L’autoperception concerne la manière dont le sujet se perçoit. Une perception est une sensation à laquelle un sens est donné, par association à une représentation. En psychomotricité, nous nous intéressons particulièrement aux représentations qu’a le sujet de son corps, ce qui fait partie de l’image qu’il a de lui-même.
“La représentation du corps renvoie à la manière dont le sujet s’attribue ses expériences corporelles. Elle repose sur une activité de représentation globale qui donne sens aux perceptions sensorielles et l’inclut dans une résonnance affective” .[38] L’image du corps est la représentation que le sujet construit de son corps tout au long de sa vie, en lien avec ses pensées, convictions, sentiments et comportements.[38]
L’image du corps renvoie à l’estime du corps, définie comme étant “l'évaluation de la satisfaction d’un individu concernant l’image qu’il a de son corps” .[38] Celle-ci est une des composantes de l’estime de soi, définie comme étant “l'évaluation qu’un individu fait de sa propre valeur, c’est à dire son degré de satisfaction de lui-même” .[8] L’estime de soi influence en très grande partie la façon dont le sujet va se percevoir.
a) Nosologie
Judith HERMAN fait part de symptômes liés aux “altérations de l’autoperception” dans le cas du traumatisme complexe. On y trouve la sensation d’impuissance ou de paralysie de l’initiative ; la honte, la culpabilité et le blâme de soi ; la sensation de souillure et de stigmate ; et la sensation de différence complète par rapport aux autres.
- sensation d’impuissance ou de paralysie de l’initiative
Cette altération de l'autoperception est une conséquence du sentiment d’impuissance vu précédemment dans le processus de traumatisation sexuelle de D. FINKELHOR et A. BROWNE (cf. 1.3.e)
Lors d’une séance, nous nous retrouvons seuls avec Morgane du fait du retard et de l’absence des autres patients. Morgane nous explique qu’elle n’arrive pas à parler aux gens qu’elle ne connaît pas car elle se dit en boucle qu’elle n’y arrivera pas, que ça a déjà raté donc que ce sera pareil, qu’elle est impuissante face à cela. Lorsque le pédopsychiatre aborde l’importance de l’initiative pour rompre le cercle vicieux, elle ajoute que, même si elle voulait le faire, elle sait qu’elle en serait incapable au moment de le faire.
- honte, culpabilité et blâme de soi
La honte et la culpabilité sont des émotions avec une forte composante sociale. La honte est en lien avec le jugement que le sujet pense que l’autre a de lui, avec l’idée d’avoir agi anormalement. La culpabilité résulte de la transgression d’une règle morale dont il se sent responsable. Ces émotions émergent souvent durant la période des abus sexuels.
Le blâme de soi concerne lui un jugement défavorable, dont le sujet se tient responsable. Il constitue une stratégie de coping centrée sur l’émotion, qui permet de réduire les réponses émotionnelles causées par l’agent de stress, mais qui peut être dommageable pour le sujet sur le long terme.
Lors d’une autre séance, nous parlons des relations qu'entretient Morgane avec les camarades de classe actuels. Avec les questions fermées et orientées du pédopsychiatre, nous comprenons qu’elle a un unique ami dans sa classe, et que celui-ci a arrêté de lui parler car une nouvelle fille est arrivée dans l’école. Lorsque nous lui demandons si elle a une idée de pourquoi cela s’est passé ainsi, nous comprenons qu’elle se sent “nulle” et qu’elle comprend que Théo ne veuille plus être avec elle, et qu’elle se sent coupable du fait que les choses se passent ainsi. Morgane nous partage ici le fait qu’elle se tienne pour responsable de ce qu’il arrive, bien que d’autres possibilités soient envisageables.
- sensation de souillure et de stigmate
La sensation de souillure désigne une sensation corporelle d’être sale. La sensation de stigmate concerne la sensation d’être à l’écart des attentes normatives des autres à propos de son identité, sans se sentir totalement différent.
Lors d’un rendez-vous avec Léa et son éducatrice, elle nous dit avoir l’impression de trop parler dans le groupe. Elle nous dit qu’elle sait que le groupe est fait pour ça, mais qu’elle est parfois mal à l’aise à cause de ça.
- la sensation de différence complète par rapport aux autres
Lorsque Morgane nous a parlé de sa difficulté à parler aux autres, elle nous a dit que personne ne la comprendra jamais. Cela semble exprimer son sentiment d’être trop différente des autres.
b) Etiologie
Les mécanismes d’adaptation mis en place par l’enfant lors des abus peuvent modifier sa manière de se percevoir, par distorsion cognitive, afin de surmonter la réalité de l’agression. Nous avons vu certains de ces mécanismes, qui, dans une situation d’impuissance, mènent pour la plupart à faire émerger honte, culpabilité, mésestime de soi. La traumatisation sexuelle (impuissance, trahison, stigmatisation et sexualisation) abordée en première partie montre comment l’enfant réagit à la situation sur le moment. Cela forme des adaptations qui peuvent cependant s’installer comme représentations de soi.
La théorie des schémas du psychologue américain Jeffrey YOUNG figure parmis les théories qui donnent une explication à cela. Les schémas sont des “représentations inconscientes du sujet concernant lui-même et/ou les autres, acquises au cours de son expérience de vie” .[5] Ce modèle intégratif s'intéresse particulièrement aux schémas précoces inadaptés, que J. YOUNG défini comme:
➢ un modèle ou un thème important ou envahissant: ce sont des préoccupations récurrentes dans les pensées automatiques (abandon, imperfection, incompétence, différence, etc) ;
➢ constitués au cours de l’enfance ou de l’adolescence et enrichis tout au long de la vie : le fait que le sujet se soit développé à partir de ces représentations les rend très ancrées dans son fonctionnement ;
➢ constitués de souvenirs, cognitions, sensations corporelles et d’émotions: ils sont basés sur des sensations et leurs représentations associées - ce qui diffère des sciences cognitivo-comportementales qui s'intéressent majoritairement aux croyances. Ils sont donc ancrées dans la manière dont le sujet perçoit ses sensations et se perçoit lui, dans son identité ;
➢ dysfonctionnels de façon significative, faisant souffrir le sujet et/ou son entourage.
Le schéma est engrammé dans les circuits de mémoire à long terme “inconscients”, en impliquant les mémoires implicites et épisodique. Ils peuvent être inactifs et s’activer en revenant à la conscience (annexe 2).
Ces inscriptions mnésiques montrent comment les expériences néfastes dans l’enfance s’intègrent dans la mémoire à long terme et peuvent influencer les perceptions futures. Nous avons vu que ces sentiments proviennent en partie des identifications et introjections des sentiments de l’agresseur. Modifier la perception de soi est aussi une stratégie de coping permettant de réguler les émotions dues à un stress. La source de stress paraît ainsi moins dangereuse.
Les représentations de soi peuvent donc être grandement altérées par l’inceste. Cela s’exprime d’autant plus à la période adolescente puisque à ce moment que la jeune fille investit particulièrement l’estime qu’elle a d’elle même afin de construire son identité dans les relations avec les autres. Les relations peuvent aussi être altérées par l’inceste.