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Analyse organique et fonctionnelle de la convention

« Assurer l’ordre aux jonctions des artères d’une grande ville implique avant tout une absence de collisions entre les gens et les véhicules qui interfèrent réciproquement. On ne peut pas dire que l’ordre règne entre des gens qui vont dans la même direction à la même allure, car il n’y a pas alors d’interférence. Il n’existe pas non plus quand les personnes se heurtent continuellement. Mais quand tous ceux qui se rencontrent ou se dépassent sur des voies encombrées prennent le temps et la peine nécessaires pour éviter les collisions, la foule est alors ordonnée. Eh bien, au fond de la notion d’ordre social, on trouve la même idée. Les membres d’une communauté ordonnée ne s’écartent pas de leur route pour s’agresser mutuellement. De plus, chaque fois que leur trajectoires interfèrent, ils font les ajustements nécessaires pour échapper à la collision, et ils les font selon une certaine règle conventionnelle ».

E. Alsworth Ross277.

Présenter l’architecture d’une convention et décrire sa composition sont les objectifs de la présente section. Son utilisation comme « outil d’analyse » doit s’appuyer sur un ensemble de propositions à suivre sous peine de dévoyer la signification du concept (§1). La convention sera ensuite abordée comme un émetteur de messages (§2).

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§ 1 - L’axiomatique conventionnaliste

a) Les cinq propositions

Dans son étude philosophique de la convention, D. K. Lewis278, énonce cinq propositions qui sont autant de conditions à respecter pour adopter légitimement une approche conventionnaliste.

- Proposition n°1 : la conformité générale

La convention a permis à l’individu de repérer le comportement attendu parce qu’elle est adoptée par l’ensemble de la collectivité. Certes, il est possible à certains de s’y dérober mais ils se positionneront toujours par rapport à elle. De toute façon, ils n’y ont guère intérêt : se soustraire à la convention, peut entraîner de la part de la collectivité, des réactions d’exclusion et plus généralement une diminution de l’utilité et du bien-être de l’individu.

- Proposition n°2 : l’anticipation

L’individu anticipe que la population adopte la convention ; c’est d’ailleurs cette anticipation qui est la base du processus qui permet à la convention de s’autorenforcer. En se retranchant derrière le comportement qu’il suppose être celui des autres, le comportement « normal », il atténue la responsabilité de ses actes et les justifie ; c’est ainsi qu’il rationalise son comportement ; mais dans le même temps et sans qu’il en ait vraiment conscience, il renforce la convention en indiquant aux autres comment « il faut » agir. Chacun adopte la convention mais participe dans le même temps, à sa construction et son développement.

- Proposition n°3 : la préférence pour une conformité générale

Tous préfèrent une conformité générale à la convention plutôt qu’une conformité moindre que générale ; une multiplication des déviances remettrait alors en cause le comportement du convenant. En étant convaincu que toute la population

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concernée se conforme à la convention, l’individu, rassuré, rationalise ses actes et leur donne un sens.

- Proposition n°4 : l’alternative

La convention n’est pas obligatoire, une autre convention peut lui être opposée. Si ce n’est pas le cas, on ne peut véritablement parler de situation d’incertitude : l’individu n’ayant pas le choix, nous sortons alors du cadre des conventions. Le dernier chapitre consacré à la dynamique des conventions nous donnera l’occasion d’approfondir le concept d’alternative : la mobilité des conventions n’est en définitive que le résultat d’un affrontement qui oppose la convention établie à son alternative

- Proposition n°5 : le « common knowledge »

D. K. Lewis fait remarquer que ces quatre propositions sont « common knowledge » ; cela signifie que chacun sait que chacun sait... Se constitue ainsi une connaissance commune de la convention. Cette réflexion spéculaire est autorenforçante ; J. P. Dupuy remarque à ce sujet, que le fait que chacun ait connaissance du raisonnement que les autres font pour se convaincre qu’il doivent se conformer à la convention, tend à renforcer la conviction quand à son adoption 279. Toutefois, ce dernier prend soin de rajouter que « des travaux récents sur les fondements de la théorie des jeux font sérieusement douter que l’idéal de transparence totale et de réflexivité absolue manifestée par le common knowledge puisse jamais venir à bout de l’extériorité et de l’opacité du collectif »280. Nombreux sont les auteurs qui partagent ce scepticisme ; aussi, considèrent-ils qu’il est préférable de parler d’une forme affaiblie de savoir collectif281.

b) Le langage comme exemple de convention

Pour mieux comprendre le contexte conventionnaliste et illustrer son axiomatique, nous avons choisi un exemple qui concerne tous les hommes : le langage. Pour communiquer, les peuples ont développé des systèmes de symboles vocaux et

279

J.P. Dupuy, art. cit.

