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Transparente comme une goutte d’eau. Inexistante en quelque sorte. Sans nom ni visage. Détruite. Niée. Et pourtant quelque chose d’irréductible en moi s’élance, hors de moi, lors même que je n’existe plus272.

ANNE HÉBERT, Kamouraska, 1970

La dépossession existentielle

À partir du célèbre incipit de la nouvelle « Le torrent », rédigé en 1945, la dépossession semble plus que jamais se transposer sur le plan existentiel. Au contraire des héros du roman d’avant 1945 qui possèdent presque tous quelque chose (un manoir, une terre, etc.), dans l’œuvre hébertienne, les personnages apparaissent d’emblée comme des êtres qui ne possèdent rien, du moins rien de concret. Cela ne signifie pas que François, Nora, Olivia ou encore Élisabeth n’ont pas accumulé quelques avoirs, mais la question occupe peu de place dans les romans et ces biens, lorsqu’ils existent, ne contribuent pas à un sentiment de possession chez ces personnages et encore moins de perte, ce qui est sans doute beaucoup plus significatif. Dès lors que la condition économique est absente de l’équation, pourquoi ces personnages, plus que tous les autres avant eux, apparaissent-ils au dire même de l’écrivaine comme des dépossédés ? Chez Anne Hébert, la question de la dépossession est approfondie de façon beaucoup plus abstraite, en même temps que plus fondamentale : c’est de son rapport au « monde » que l’individu menace d’être dépossédé, c’est-à-dire, comme ce chapitre en fera la démonstration, de l’expérience qu’il fait du monde et des connaissances qu’il en tire. Partant, ce n’est pas son avoir ou son faire, pour reprendre une distinction propre à Philippe Hamon273, mais c’est son être, c’est sa propre existence en ce monde qui menace

de lui être ravie.

272 Anne HÉBERT, Kamouraska, dans Œuvres complètes d’Anne Hébert, vol. 2 : romans (1958-1970), édition

établie par Anne Ancrenat et Daniel Marcheix, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (Coll. Bibliothèque du Nouveau Monde), 2013 [1970], p. 373. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention K- suivie du numéro de la page.

273 Philippe HAMON, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Gérard Genette [dir.], Poétique du

Si la dépossession, chez Anne Hébert, migre vers la sphère existentielle, la résistance est, elle aussi, reconfigurée et passe désormais entièrement par la parole, laquelle permet au personnage de se structurer comme sujet, et ce, en (re)prenant le contrôle de sa propre histoire. Cependant, dans les univers fictionnels mis en place par Anne Hébert, il me semble qu’il se joue toujours une lutte fort obscure entre le dépossesseur et le dépossédé pour assurer cette prise de parole. Parce qu’elle repose sur l’idée que l’art du roman hébertien élaborerait une posture particulière des narrateurs face à la dépossession, l’hypothèse sous-jacente à ce chapitre est donc qu’au sein de cette œuvre la prise de parole autodiégétique est inhérente à une prise de conscience de la dépossession. Partant du postulat que ces deux dimensions seraient en réalité indissociables tant elles sont imbriquées l’une dans l’autre, la présente analyse vise entre autres choses à croiser une analyse des mécanismes de l’énonciation avec celle de la dépossession. Or, si la problématique de l’énonciation dans le roman hébertien a été explorée par plusieurs critiques, Daniel Marcheix, Marilyn Randall et Robert Harvey parmi d’autres, aucun ne semble avoir abordé de front la question de la dépossession, bien que tous l’aient plus ou moins évoquée par une sorte de truchement sémantique. Mon analyse est donc redevable à de nombreux travaux qui ont été menés au fil du temps à propos de termes connexes à celui qui me sert de clef interprétative, travaux qui abordent parfois, explicitement ou non, cette notion, mais presque toujours de façon secondaire à l’analyse principale. Parmi les termes explorés dans ces études, je pense notamment à l’exil (Neil Bishop), à l’absence274 (Albert Le Grand), à l’aliénation (Jean Le Moyne), au manque

originel (Mario Pelletier), au secret (André Brochu), au mal d’origine (Daniel Marcheix), à l’altérité (Janet M. Paterson) ou encore au déchirement (Patricia Smart) qui, par une sorte de frôlement thématique, ont contribué à une meilleure compréhension de la dépossession dans le texte hébertien. Néanmoins, quoiqu’il soit nécessaire d’étudier des notions telles que l’aliénation ou l’exil dans une œuvre comme celle d’Anne Hébert, il est pour le moins curieux

