• Aucun résultat trouvé

Mais pourquoi consomme-t-on tant de sel ?

Bien que je le répète tous les ans aux étudiants de Master qui suivent les cours de notre unité de recherche, il semble qu'une information majeure n'arrive pas à se répandre au sein des communautés scientifiques des anthropologues et des nutritionnistes... Notre perception des produits salés qui diffère beaucoup de celles d'un Inuit en fonction de notre culture n'est cependant pas physiologiquement différente. Mais elle est influencée par la croyance en un important besoin en chlorure de sodium que les traités de physiologie mentionnent encore.

Bien entendu, tous les éléments minéraux indispensables doivent être présents dans une alimentation équilibrée, en respectant autant que possible les normes conseillées par la FAO. Mais qu'est-ce que nos observations sur les primates non humains nous montrent ? Tous les aliments des milieux naturels où vivent ces primates ― dont les analyses figurent dans ma Thèse d'Etat ― contiennent, en moyenne, une quantité de sodium sensiblement supérieure à la norme de consommation conseillée pour les humains. Il n'y a pas de carence possible. Mais, en fait, ces singes ne perçoivent jamais ― ou très rarement ― un goût salé car la concentration en sel dans les pulpes des fruits ou dans les tendres feuillages si appréciés de nos cousins les grands singes est nettement inférieure au seuil de perception de tous les primates incluant les humains.

Cette faible concentration en sel, qui se situe en dessous du seuil ― la limite des concentrations perçues ―, implique qu'il ne peut pas y avoir de pression de sélection qui aurait poussé les primates vers la recherche de nourritures salées, car il faudrait qu'ils en perçoivent le goût, comme dans le cas des fruits sucrés, pour les sucres. La coévolution, dans le cas des sucres des fruits est un phénomène clairement identifié dont résultent nos perceptions gustatives. Dans le cas des produits salés, il ne peut pas s'agir d'une coévolution en fonction d'une soi-disant nécessité de couvrir nos besoins en sodium puisque les concentrations de sodium sont trop faibles pour être perçues dans les aliments naturels. Alors, pourquoi percevons-nous le goût du sel et pourquoi est-il si apprécié ― sauf par les Inuit ― à tel point que nous prenons souvent le risque de consommer en excès des produits très salés ?

Pour comprendre l'origine de nos perceptions gustatives, il nous faut remonter à l'origine de tous les vertébrés, c'est-à-dire aux premiers poissons qui, il y a plus de 400 millions d'années, sont passés du milieu marin aux eaux douces avant que des formes adaptées à la vie terrestre ne fasse leur apparition.

Les récepteurs gustatifs des primates, permettant de reconnaître des sucres en solution, ne se sont différenciés (et/ou perfectionnés) que vers la fin du Crétacé, en coévolution avec les angiospermes, les plantes à fleurs produisant des fruits à la pulpe sucrée.

Cependant, la possibilité de percevoir une solution salée remonte vraisemblablement à plus de 400 millions d'années car on trouve encore, sur la peau des poissons, des organes analogues à ceux couvrant la langue des mammifères. Les types de récepteurs gustatifs permettant de percevoir les solutions salées existent toujours dans la bouche des vertébrés terrestres incluant l'homme et les autres primates, même s'ils n'ont pas de fonction évidente car ils ne peuvent pas détecter les faibles doses de sel contenues dans la plupart des ressources alimentaires naturelles.

Sur la peau des poissons il y a des corpuscules très semblables à ceux que nous avons sur notre langue, les « bourgeons du goût », formés de quelques cellules chimio-sensibles et reliées au système nerveux, dont on comprend l'utilité

pour des poissons qui peuvent se déplacer dans des eaux douces. La grande sensibilité des poissons actuels, par cette immense langue qui recouvre tout leur corps, est d'ailleurs mise à profit pour la détection des faibles concentrations de produits polluants dans les centres de traitement des eaux.

Chez les premiers poissons dont les fossiles ne permettent pas d'observer les détails de la peau à une échelle microscopique il n'y a aucune raison de penser que ces structures n'existaient pas car elles ont persisté chez tous les vertébrés terrestres où nous les retrouvons actuellement, mais uniquement à l'intérieur de la bouche. C'est ainsi que nous percevons le goût des sels minéraux

<

http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/54/57/49/PDF/Hladik_Pasquet-Evol-gust.pdf > et pas

seulement celui du chlorure de sodium à l'état pur ou dilué dans nos préparations alimentaires.

Il faut tenter d'imaginer ce que fut la découverte du sel par les premiers humains au moment où l'utilisation du feu permettait d'améliorer non seulement la digestibilité des viandes et des tubercules, mais également à leur communiquer une nouvelle saveur. Quelle n'a pu être leur surprise en y ajoutant un peu de ces efflorescences blanches que l'on pouvait ramasser dans les creux des rochers battus par la mer ! Le sel fut très certainement le premier additif dans notre alimentation et il le reste encore par les quantités que nous utilisons.