280

J. P. Dupuy, art. cit., p.366.

281

A. Orléan, « Vers un modèle général de la coordination économique par les conventions », in

Analyse économique des conventions, ouvrage collectif, Presses Universitaire de France, Paris, 1994,

scripturaux s’appuyant sur de multiples conventions devenues à ce point des évidences, que rares sont ceux qui se sont interrogés sur leur genèse282.

Caractéristiques contextuelles - L’incertitude

La meilleure façon de connaître le sentiment d’incertitude qui envahit et indispose l'individu en l’absence de conventions de langage, est de circuler dans un pays dont on ne connaît pas la langue et dont les habitants ne connaissent pas la vôtre. Très tôt, le besoin de communiquer se manifeste : contrôles divers, demande de renseignements, achats à effectuer, démarches administratives, les occasions sont fréquentes et les mots vous manquent alors. Aussi, notre premier réflexe est-il de se rabattre sur des conventions qui offrent plus de chances d’être communément adoptées : représentations gestuelles, dessins, mimes, mais le contenu des messages est extrêmement limité. Si aucune tierce personne ne vient nous secourir, une impression d’isolement, de frustration, puis de vulnérabilité peut nous gagner selon les situations. L’incertitude nous habite et l’on se met à rêver d’une convention partagée par tous, un langage universel, un espéranto ; mais c’est sous-estimer l’enracinement puissant des conventions en place…

- L’imitation

Quelle solution permettra de sortir de cette situation délicate dans laquelle vous plonge l’incertitude ? S'il faut y séjourner durablement, il faudra se résoudre à adopter les conventions de langage locales. Par un processus d’imitation, y seront alors repérées les expressions utilisées par les autochtones ; à chacune d’entre elles, seront associées les idées contenues. Par un processus de mémorisation, d'analyse, de combinaisons et de tests répétés, les conventions seront alors progressivement intégrées.

- L’axiomatique conventionnaliste

Proposition n°1 : la conformité générale

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Sur le territoire concerné, l’adoption de la convention de langage est générale ou quasi-générale (ce qui n’exclut pas les affrontements de conventions) car chacun y a un intérêt évident ; en l’adoptant, il obtient une plus grande utilité que celle qu’il obtiendrait en échappant à la convention. En effet, ne pas partager un langage avec ses pairs aboutit à une absence de communication, à un isolement et un repli sur soi ; finalement, on perd tout contact avec la réalité extérieure. Les psychiatres appellent cette situation : l’autisme.

Proposition n°2 : l’anticipation

Ayant décidé d’adopter la convention de langage, nous utilisons les quelques mots et phrases inscrits sur notre registre dès que nous communiquons ; or nous le faisons sans même nous poser la question de savoir si notre interlocuteur a adopté la convention ; du fait de son appartenance au pays, nous anticipons qu’il l’adopte.

Proposition n°3 : la préférence pour une conformité générale

Tous les utilisateurs préféreront une conformité générale ; en effet, un langage n’a d’utilité que s’il est partagé. Il est ainsi possible de considérer qu’un langage qui ne serait utilisé que par une seule personne n’aurait pas plus de sens que l’absence de langage. Aussi, la préférence pour une conformité générale tombe sous le sens, chacun rêve que son propre langage soit universellement partagé. Inversement, sur un territoire donné, les déviants sont souvent marginalisés ; les langages ésotériques, qu’ils naissent dans la rue ou dans l’esprit des experts ont toujours suscité la méfiance de la population qui les considère comme des actes de différentiation, de dissidence ou de dissimulation.

Proposition n°4 : l’alternative

La convention de langage ne s’impose pas, elle n’est pas obligatoire dès lors que d’autres formes de langages existent ; du reste une autre convention de langage peut toujours lui être opposée. A ce propos, il faut signaler que plusieurs conventions peuvent coexister et diviser une population. Chacun sait que nombreux sont les pays qui connaissent cette situation dans laquelle différentes conventions de langage s’affrontent (langue officielle, dialectes) ; et même si le pouvoir central tente légalement d’imposer à son pays l’usage d’une langue, la loi n’aura de force que si les habitants sont convaincus de l’utilité d’adopter la nouvelle convention et surtout si

chacun est persuadé de son adoption généralisée ; dans le cas contraire, la langue officielle ne deviendra qu’une langue administrative, voire une langue morte.

Proposition n°5 : le « common knowledge »

Tout membre de la population connaît les quatre propositions précédentes, mais sait encore que chacun des autres membres le sait aussi. L’axiomatique de la convention de langage est donc une connaissance commune.