274 L’analyse de Le Grand, malgré son titre (Anne Hébert : de l’exil au royaume), porte davantage sur l’absence

que sur l’exil, bien que l’absence sous-entende évidemment dans cette analyse une forme d’exil intérieur face au monde extérieur. Dans sa conférence, Le Grand évoque trois types d’absence qui agissent pour préserver l’innocence du personnage : l’absence au monde, l’absence des êtres et, finalement, la pire de toutes selon Le Grand, l’absence à soi-même. L’œuvre d’Anne Hébert les dénonce toutes trois, mais elle ne trouve rien de mieux que de se réfugier dans le songe, cette « autre province de l’exil ». (A. LE GRAND, Anne Hébert : de l’exil

au royaume, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (Coll. Conférences J-A de Sève), no 7 (1967),

que la dépossession n’ait à ma connaissance275 jamais fait l’objet d’une étude à part entière

et qu’on l’ait constamment reléguée au second plan en lui préférant d’autres termes, alors que l’incipit du Torrent nous est à ce point resté en tête et que « dépossession » est bien le terme choisi par l’écrivaine pour qualifier le rapport de son personnage à la négativité (les mots « exil » et « aliénation », par exemple, n’apparaissent nulle part dans la nouvelle « Le torrent »). Enfin, face à tous ces termes évoqués plus haut, il me semble que la « dépossession » permet de rallier en un seul tout cohérent la façon qu’a cette œuvre de problématiser son rapport à la négativité et c’est pourquoi il apparaît pertinent de réintégrer dans cette analyse les passages évoquant — ou frôlant — la dépossession dans les travaux antérieurs afin de les mettre à contribution.

Ont été retenus pour cette étude Kamouraska (1970) et Les fous de Bassan (1982), soit deux romans proposant un ou des narrateurs autodiégétiques276, mais également la

nouvelle éponyme du Torrent (1945 ; 1948277 ; 1950), bien que cette dernière ne soit pas à

proprement parler une œuvre romanesque. En fait, cette longue nouvelle a souvent été considérée comme une œuvre baromètre pour prendre la mesure du roman québécois278 ou,

275 Au moment d’écrire ces lignes, sur les milliers de titres répertoriés dans les 309 pages de la bibliographie

critique mise à jour par le Centre Anne Hébert de l’Université de Sherbrooke, ainsi que dans les 39 pages de la bibliographie compilant les mémoires et thèses consacrés à l’œuvre hébertienne, on trouve une occurrence du terme de « dépossession » dans seulement deux titres : 1. Tourments et dépossessions dans le récit Est-ce que

je te dérange ?, un mémoire de maîtrise déposé par Joanie Ouellet en 2010 à l’Université Laval et 2. « Le torrent

de Simon Lavoie. Récit d’une dépossession », un compte rendu cinématographique signé par Jean-François Hamel dans les pages de Ciné-bulles en 2013. Cela ne signifie nullement qu’il n’est pas question de dépossession dans les autres travaux, mais vu l’impossibilité de lire tous les textes critiques consacrés à l’écrivaine en raison de leur nombre, cette absence nous permet d’avoir un indice quant à la place relativement secondaire qu’a occupée cette question au sein des études hébertiennes, d’autant plus que les autres termes (folie, aliénation, exil, etc.) abondent parmi les titres répertoriés.

276 Les romans hétérodiégétiques de l’écrivaine, tels Les chambres de bois (1953) ou encore Le premier jardin

(1988), abordent également la question de la dépossession, qui se trouve à teinter pratiquement toute l’œuvre. Cependant, la dépossession s’y joue moins au sein de l’acte énonciatif, qui offre un regard externe sur des thématiques comme l’enfermement et la fuite, venant ainsi lier la question à des enjeux féministes. Par ailleurs, Hébert a aussi exploré la dépossession par le biais du paranormal. Un roman comme Les enfants du Sabbat (1975), qui entrecroise narration homodiégétique et hétérodiégétique, ainsi que Héloïse (1980) mettent tous deux en scène des personnages qui ont perdu leur libre arbitre et sont littéralement possédés par des créatures fantastiques (démons, sorciers, vampires, etc.).

