• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Cadre expérimental

5.3. Analyse perceptive

L’analyse perceptive effectuée indique que la plupart des auditeurs naïfs semblent être parvenus à percevoir la variation à l’étude au même titre que les auditeurs expérimentés et à poser un jugement sur l’origine géographique des locuteurs à partir d’un phénomène phonétique précis. Cependant, il est apparu que l’origine géographique des auditeurs pouvait influencer leur perception : les participants originaires de Saguenay ont montré une capacité de discrimination et une sensibilité moindres, et ont associé les timbres entendus à une origine géographique avec moins de certitude que les auditeurs de Québec. Quelques études rapportées au Chapitre 2 laissaient effectivement entrevoir la possibilité d’un effet de l’origine géographique sur la perception des auditeurs. En particulier, les tendances obtenues rappellent celles qui se dégagent de l’étude de Williams et coll. (1999), où la performance lors d’une tâche d’identification s’avérait inégale entre les auditeurs originaires de six régions du Pays de Galles, ainsi que les observations de Preston (1993) concernant des auditeurs du Michigan et de l’Indiana amenés à identifier l’origine géographique de locuteurs de l’anglais américain sur un continuum nord-sud. Preston (1993) constatait effectivement qu’une majorité d’auditeurs du Michigan percevaient une différence entre les productions des locuteurs du Michigan et de l’Indiana, contrairement aux auditeurs de l’Indiana, qui considéraient leurs usages similaires à ceux des locuteurs du Michigan. De manière analogue, les auditeurs de Québec semblent établir une distinction entre leurs usages et ceux des locuteurs de Saguenay que les auditeurs de Saguenay apparaissent moins susceptibles de percevoir.

Les résultats obtenus doivent bien entendu être interprétés en tenant compte du fait que notre échantillon était de taille très restreinte, soit 13 auditeurs dans chacune des villes. Un plus grand nombre de participants serait nécessaire afin de nous assurer que la performance plus faible des auditeurs de Saguenay n’est pas que le fruit du hasard. De plus, en raison du faible effectif de participants masculins dans les programmes où il nous a été donné de recruter, très peu d’hommes ont pris part au test de perception (4 hommes contre 9 femmes dans chacune des villes), ainsi nous n’avons pas pris en compte la variable sexe lors de l’analyse des résultats. Il n’est pas exclu que la perception des auditeurs puisse varier en fonction de ce facteur, que ce soit ou non de manière semblable dans les deux villes. Une exploration informelle des résultats de la tâche de discrimination suggère que les hommes de Saguenay ont offert une performance plus faible que les

hommes de Québec et que les femmes des deux villes. La différence observée entre les résultats des auditeurs des deux villes est peut-être même attribuable à ce groupe d’individus. Cependant, il serait absolument essentiel de faire appel à plus d’auditeurs masculins si nous voulions analyser la variable sexe, car déduire quoi que ce soit des réponses de quatre individus nous semble pour le moins hasardeux. Mentionnons tout de même que dans leur étude portant sur la variation régionale aux États-Unis, Jacewicz et Fox (2012) constatent à partir d’un échantillon de 30 auditeurs que la perception des témoins varie significativement en fonction de leur origine géographique et de leur âge, mais pas de leur sexe. Oder et coll. (2013 : 30) parviennent à un constat similaire à partir des résultats de 24 auditrices et de 7 auditeurs originaires du Midwest : « [t]here was not a significant effect of listener gender on performance, as females correctly identified vowels 89% of the time, and males correctly identified vowels 90% of the time ».

Les conclusions qui se dégagent du test de perception reflètent l’orientation que nous avons bien voulu lui donner : la tâche de discrimination a permis d’évaluer la performance des auditeurs et la tâche d’identification, d’observer quelles étiquettes avaient été associées à quelle origine géographique. L’objet d’étude était donc, d’une part, les auditeurs, et d’autre part, les locuteurs (ou du moins leurs productions). Il s’agit d’angles d’analyses parmi tant d’autres. Par exemple, pour la tâche de discrimination, plutôt que de considérer la performance des auditeurs, nous aurions pu calculer le taux de réponses correctes pour chacun des stimuli et identifier quelles triades avaient entraîné davantage de bonnes et de mauvaises réponses. Repérer les triades particulièrement mal discriminées aurait notamment pu fournir des indications sur d’inévitables imperfections d’étiquetage. Les contrastes au cœur du test de discrimination étaient effectivement fondés sur les étiquettes attribuées lors de l’accord inter-juges, et même si cinq auditeurs experts se sont prononcés sur le timbre des occurrences, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de perception humaine, nécessairement imparfaite, relative et influencée par une multitude de facteurs. Il est parfaitement possible que certaines réponses fournies par les auditeurs ne correspondent pas à ce qui était attendu en raison d’étiquettes erronées, ou parce qu’il aurait fallu raffiner la classification en proposant plus de catégories phonétiques aux juges. Malgré tout, en dépit des limites qu’induit notre choix de constituer une tâche AXB à partir d’étiquettes attribuées auditivement, nous considérons que cette méthode permettait de proposer une tâche et des consignes simples à des auditeurs naïfs qui n’avaient probablement jamais pris part à un test de perception.

En raison de l’absence de la notion de réponses correctes ou attendues, les résultats de la tâche d’identification n’auraient pas pu être analysés en fonction de la performance des auditeurs au même titre que les résultats de la tâche de discrimination. Nous aurions néanmoins pu évaluer la

congruence des auditeurs dans leurs choix d’identification puisque chaque triade produite par un locuteur était présentée deux fois. Il aurait également été intéressant de vérifier si certaines triades étaient toujours associées à l’une ou l’autre des villes, ou si elles étaient tantôt associées à Québec, tantôt associées à Saguenay, puis de « boucler la boucle » en mettant en relation les tendances d’association des triades à une ville aux caractéristiques acoustiques des occurrences les composant. De plus, nous avons pu observer que la performance des auditeurs lors de la tâche de discrimination semblait étroitement liée aux patrons de réponses manifestés lors de la tâche d’identification : les auditeurs de Québec étaient plus sensibles et plus catégoriques, les auditeurs de Saguenay moins sensibles et plus indécis. Au-delà de cette approche considérant de manière très globale les résultats des auditeurs en tant que groupes originaires d’une ville, nous aurions pu procéder à un suivi individuel et vérifier si les mêmes tendances se maintenaient pour chacun des participants. Une autre possibilité aurait été d’adopter une technique régulièrement rapportée dans la littérature qui consiste à soumettre des groupes d’auditeurs à des tests qui diffèrent légèrement et de mettre en parallèle leurs réponses (voir par exemple Hay et Drager, 2010, qui proposent un environnement expérimental différent à deux groupes d’auditeurs). En ce qui nous concerne, certains témoins auraient pu effectuer un test dont l’ordre de passation des tâches aurait été inversé. Cette stratégie aurait permis de vérifier si l’ordre des tâches influençait les résultats, notamment si les auditeurs associaient certains timbres à une origine géographique de manière plus cohérente après avoir été préalablement exposés à un faisceau de variantes par le biais du test de discrimination.

Documents relatifs