On avait tendance à parler d'un « goût salé » et la plupart des physiologistes considèrent encore que c'est l'un de nos « goût de base» ― incluant le sucré, le salé, l'acide et l'amer ― des expressions verbales qui ne traduisent pas la diversité des goûts que nous percevons. Car même entre deux sucres comme le fructose et le saccharose dont les goûts nous semblent si proches, il y a une petite différence que certaines personnes sont capables de détecter. Quant aux sels, toutes les nuances existent dans la nature et les travaux sur les primates non humains ― réalisés à l'époque où l'expérimentation animale n'était pas réglementée avec rigueur ― ont montré que les goûts des chlorures ou des sulfates en solution sur la langue, activaient des neurones différents dans l'aire orbito- frontale du cerveau d'un macaque où des micro-électrodes avaient été implantées.

Nous avons étudié chez les humains ― en respectant les règles de l'éthique ― ces perceptions de nuances gustatives de divers produits. Notre unité de recherche participait alors à un programme de l'Union Européenne concernant les régimes alimentaires et certaines pathologies qui leur sont liées, par exemple une augmentation de la fréquence des cancers du côlon associée à un régime manquant de fibres végétales. Parallèlement aux enquêtes concernant la consommation alimentaire dans divers pays de l'Union Européenne, j'avais proposé d'ajouter nos tests de détermination de l'acuité gustative. Dans ce cadre et sans dépenser beaucoup de crédits de recherche pour financer les étudiants qui ont participé à ces travaux, nous avons obtenus des centaines de réponses individuelles permettant des comparaisons statistiques .

La détermination des seuils de perception gustative a été réalisée dans plusieurs pays de l'Union Européenne (en Espagne, sur cette photo), au cours d'un programme visant à établir les corrélations avec les régimes alimentaires. En fait, les résultats de ces travaux ont permis de mieux comprendre les mécanismes des perceptions gustatives (photo : Françoise Aubaile).

La recherche scientifique ne mène pas toujours vers les objectifs fixés au départ et ce fut le cas. Nous n'avons observé pratiquement aucune corrélation entre la perception gustative des personnes testées et les pratiques alimentaires régionales. En revanche, sur les listings qui sortaient des ordinateurs, des corrélations hautement significatives apparaissaient entre les seuils de perception de différents produits, pour un même individu. Eurêka ! Nous avions trouvé le moyen de montrer en quoi les signaux gustatifs déclenchés par différentes substances (sel, sucres, etc.) pouvaient se ressembler entre eux ou différer.

Ce fut précisément l'objet des communications qui suivirent, présentées au CNRS comme une percée majeure dans le domaine de la perception gustative. Les ressemblances entre les signaux, illustrées par un « arbre des corrélations » montre dans quelle mesure les signaux ― une série de décharges dans les fibres nerveuses ― sont analogues. Mais il fallait ne plus tenir compte de la théorie vieille d'un siècle concernant des « goûts de base » qui impliquait une différence fondamentale entre ces perceptions. Ainsi les programmes de l’Union Européenne nous ont permis de découvrir des mécanismes de perception gustative par une approche dont personne ne pouvait prévoir les résultats.

Ce graphique arborescent, établi à partir des corrélations entre les perceptions des humains vis à vis de substances solubles, traduit leurs différences par les distances qui les séparent. Ainsi la perception des sucres (en bleu) et celles des tannins (en rouge), présentent le maximum de différence, ce qui s'explique par la stimulation de fibres différentes du nerf gustatif. Au contraire, la proximité des perceptions de deux substances, qui s'explique par la participation d'une partie des mêmes fibres du nerf gustatif, correspond à la meilleure corrélation entre les perceptions de ces produits : si l'on perçoit bien l'un on perçoit également bien l'autre.

La théorie rejoignant la pratique, il nous faut apprendre à gérer nos tendances à consommer trop de sucre ou trop de sel dans un monde où ces substances sont devenues si abondantes qu'on en trouve des quantités excessives dans les produits des industries agro-alimentaires. Les annonces qui accompagnent la publicité pour ces produits nous incitent à en limiter l'usage mais cela ne semble pas assez efficace. Nous savons que les maladies cardiovasculaires sont particulièrement fréquentes dans une région du Japon où la consommation du sel dépasse 10 grammes par personne et par jour. Il est généralement possible d'éviter un tel excès ; cependant ce qui est ignoré de tous (ou presque) c'est qu'un ajout de sel dans l'alimentation n'est pas une nécessité biologique. Nous pourrions nous passer totalement de sel sans souffrir d'aucune carence, ainsi que le font tous les primates non humains... Mais cela serait certainement un peu triste, comme si l'on se passait du poivre ou du piment qui donnent la touche inoubliable à des compositions alimentaires créées en cuisine par de véritables artistes. Un usage modéré du sel n'est certainement pas à déconseiller car la modération permet de retrouver et d'apprécier la subtilité des saveurs que l'excès de sel pourrait masquer.