277 La première partie de la nouvelle est parue dans la revue Amérique française, en 1948, sous le titre « Au

bord du torrent ». La correspondance d’Anne Hébert nous apprend cependant que les deux sections de la nouvelle ont été achevées en avril 1945, mais le texte ne sera publié sous forme de volume qu’en 1950.

278 Michèle Doray, dans une thèse soutenue en 1973 à l’Université McGill (Le torrent d’Anne Hébert ou le

mythe devenu roman), avançait par exemple l’hypothèse que « Le torrent » était en réalité un court roman à

plus précisément, du roman hébertien. En 1989, dans sa préface à l’édition de BQ, Robert Harvey qualifie par exemple « Le torrent » de « [m]atrice symbolique de l’œuvre entière279 »

et, de même, Lise Gauvin considère ce texte comme « la source […] qui irrigue la suite280 »

de la production romanesque hébertienne. De plus, dans son étude de 1982281, Harvey établit

des points de similitude entre « Le torrent » et Kamouraska, et en 1996, dans un article intitulé « À la source de l’énigme : “Le torrent” d’Anne Hébert282 », Janet M. Paterson a

quant à elle mis en lumière tout un réseau d’équivalences entre la nouvelle « Le torrent » et le roman Les fous de Bassan, ce qui me semble justifier la pertinence de traiter des trois œuvres au sein d’une même analyse qui aurait pour visée de démontrer comment les narrateurs autodiégétiques hébertiens doivent toujours lutter contre des forces adverses afin de prendre le contrôle de leur récit et de se raconter.

La dépossession en héritage

Si la nouvelle « Le torrent », avec son célèbre incipit, est le point de départ de ma réflexion sur le roman d’après 1945, bien qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre romanesque à proprement parler, c’est avant tout parce que ce texte incarne à mon avis un pivot dans le traitement de la dépossession au Québec, et que le rapport qui s’y profile ne cessera d’être repris dans la production romanesque d’Anne Hébert. Ce thème de la dépossession, nous l’avons vu, est déjà présent dans la littérature canadienne-française d’avant 1945283, depuis

Les anciens Canadiens en fait, mais tout se passe comme si, lorsque le roman accède à la

modernité et passe graduellement de canadien-français à québécois, Anne Hébert hérite de ce thème, jusque-là traité comme une situation économique et sociohistorique, et délaisse en

de « la position unique qu’ils occupent dans le corpus romanesque ». C’est le cas pour lui du « Torrent » d’Anne Hébert. (Réjean BEAUDOIN, Le roman québécois, Montréal, Boréal (Coll. Boréal Express), 1991, p. 11.)

279 Robert HARVEY, « Pour un nouveau Torrent », préface à Le torrent, Montréal, BQ, 1989, p. 7.

280 Lise GAUVIN, « Les nouvelles du Torrent, un art d’échos », dans Madeleine Ducrocq-Poirier et collab. [dir.],

Anne Hébert, parcours d’une œuvre : actes du colloque de la Sorbonne, Montréal, l’Hexagone, 1997, p. 212.

281 Robert HARVEY, Kamouraska d’Anne Hébert : une écriture de La Passion, suivi de Pour un nouveau

Torrent, Montréal, Hurtubise HMH (Coll. Cahiers du Québec/Littérature »), no 69, 1982, 211 p. La deuxième

partie de cette étude, portant sur Le torrent, ne doit pas être confondue avec la préface à l’édition du Torrent de 1989 (BQ).

282 Janet M. PATERSON, « À la source de l’énigme : “Le torrent” d’Anne Hébert », Tangence, no 50 (mars 1996),

p. 7-19.

283 Je trouve plus juste de me référer à la date à laquelle l’écrivaine a terminé d’écrire le texte (1945) qu’à sa

date de parution en recueil (1950), étant donné le contexte particulier de publication qui est le sien, l’œuvre étant parue à compte d’auteur après cinq années de recherches infructueuses auprès des éditeurs canadiens.

grande partie ce qui est contextuel pour en extraire une situation existentielle que le roman québécois ne cessera de problématiser et d’explorer par la suite.