§ 2 - La convention comme émetteur de messages

Afin de compléter l’analyse de la convention, nous proposons au lecteur d’examiner plus précisément sa structure ; aussi, s’inspirant des travaux de P.Y. Gomez283, nous essaierons de considérer toute convention comme un émetteur de messages. Le discours qu’elle véhicule fera d’abord l’objet d’une observation particulière ; seront ensuite décrits les moyens de transmission utilisés.

a) Le discours

Repérer le comportement « normal »

En situation d’incertitude, nous savons que l’individu s’en remet aux conventions ; selon un processus que les sociologues qualifient de programmation mentale, celles-ci ont été progressivement intégrées depuis le tout début de son existence. Le processus d’intégration est continu : en fonction des groupes ou des cités (dans le sens que leur ont donné L. Boltanski et L. Thévenot 284) qui l’accueillent, l’acteur s’ouvre à de nouvelles conventions qui lui permettront d’y évoluer paradoxalement, plus « librement ». Constamment, celles-ci délivrent des messages qui lui indiquent le comportement considéré comme « juste » ou « normal » ; ceci lui évite ainsi d’interpréter les flots d’informations provenant de son environnement, et lui épargne dans le même temps, une infinité de calculs inaccessibles qui pourraient aboutir à des situations de blocage.

283

P.Y. Gomez, Qualité et théorie des conventions, Economica, Paris 1994, p. 109.

284

En épousant les conventions, l’individu, en toute quiétude, évolue en harmonie avec ses pairs ; les pulsions brutales que pourraient éveiller chez lui certaines situations (provoquant par exemple la haine ou le désir) sont réfrénées, censurées (au sens freudien du terme) par ces règles sociales. A ce propos, il est piquant de constater que l’activité onirique ne s’embarrasse guère des conventions ; la censure qui dresse une frontière entre l’inconscient et le conscient de l’être, s’estompe pendant le rêve285. Des pans entiers de ce que l’individu peut refouler en situation d’éveil (par conformité consciente ou inconsciente aux conventions), se libèrent alors dans une belle anarchie. Ainsi, le discours est un ensemble de signaux qui ont pour fonction de « borner » les comportements de l’individu en lui indiquant ce qui est compatible avec la norme et ce qui ne l’est pas.

Repérer les convenants

Le discours précise aussi le type de population concernée par la convention, afin qu’une personne puisse se situer par rapport à elle, et éventuellement l’adopter. Pour reprendre l’exemple du langage, nous pouvons constater que l’individu n’adopte pas le même langage en fonction du pays dans lequel il séjourne ; dans un même pays, il peut aussi adapter son langage au milieu dans lequel il évolue ; ainsi, le vocabulaire et les constructions syntaxiques qu’il emploiera seront différents selon qu’il s’adresse à l’être convoité ou qu’il plaisante avec ses proches.

Repérer la sanction

Selon le même exemple, le discours de la convention dicte alors à l’individu le degré de sophistication du langage en phase avec le contexte. Mais il délivre aussi une autre indication : la sanction, c’est-à-dire les conséquences éventuelles en cas de non- adoption. Dans notre cas, si l’individu ne respecte pas les prescriptions délivrées par le message, il prend le risque d’être considéré comme une personne rustre ou vulgaire, et rejeté alors par la personne qu’il courtise.

En résumé, le discours peut être défini comme un ensemble de signaux qui indiquent à l’individu, placé dans une situation d’incertitude, la solution que la

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convention est susceptible de proposer, ainsi que les conséquences en cas de non- adoption.

b) Les moyens de transmission

Par quel canal, et de quelle manière le discours qui précise le comportement à adopter est-il véhiculé ? Autrement dit, quels sont les moyens techniques qu’utilise la convention pour assurer l’acheminement de son message vers le destinataire ?

Deux catégories de moyens peuvent être alors observées, les moyens humains et les moyens matériels.

Les moyens humains

La convention n’est efficace que si elle entre en contact avec l’individu et le convainc que les autres sont aussi en contact avec elle. Recevant le message délivré par la convention, il se transforme lui-même en moyen de transmission ; devenu « adopteur », l’individu montre à ceux avec qui il est en relation, le comportement « normal » à suivre et amplifie par-là même le degré de conviction à l’égard de l’adoption de la convention : c’est la transmission implicite.

Reprenant l’exemple de la loi qui limite l'usage du tabac, nous pouvons constater qu’en entrant dans un lieu public, le comportement des autres nous renseigne sur la convention. En s’abstenant de fumer, ceux-ci émettent un signal qui confirme l’adoption de la convention et nous enjoint de la respecter sous peine de rejet. La respectant, nous renforçons la convention en émettant un signal aux gens présents et aux nouveaux arrivants : nous transmettons ainsi l’information. Mais la transmission peut être plus explicite : conseils, éducation, pédagogie, apprentissage sont des moyens qui, s’ajoutant au mimétisme, contribuent à l’adoption des conventions.

