraient être encore plus importantes dans le second scénario, du fait de la
déforestation et de l’usage accru d’engrais chimiques ; surtout, ce second type d’intensification induirait
des pressions accrues sur les ressources naturelles (eau et sol) et une dégradation de la biodiversité.
Comme on le voit, la réponse de l’agriculture à la demande alimentaire dans le cadre de modes de
production agricole durables ne va pas de soi à l’horizon 2050. L’utilisation de la biomasse pour l’énergie
ou pour la chimie va se surajouter aux usages des sols pour l’alimentation. L’objet des scénarios qui sont
présentés dans la partie suivante est de réfléchir aux modes d’articulation entre les défis énergétiques et les
défis alimentaires à 2050, et aux tensions et potentialités que font surgir les nouveaux usages de la
biomasse. Dans un second temps, à partir du scénario Agrimonde 1, qui explore les évolutions de
l’agriculture à l’horizon 2050 sous contrainte de durabilité, les surfaces disponibles pour la culture de
biomasse non alimentaire seront comparées aux volumes de biomasse mobilisés pour l’énergie et la chimie
dans les prospective existantes.
3. Quatre scénarios d’évolution possible des usages non
alimentaires de la biomasse végétale à l’horizon 2050
3.1. Les hypothèses par composante
Le cadre d’analyse
De l’examen des tendances, des controverses et des enjeux de long terme dans lesquels s’insèrent les
usages non alimentaires de la biomasse, a découlé la définition d’un cadre d’analyse pour la construction
de scénarios contrastés. Le système « biomasse non alimentaire » a été structuré en 5 composantes (cf.
tableau 6).
Tableau 6 - Grille de découpage du système en composantes et variables
Composante 1 - Ressources énergétiques et en carbone
Production de carbone et d’énergie fossile, innovations dans l’usage de l’énergie par secteur, politiques énergétiques
Composante 2 - Attentes sociétales des citoyens et des consommateurs
Régimes de consommation, d’habiter, de participation des citoyens aux orientations sociotechniques, relations société-innovation
Composante 3 - Filières bioproduits et innovations technologiques
Filières biocarburants, bois-énergie, chimie du végétal, articulations entre ces filières, structuration spatiale
Composante 4 - Gouvernance et politiques publiques
Politiques et gouvernance mondiale sur le changement climatique, régulation des marchés agricoles, politiques des marchés des bioproduits, politiques nationales et territoriales d’appui aux filières bioproduits, politiques de R&D sur les bioproduits
Composante 5 - Croissance et développement économique
Evolution de la croissance économique, évolution démographique, modes de vie, évolution de la consommation alimentaire et régimes alimentaires, pression sur les ressources et l’environnement
- La première dimension étudiée a concerné l’évolution du paysage énergétique mondial dans lequel
pourraient s’insérer les nouveaux usages de la biomasse, en partant du postulat que les
transformations des systèmes énergétiques conditionneront de façon déterminante la place future de
la bioénergie et des biomolécules. Plus précisément, trois points ont fait l’objet d’hypothèses : (1) le
devenir de la production mondiale de carbone fossile, (2) les innovations possibles sur les sources, les
vecteurs et les usages énergétiques, et enfin (3) l’évolution des orientations politiques publiques de
l’énergie.
- Un deuxième axe analyse les attentes des citoyens et des consommateurs vis-à-vis des bioproduits, et
la façon dont ils pourraient orienter le développement des bioproduits (1) par leur participation, ou
non, à la construction des marchés, notamment à travers la mise en place de labels et de certifications
environnementales, (2) en orientant les débats publics, par leur implication dans les controverses sur
les conséquences des bioproduits mais aussi, de manière réflexive, en redéfinissant leurs finalités, (3)
en déterminant dans les territoires le développement des filières bioproduits, à la fois de façon
normative, lorsque, par exemple, ces filières s’insèrent dans des projets concertés de développement
territorial, et réactive lorsque, par exemple, des conflits d’usages émergent autour de la productions.