Il faut se soigner en mangeant

Cette modération indispensable qui n'exclut pas de se faire plaisir, nous la retrouvons dans le livre de Giulia Enders, qui a été récemment traduit de l'allemand sous le titre « Le charme discret de l'intestin » (Editions Actes Sud, 2015). Il est écrit dans un style humoristique et bon enfant qui fait agréablement passer les considérations physiologiques et biomédicales que la jeune auteure nous présente sur des bases scientifiques particulièrement bien documentées, faisant suite à une thèse en médecine focalisée sur les maladies liées à des problèmes intestinaux. Parmi ses commentaires à propos des nombreuses recommandations qui envahissent les réseaux sociaux sur des aliments que nous devrions éviter, elle nous fait remarquer que ce sont surtout les excès de consommation qui, le plus souvent, entraînent les problèmes digestifs, même dans les cas les plus connus d'intolérance au gluten ou au lactose.

Les excès posent toujours des problèmes, et, parmi les primates non humains dont j'ai suivi l'alimentation dans un environnement naturel, je n'ai jamais observé ni d'animal obèse, ni aucun qui présenterait des carences en minéraux ou en vitamines dans son régime alimentaire. Cela n'arrive que pour des animaux en élevage placés dans de mauvaises conditions.

Les maladies ne sont pourtant pas le propre de l'homme qui est, lui aussi, placé dans des conditions bien éloignées de celles des milieux naturels. Car nos collègues primatologues qui suivent les grands singes ― notamment Sabrina Krief qui a accompagné une population de chimpanzés sur plusieurs dizaines d'années ―, ont pu observer, en dehors des blessures inhérentes à une vie arboricole et aux pièges dressés par les humains, certaines affections microbiennes courantes traduites par de la toux ou des écoulement du nez. C'est à ces occasions que Sabrina a remarqué que certains végétaux pouvaient être ingérés de façon exceptionnelle, alors qu'ils ne faisaient pas partie de l'alimentation habituelle et qu'ils semblaient favoriser leur guérison.

Au début de ce type de recherche sur ce que nous appelons la zoopharmacognosie ― autrement dit l'identification d'un remède par un animal ― je n'y croyais pas vraiment car le comportement alimentaire des mammifères, notamment celui des souris dans les labos, leur permet de choisir une alimentation équilibrée lorsque le choix leur est laissé par rapport à une alimentation carencée en un élément mais de composition identique, qui, au cours de la période qui précédait l'expérience, était la seule mise à leur disposition. Il se produit, très rapidement ― en quelques heures ou quelques jours au maximum ―, un conditionnement vers le bon choix dont la récompense est le mieux-être qui suit cette ingestion.

Pour aller plus loin dans ce type de raisonnement, parmi les maladies qui se manifestent par une souffrance physique plus ou moins intense, la faim et la soif sont, sans aucun doute, celles qui se manifestent le plus souvent... Et elles sont généralement facile à guérir en ingérant de la nourriture ou en buvant. Sans vouloir plaisanter sur le délicat sujet de la faim dans le Monde qui concerne, hélas encore, des millions d'habitants de notre planète, il s'agit bien d'une pathologie qui échappe aux définitions proposées par les médecins. Les symptômes d'une faim intense peuvent se comparer à ceux de dérangements physiologiques que l'ingestion d'une substance médicamenteuse peut soulager. Ainsi les aliments seraient des « médicaments contre la faim » consommés instinctivement ― nous dirions plus précisément de manière génétiquement programmée ― aussi bien chez l'homme que chez les autres primates et tous les autres animaux, jusqu'à la plus petite amibe.

Cependant, dans le cas des chimpanzés observés par Sabrina, je suis désormais convaincu que le phénomène observé va au-delà du simple conditionnement par la récompense du bien-être qui suit l'ingestion comme chez tous les autres mammifères. Car il y a une certaine transmission de l'information qui s'opère dans un groupe de grands singes, par l'observation directe entre les individus. Et ce sont les adultes expérimentés qui sont les plus observés par les jeunes lorsqu'ils choisissent les feuilles ou les écorces de certains arbres au cours des périodes où leur état pathologique ne peut guère échapper à un observateur avisé.

