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Pourquoi parler de tentation de l’analogie ? Parce que c’est précisément ainsi qu’en parle De Martino et que nous avons évoqué précédemment l’appel puissant qu’il ressentait dans la recherche des antécédents du tarentisme, tout en évoquant les risques de cette opération. Dans l’article qu’elle écrit sur la méthode comparative demartinienne, Clara Gallini évoque aussi cette tentation, ce danger de procéder à un comparatisme toutefois indispensable, dit-elle, pour mener à terme le projet demartinien. La quête warburgienne des Pathosformeln implique elle aussi un montage colossal de ressemblances. Comme mentionné précédemment, Warburg fait en 1896 une escale ethnographique chez les Hopis d’Amérique au cours de laquelle il capte avec désinvolture une série de photographies présentées à la conférence de l’institut psychiatrique Kreuzlingen, photos qu’il voulait libérées de toute contrainte, présentées dans leur dimension proprement visuelle, les mots ne devant avoir qu’une fonction accompagnatrice. C’est comme si c’était image

par image que se révélaient les correspondances profondes : dans le cas de ces photographies, Warburg y trouve la confirmation d’une intuition sur la « survivance » de la figure du serpent. Dans un passage de sa conférence, Warburg s’exprime en ces termes pour décrire les acteurs du rite qu’il avait pu observer :

Ce ne sont plus vraiment des êtres primitifs se servant uniquement de leurs mains, pour lesquels il n’existe pas d’activité portant sur l’avenir éloigné, mais ce ne sont pas encore des Européens que la technologie a rendus sereins, attendant l’évènement à venir comme une nécessité organique ou mécanique. Ils sont à égale distance de la magie et du logos, et leur instrument, c’est le symbole, qu’ils savent manier. Entre l’homme qui saisit dans sa main et l’homme qui pense, il y a l’homme qui établit des relations symboliques246.

Dans ce passage à la fois significatif et curieux, faisant état de la difficulté à catégoriser les acteurs du rituel du serpent dans une opposition magie/rationalité, nous sommes tentés de voir un parallèle avec la situation même de Warburg, la maladie l’ayant peut-être, en quelque sorte, prédisposé à penser dans les interstices fructueux entre « magie » et « logos », mais, aussi, car sa propre approche est entièrement construite sur le tissage de relations symboliques.

Ce n’est pas un hasard si Carlo Ginzburg, héritier à la fois de De Martino et de Warburg, justifie dans Le sabbat des sorcières, avec une précaution rigoureuse, son besoin d’établir des analogies, de créer (sans les forcer) des relations symboliques entre d’innombrables cas disparates. En ce qui le concerne, il tente de résoudre l’histoire des benandanti, ces membres d’un culte agraire italien de la fertilité accusés d’hérésie durant la Renaissance. Le rapprochement des cultes extatiques des benandanti avec le chamanisme est incontournable pour Ginzburg, mais l’infini que semble receler cette comparaison provoque chez lui un sentiment de vertige. Faire une analyse transhistorique, nous dit-il, n’autorise pas « à procéder à une projection automatique des contenus de la culture folklorique dans une antiquité très éloignée247 ». Et pourtant, telle est précisément l’approche demartinienne. Ginzburg, pour se protéger, s’emploie d’ailleurs longuement à poser les balises de sa méthode d’historien et, surtout, se situe lui-même dans une importante tradition de l’analogie historique248, dans laquelle il affirme s’inscrire de manière bien

                                                                                                               

246 Aby Warburg, Le rituel du serpent, Paris, Macula, 2003, p. 77. 247 Ginzburg, 1992, p. 26.

248 Voici les quatre grands types d’analogies historiques qu’il relève et qu’il énumère de manière critique. Il

expliquera par ailleurs que son approche (de déceler une identité par isomorphisme), tout en s’inspirant de ces différentes positions, n’y adhère pas totalement : 1. La diffusion de phénomènes qui réactivent des archétypes psychologiques primordiaux et atemporels (Buckert, Jung, Meuli). 2. L’adoption d’une synchronie radicale rejetant la notion d’archétype due à son caractère trop fixiste (Détienne, Vernant). 3. Les ressemblances d’ordre structurel de Lévi-Strauss, dont la genèse est ancienne mais l’explication invérifiable. 4. L’idée d’une genèse proto-historique ou préhistorique (Schmidt).