Ce virage existentiel entrepris par Anne Hébert n’échappera d’ailleurs pas aux premiers lecteurs, mais il faudra attendre la critique universitaire des années 1960 pour que l’on érige la nouvelle en emblème de la Grande Noirceur, selon le statut que nous lui connaissons aujourd’hui284. En janvier 1951, par exemple, soit un an à peine après la

publication du livre à compte d’auteur, l’abbé Émile Bégin, dans un billet qu’il signe sous le pseudonyme de Bernard Lombard dans La revue de l’Université Laval, reproche aux personnages d’Anne Hébert leur invraisemblance, mais surtout de ne pas être « de notre terroir et [d’]apparteni[r] par la tristesse de leur destin, aux absurdités existentialistes285 ».

Cette rupture de ton avec le terroir est plutôt perçue comme un « aboutissement logique et tragique de ces romans canadiens286 » par l’écrivaine Monique Bosco, l’une des premières

exégètes du « Torrent ». En 1953, dans sa thèse consacrée à l’isolement dans le roman canadien-français, Bosco affirme que dans cette nouvelle « est exposé le cas le plus tragique et le plus dépouillé peut-être de la solitude existentielle287 », mais elle aussi y va de quelques

mises en garde : elle appelle les romanciers canadiens à dépasser ce stade de l’isolement existentiel, à « cesser de creuser le lit du torrent de la solitude », et ce, « [p]our une littérature vivante », car la solitude intérieure, la perpétuelle référence à soi, n’aboutissent rien de moins « qu’à la mort et à l’échec littéraire288 ». De son côté, Gilles Marcotte, après avoir signé un

premier compte rendu en 1950, dans lequel il disait préférer « La robe de corail » à la nouvelle éponyme289, fait paraître une seconde recension en 1964, dans la foulée de la

réédition du recueil chez Hurtubise HMH. Cette fois, il va jusqu’à affirmer que « cette fable terrible et belle est l’expression la plus juste qui nous ait été donnée du drame spirituel du

284 J’ai étudié ailleurs plus en détail la question de la réception de la nouvelle « Le torrent » (Alex NOËL,

« Prendre date chaque fois qu’on y revient : les désirs critiques et la réception changeante du Torrent d’Anne

Hébert », dans Louis-Daniel Godin-Ouimet [dir.], Les personnifications du Québec : entre fiction et théorie,

Montréal, Nota bene, à paraître, 2021).

285 Bernard LOMBARD (pseudonyme de l’abbé Émile Bégin), « La Petite Poule d’Eau, Le torrent et autres

ouvrages », La revue de l’Université Laval, vol. V, no 5 (janvier 1951), p. 467.

286 Monique BOSCO, « L’isolement dans le roman canadien-français », thèse de doctorat en études littéraires,

Université de Montréal, 1953, f. 192.

287 Ibid., f. 181. 288 Ibid., f. 192.

Canada français290 », reconnaissant du même coup le virage existentiel entrepris par

l’écrivaine presque deux décennies plus tôt, lors de la rédaction du texte en 1945.

Rédigé en 1945, une année charnière pour le roman québécois291, l’incipit du Torrent

inaugure donc l’œuvre en prose d’Anne Hébert292 par l’idée de dépossession qui, plus que

jamais peut-être, se trouve mise à l’avant-plan et soulignée à grands traits : « J’étais un enfant dépossédé du monde. Par le décret d’une volonté antérieure à la mienne, je devais renoncer à toute possession en cette vie. Je touchais au monde par fragments, ceux-là seuls qui m’étaient immédiatement indispensables, et enlevés aussitôt leur utilité terminée293. » Pour

la première fois, il me semble, un personnage est conscient du fait que sa dépossession n’est pas qu’extérieure à lui, mais qu’elle est aussi intérieure et antérieure. Cet usage de l’imparfait (« [j]’étais ») paraît dépasser la seule logique interne de l’œuvre pour convoquer tout un intertexte qui la précède, comme si Anne Hébert avait reçu « par le décret d’une volonté antérieure à la [s]ienne » cette notion de dépossession en une sorte d’« héritage de la pauvreté », pour reprendre l’expression d’Yvon Rivard294. Cependant, on pourrait arguer que

son écriture rompt avec ce legs en même temps qu’elle ne cesse d’être hantée et rattrapée par lui. Il y a, dans « Le torrent », toute une mémoire implicite de la littérature québécoise, mais une mémoire détournée, tronquée, comme si les tourbillons du torrent n’étaient en réalité qu’un « miroir brisé295 » et déformant dans cette galerie des ancêtres littéraires semblable à

celle qui apparaît dans le presbytère des Fous de Bassan.