Parmi les végétaux dont les effets curatifs ont été observés par des primatologues, le tout premier, décrit par Huffman et Seifu en 1989, est une plante au goût très amer, Vernonia amygdalina, qui est d'ailleurs utilisée dans les villages des régions forestières en tant que légume-épinard ― mais en la cuisant dans trois eaux successives pour la débarrasser de son amertume. C'est le Ndolé, très apprécié à l'état cuit. Huffman a observé un chimpanzé qui s'efforçait de croquer la tige de cette plante à l'amertume extrême, alors qu'il souffrait visiblement de maux de ventre et qu'il se traînait péniblement pour suivre le groupe. Les jours suivants, ce chimpanzé se portait de nouveau fort bien.

De nombreuses autres plantes ont été répertoriées depuis lors, par Sabrina Krief, comme ayant une activité pharmacologique. Elle a réalisé par la suite, au laboratoire, les analyses des extraits fractionnés par chromatographie, afin de mettre en évidence les composés actifs dont certains pourraient être utilisés par les humains contre la malaria. Il était intéressant de comparer cette pharmacopée à celle pratiquée traditionnellement dans les villages proches des forêts où se poursuivent les observations sur les chimpanzés. La collaboration avec des ethnologues et la lecture des publications sur les pratiques locales nous ont permis de mettre en évidence que beaucoup de ces plantes utilisées exceptionnellement par les chimpanzés l'étaient aussi par les tradipraticiens locaux

Le cas le plus extraordinaire concerne la consommation de terre accompagnant les plantes ingérées. En fait la géophagie ― manger de la terre ― n'a rien d'exceptionnel chez les primates incluant les humains et, avec L. Gueguen en 1974 <http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/56/17/19/PDF/Mineraux_pour_primates.pdf>,

nous en avions montré l'intérêt à propos de l'alimentation des chimpanzés que j'avais suivis au Gabon.Les minéraux contenus dans les morceaux de terre ingérés ne sont absolument pas assimilables ; en revanche cette terre argileuse, généralement remaniée par des insectes comme les termites ou des larves de cigales, a la propriété d'éliminer les tannins des plantes consommées en même temps, par un phénomène d'adsorption, c'est-à-dire de fixation des molécules entre les feuillets d'argile de taille microscopique, sans aucune réaction chimique. On mettait à profit un tel phénomène au début du siècle dernier, en Italie, pour rendre consommables des galettes faites avec des glands de chêne en mélange avec un peu d'argile. Sans cela elles seraient quasi immangeable non seulement à cause du goût épouvantable que donnent les tannins des glands, mais également en raison de l'effet des composés tanniques qui se lient aux protéines et peuvent rendre l'aliment totalement indigeste.

Au cours des observations sur les chimpanzés réalisées par Sabrina, une petite quantité de terre était systématiquement consommée en même temps (ou presque) que des feuilles de Trichilia rubescens dont elle avait montré l'efficacité pharmacologique des extraits contre la malaria. Mais seule une petite fraction de ces extraits était efficace. C'est alors que Sabrina, avec Noémie Klein qui était en stage dans notre laboratoire, décida d'analyser un mélange de terre avec les feuilles de Trichilia rubescens. Une grande partie des produits qui avaient été mis en évidence mais qui n'avaient aucune activité furent éliminés par l'effet de leurs liaisons sur les argiles du mélange, mais la fraction active restait intacte. Donc le mélange avec la terre confère une plus grande efficacité à cet extrait en

éliminant les composés sans efficacité

<http://link.springer.com/article/10.1007%2Fs00114-007-0333-0>. Le plus surprenant fut d'apprendre par le praticien de la médecine traditionnelle d'un village localisé non loin de la forêt abritant les chimpanzés ― auquel nos collègues rendirent visite ― qu'il prescrivait aux malades victimes de diarrhées de consommer, en même temps que des plantes comme Trichilia rubescens, un peu de la terre qui provenait du même site !

Les compléments alimentaires

Les résultats des recherches de terrain sur les primates non humains et chez l'homme ne sont pas toujours aussi spectaculaires et démonstratifs que ce que l'on observe chez les chimpanzés. C'est ainsi que j'ai eu l'occasion d'expérimenter, à Madagascar, une particularité de l'alimentation de l'un des prosimiens récemment décrits, Hapalemur aureus, grand consommateur de tiges et de feuillages et surtout d'une espèce de bambou toxique, Cephalostachium viguieri qu'aucun autre animal ne pourrait consommer sans être empoisonné. Ce prosimien avait été vu en train de consommer de la terre par les surveillants du Parc National de Ranomafana, et je leur ai demandé de collecter un peu de cette terre, exactement sur le site où elle avait été consommée. Je leur ai demandé également de me procurer quelques pousses du bambou toxique, afin de les emmener à l'Université d'Antananarivo où notre collègue et ami Victor Jeannoda est le principal responsable d'un laboratoire où se pratiquent des analyses de composés

Documents relatifs