- La troisième composante explore plusieurs trajectoires possibles d’évolution des filières biomasse,
avec des dynamiques possiblement différenciées selon les usages concernés, pour l’énergie et la
chimie. L’émergence de voies technologiques nouvelles est envisagée, ainsi que des configurations
différentes des filières selon les acteurs impliqués dans leur développement. Enfin, sont évoqués à
grands traits les caractéristiques possibles de ces filières en termes de structuration spatiale et de mode
d’insertion dans les marchés.
- Les politiques publiques ont été structurantes dans l’évolution récente des usages de la biomasse, avec
en premier lieu les politiques directement adressées aux filières biocarburants, sous-tendues par des
objectifs nationaux environnementaux, énergétiques, industriels ou de développement rural. Mais ce
sont également des orientations politiques plus générales des Etats qui peuvent infléchir les devenirs
des usages de la biomasse non alimentaire (l’évolution des cadres réglementaires sur l’environnement
et la santé par exemple). L’objet de la composante 4 est d’explorer les diverses évolutions possibles de
ces politiques publiques, en prenant en compte leur insertion dans des dynamiques plus globales,
impliquant une gouvernance à l’échelle internationale. Politiques spécifiques aux bioproduits,
politiques de structuration des marchés et politiques de recherche et innovation font notamment
l’objet d’hypothèses contrastées.
- Enfin, le cinquième axe concerne les évolutions générales du contexte économique et géopolitique
mondial, qui peuvent influencer de manière significative les stratégies et les marges de manœuvre des
acteurs publics et privés concernés par les filières bioproduits. Les transformations dans les modes de
vie et de consommation, en particulier énergétique et alimentaire, sont également abordés, ainsi que
l’état des écosystèmes et le niveau de pression exercé sur les ressources naturelles par les activités
humaines.
L’annexe 2 restitue en détail les hypothèses formulées pour ces différentes variables et composantes. Pour
chacune des variables de ces cinq composantes, différentes hypothèses d’évolution à l’horizon 2050 ont
été formulées. La combinaison de ces hypothèses par variable donne lieu à des scénarios d’évolution par
composante, appelés microscénarios. C’est la combinaison, in fine, de ces microscénarios qui est à la base
des quatre scénarios d’évolution des usages non alimentaires de la biomasse végétale à l’horizon 2050.
Le tableau suivant résume les microscénarios et leur combinaison par scénario.
Tableau 7 : Synthèse des microscénarios et scénarios VegA
Composantes Hypothèses d’évolution à 2050
1 -Croissance et développement économique Mondialisation libérale et généralisation du mode de consommation « occidental » Mondialisation des
technologies « vertes » Régionalisation de crise
Mondialisation des territoires connectés 2 - Ressources énergétiques et en carbone Un système énergétique qui reste basé sur le carbone fossile, des innovations incrémentales
Rupture dans le modèle énergétique - de fortes innovations sectorielles Priorité à la sécurité énergétique : consommer moins, sécuriser l’approvisionnement Diversité de sources d’énergie et essor des énergies renouvelables - adaptabilité des systèmes énergétiques
3 - Attentes des citoyens et des consommateurs
Des attentes sociétales principalement déléguées au marché et différenciées
Une préoccupation civique pour les enjeux
environnementaux, et une gestion technocratique à expertise multiple
Un engagement faible des citoyens et une délégation de la gestion de
l’innovation à l’Etat
Un engagement participatif des individus, sur la base d’une diversité de réseaux, notamment territoriaux 4 - Filières bioproduits et innovations technologiques La biomasse comme matière première complémentaire des ressources fossiles Des innovations de rupture dans l’usage de la biomasse pour la chimie et l’électricité
Substitution partielle du carbone fossile - Des trajectoires différenciées selon l’accès à la biomasse dans les grandes régions du monde Valorisation de la biomasse du territoire et usages localisés et diversifiés (énergie, chimie) 5 - Gouvernance et politiques publiques Laisser-faire, peu de régulations internationales et privatisation poussée de la connaissance
Accords internationaux sur changement climatique et politiques publiques motrices dans les mutations sectorielles. Système DPI équilibré
Sécurité énergétique des Etats, échanges
internationaux et standards environnementaux a minima. Accords bilatéraux sur la PI.
Des politiques territoriales tournées vers une gestion durable, soutenues par des accords internationaux et des politiques nationales. Innovation ouverte.