Auparavant, dans les œuvres que nous avons analysées, cette conscience de la dépossession évoquée plus haut était présente, mais elle était pratiquement toujours portée

290 Gilles MARCOTTE, « Réédition d’un grand livre : “Le torrent” d’Anne Hébert », La Presse (« Supplément »),

18 janvier 1964, p. 6.

291 Sont en effet publiées cette année-là des œuvres comme Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy et Le

Survenant de Germaine Guèvremont.

292 Si l’on accepte d’exclure les contes « Trois petits garçons dans Bethléem » (1937) et « Enfants à la fenêtre »

(1938) publiés en revue et qui constituent des textes de jeunesse.

293 Anne HEBERT, « Le torrent » dans Œuvres complètes d’Anne Hébert, v. 5 : théâtre, nouvelles et proses

diverses, éditions établies par Patricia Godbout, Annie Tanguay et Nathalie Watteyne, Montréal, Les Presses

de l’Université de Montréal (Coll. Bibliothèque du Nouveau Monde), 2015 [1950], p. 655. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention T- suivie du numéro de la page.

294 Yvon RIVARD, « L’héritage de la pauvreté », Personne n’est une île, Montréal, Boréal (coll. « Papiers

collés »), 2006, p. 130-132.

par une entité extérieure au personnage, et par le fait même elle apparaissait souvent comme une digression : c’étaient par exemple la voix du narrateur-romancier dans Les anciens

Canadiens, celle du pays de Québec dans Maria Chapdelaine ou encore du curé qui, dans Jean Rivard, le défricheur, disparaît du roman aussitôt son message délivré. Outre Angéline,

il y a bien eu Menaud, qui était conscient de sa dépossession, mais son attention était toute portée vers la montagne, vers l’extérieur, vers la collectivité, jusqu’à en devenir fou. Si le François du « Torrent » semble partager avec ce personnage quelque chose de l’ordre de la folie, son aventure est toutefois assez différente. Alors que Menaud était dépossédé d’un espace concret, celui de sa montagne, le François d’Anne Hébert est dépossédé d’une abstraction, soit de son rapport au monde, auquel il ne touche que par fragments, et ce, de façon purement utilitaire : le monde – ou plutôt ses retailles – lui est retiré sitôt que son utilité ne se fait plus sentir, ce qui tue toutes traces de gratuité et, par la même occasion, de beauté, laquelle n’a pas sa place dans « le grand livre des comptes » (T-684) de Claudine. Si Menaud entendait résister par l’occupation physique de la montagne, François, qui rêve pourtant d’aller vers le monde bien qu’il en soit rendu incapable, est en cela l’opposé de Menaud, dans la mesure où son aventure est tout intérieure296. Alors que le vieux héros de Félix-Antoine

Savard n’explore pas son intériorité et se tourne entièrement vers l’extérieur, le personnage d’Anne Hébert n’a pas d’extériorité et est en quelque sorte prisonnier de son monde intérieur. En étant ainsi dépossédé du monde, François est avant tout privé de l’existence et de ses possibles.

S’il est vrai que dans les romans d’avant 1945 la dépossession touchait aussi parmi d’autres aspects (économique, politique, territorial, etc.) à la dimension existentielle, cette dernière n’était pas aussi marquante et, donc, problématisée, que dans les œuvres d’après 1945297, et en particulier dans « Le torrent », où presque chaque page, presque chaque phrase,

souligne en d’infinies variations la perte existentielle subie par le personnage, reléguant à l’arrière-plan, bien loin à vrai dire, les autres dimensions devenues accessoires, à commencer

296 Les allusions à l’intériorité sont par ailleurs récurrentes dans la nouvelle : « le moindre mouvement intérieur

chez elle se répercutait en moi » (T-657), « au fond de moi » (T-662), « j’entendais en moi » (T-666), « défait par le dedans » (T-670), « [j]e suis plongé au centre de moi-même » (T-680), etc.

297 À l’exception notable du roman Angéline de Montbrun, de Laure Conan, qui fait ici figure de précurseure,

la dimension existentielle demeurait secondaire dans l’économie du roman et elle était même reléguée dans les « notes et éclaircissements » chez Aubert de Gaspé.

par la dimension économique que l’autrice ne semble convoquer que pour montrer qu’elle

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