Les moyens matériels

Cette transmission humaine est renforcée par des moyens matériels qui viennent avertir les individus de l’existence d’une convention à adopter : écrits divers, médias, codes, lois, écoles, organismes de formation et autres représentent des courroies de transmission au service des conventions. Les signaux émis seront plus ou moins redondants selon la nature et la multiplicité des procédés mis en œuvre. Toutefois, ces

différents moyens matériels destinés à véhiculer le discours de la convention, n’auront d’utilité que si l’individu joue lui-même son rôle de transmetteur.

Nous pouvons repérer quelques dispositifs matériels destinés à transmettre le message à l’individu : les panonceaux « interdiction de fumer », l’absence de cendriers, le texte de loi inscrit dans le code civil... Cependant, nous constatons qu’en l’absence de transmission humaine, l’efficacité de ces moyens reste très limitée. En fumant dans un lieu public, par exemple, une personne refuse la convention, mais, et c’est certainement le plus important, rejette dans le même temps son rôle de transmetteur et introduit la suspicion en envoyant un signal qui contredit celui véhiculé par le dispositif matériel. Si un tel comportement tend à se généraliser, ce dernier devient alors sans effet.

Bien entendu, tous les messages transmis ne viendront nourrir la convention que s’ils sont cohérents. Il n’y a de conviction que si les signaux émis, proposent des discours compatibles entre eux ; s’ils sont contradictoires, les individus procèdent à des calculs opportunistes, la conviction s’estompe et la suspicion envahit la population concernée. Naîtra alors une nouvelle convention.

Pour clore ce chapitre consacré aux caractéristiques contextuelles et structurelles des conventions, nous dirons qu’une convention est un ensemble de repères socialement construits qui permettent de résoudre des problèmes récurrents, en coordonnant le comportement des individus dans un espace normé. Elle se caractérise par une structure particulière répondant à cinq propositions : la conformité générale, l’anticipation, la préférence pour une conformité générale, l’alternative et le « common knowledge » ou principe de connaissance commune. De plus, en tant qu’émetteur de messages, elle est observable selon deux angles : le discours et les moyens de transmission qui le véhiculent.

D’aucuns dirons que la théorie des conventions retire toute l’autonomie et la liberté de calcul que les théories contractuelles prêtaient à l’individu. Il y a une vingtaine d’années, dans leur ouvrage commun, M. Crozier et E. Friedberg286 mettaient en doute la vision déterministe de la conduite humaine. En aucun cas, avançaient-ils, le comportement de l’acteur est guidé par des valeurs reçues et intériorisées ; même si les normes culturelles conditionnent les individus, ceux-ci doivent pouvoir choisir entre plusieurs stratégies possibles dans une situation donnée.

286

Sans aller dans le sens des deux auteurs, nous ne réfutons pas totalement l’idée d’autonomie et de calcul, et il n’est pas non plus question de verser dans une utopie selon laquelle l’organisation serait exempte de tous conflits grâce à un arsenal de procédures préétablies. Celle-ci demeure un lieu de tension, de lutte, et de pouvoir. Pour autant, on ne peut délester l’acteur, tout du moins celui de la théorie classique des organisations, de ses dimensions historiques et culturelles qui ont semble-t-il été trop rapidement éludées par le raisonnement stratégique287.

« Lorsque le conflit éclate, le compromis et les conventions continuent de coordonner la relation entre les acteurs (ne serait-ce que par exemple, parce que la grève sera préférée par les salariés au pain de plastique déposé sous la voiture du directeur ! »288.

En somme, l’individu est autonome et calculateur, mais dans un espace de liberté dont les contours sont bornés par un ensemble de conventions ; il rationalise son action par rapport aux autres parce qu’il n’agit jamais de façon isolée. Ce qui est quelque peu différent.

Aussi, conclurons-nous en suggérant que le comportement d’un individu s’apprécie à la convergence du calcul et de la convention.

Forts de ces principes, nous disposons d’un nouvel outil pour analyser le système comptable selon un angle différent. Sera alors émise l’hypothèse selon laquelle il est un construit social reposant sur un ensemble de conventions qui parfois nous échappent.

287

H. Amblard et alii, Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Seuil, Paris, 1996.

288

Y. Livian et G. Herreros, « L’apport des économies de la grandeur : une nouvelle grille d’analyse des organisations ? », Revue française de gestion, pp. 43-59, novembre-décembre 1994.

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