spécifique. Ses précautions traduisent incontestablement une certaine retenue dans l’acte du rapprochement, que Ginzburg évoque comme une tentation à laquelle il ne faut pas succomber :

Leur superposition et leurs croisements donnent aux figures qui composent la série (benandanti, taltos, etc.) un air de famille. D’où la tentation presque irrésistible de compléter par analogie [je souligne] une documentation qui, dans d’autres cas, apparaît lacunaire249.

Évidemment, Ginzburg succombe à cet « interdit » que transgresse aussi De Martino de manière semblable, en prenant la précaution de ne pas « réduire aux antécédents » ses sujets, tout en concluant sur la nécessité d’une comparaison transhistorique. Si ce risque dangereux de procéder à l’identification de ressemblances de famille est perçu comme une tentation dont il faut se méfier, elle est formulée par Benjamin – dans un passage que nous avons rapporté précédemment – comme un don, une faculté humaine fondamentale (man’s gift). En effet, cette liaison de symboles – qu’elle provienne de l’anthropologue à la recherche de la forme récurrente du serpent, ou du Pueblo lui-même qui le tient dans sa bouche, trouve tout son sens dans son texte sur la faculté mimétique : « man’s gift of seeing resemblances is nothing other than a rudiment of the powerful compulsion in former times to become and behave like something else250[je souligne] ». Voilà que s’éclaire cette tentation, qui tiendrait son origine d’une inextirpable et profonde compulsion de l’analogie. Comme toute compulsion, cette faculté peut s’inverser, faire basculer du logos vers le mûthos, faisant refaire surface au rapport mimétique, dialectique, entre le chercheur et son objet d’étude : n’oublions pas que Warburg passe plusieurs années dans un institut psychiatrique et que cette conférence sur la survivance de la forme du serpent, procédant par organisation du savoir comparatif, servait à démontrer qu’il avait retrouvé la « raison ». Et, nous rappelle Recht, chez Warburg, « la raison n’est jamais triomphante que de manière provisoire, et le temps du mythe n’est jamais révolu251 ». De Martino lui aussi a laissé de nombreuses traces d’angoisses profondes qui sous-entendent, selon Charuty, des troubles psychiques voire même des expériences de possession. Dans ses écrits, on retrouve des témoignages dans ses carnets de notes personnels qui rappellent sa conception de la crise de la présence et de destorificazione : « …c’est le signe que ma présence commence à s’affaiblir. Puis

                                                                                                               

249 Ibid., p. 166. 250 Benjamin, 1986.

251 Aby Warburg, L’atlas Mnémosyne (avec un essai de Roland Recht), Paris/Londres, L’équarquillé – INHA et The

se produit l’absence, soudaine, momentanée, totale…c’est comme si je glissais hors de l’histoire252 ».

Ces remarques sur l’acte de produire des analogies permet de ne pas uniquement considérer les montages d’images comme objets iconographiques en eux-mêmes, mais de les replacer dans une économie de compulsions mimétiques, dénotant une forme de circularité entre les images, les chercheurs, les rituels étudiés. Cette horizontalité nous permet d’aborder la question de l’analogie des images et de leur montage,un autre moyen d’établir une distance entre soi et le monde et, par cela même, de gérer le « mouvement (tempétueux) de la vie ». En effet, l’Atlante figurato del pianto d’Ernesto De Martino, tout comme l’atlas Mnémosyne de Warburg (inachevé, 1929), permettent de supposer que l’image est le chemin qu’il faut emprunter pour la détection des analogies, d’une part, sans doute puisque, comme le rappelle Vernant, l’incarnation directe de l’Idée dans une forme sensible est beaucoup plus puissante, efficace, et surtout immédiate que les signes linguistiques ; d’autre part, parce que les analogies que tentent d’établir aussi bieen Warburg que De Martino se jouent, en grande partie, sur le corps.