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Chapitre 2 : Les retombées de la prohibition : l’émergence d’une oasis

2.3 La vie nocturne illicite : les débits clandestins et la contrebande d’alcool

2.3.2 L’alcool de contrebande

Malgré le contrôle de qualité de l’alcool exercé par la CLQ, particulièrement prisé par les touristes américains, l’alcool de contrebande continue à circuler à Montréal tout au long de la période étudiée. En effet, le prix élevé de l’alcool contrôlé et les fortes taxes favorisent un marché de contrebande qui peut générer plus de profit pour le

189 Archives de la Ville de Montréal, « Texte complet du rapport de M. le juge Coderre sur la police de Montréal », Fonds du service de la Police de Montréal - VM95,S2,D3, P45-2op - Probe into the Montréal police system (enquête Coderre), 1924, p. 20. Ce rapport est séparé du texte de l’enquête et sera indiqué comme le « Rapport Coderre » dorénavant.

190 Lévesque, « Éteindre le Red Light », p. 196. 191 Morton, op. cit., p. 145.

vendeur et être moins cher pour l’acheteur. Le crime organisé et certains contrebandiers fabriquent même des fausses étiquettes de la CLQ pour leurs produits afin de profiter de sa bonne réputation en raison du contrôle de qualité193. Ironiquement, la police des liqueurs semble avoir plus de succès à réprimer le trafic de l’alcool de contrebande au début de la période étudiée plutôt que vers la fin, contrairement au cas des débits clandestins. Dans son premier rapport, la CLQ constate, peut-être un peu naïvement :

L’équipe du service secret a été tout particulièrement chargée de surveiller les contrebandiers et les maisons où se détaillent clandestinement des liqueurs fortes. Le travail des inspecteurs spécialement désignés pour la chasse aux contrebandiers a rapporté d’excellents résultats, et un grand nombre de saisies, dont quelques-unes très importantes, furent effectuées. Notre persévérance à poursuivre les délinquants a eu pour effet d’éliminer presque entièrement le commerce illégal : en conséquence, très peu d’offenses de ce genre sont commises sur notre territoire194.

Au cours des années suivantes, la CLQ rapporte que, comme avec les débits clandestins, elle ne réussit pas à éliminer complètement l’alcool de contrebande importé des États- Unis et les productions d’alambic illégales locales. En 1924/25, elle écrit « Nous

sommes quand même convaincus qu'il en est des " bootleggers " comme des " blind pigs " ou débits clandestins ; nous pouvons gêner leur activité dans une large mesure, il ne paraît pas possible de les paralyser tout à fait »195. En revanche, dans son rapport de l’année suivante, elle écrit :

C’est avec la plus grande satisfaction que nous sommes en mesure de faire rapport que le bootlegging a été considérablement réduit au cours des derniers douze mois, au point que l’alcool provenant de cette source illicite est aujourd’hui notoirement difficile à trouver à Montréal et dans les environs196.

Mais si la CLQ se réjouit de la diminution de l’alcool contrebande provenant des États- Unis dans son rapport de 1925/26, l’année suivante, il y a une grosse augmentation du nombre d’alambics illégaux trouvés par la police des liqueurs : de 32 en 1925/26, le

193 CLQ, Rapport annuel 1921/21, p. 11. 194 CLQ, Rapport Annuel 1921/22, p. 10. 195 CLQ, Rapport Annuel 1924/25, p. 52. 196 CLQ, Rapport Annuel 1925/26, p. 59.

nombre grimpe à 164 en 1926/27197. Cette même année, en revanche, la CLQ rapporte qu’il n’y a presque pas d’alcool de contrebande provenant des États-Unis depuis le scandale qui a secoué le département des douanes canadien et qui conduit à l’enquête Stevens de 1926, discutée dans le premier chapitre198. On peut alors se demander si l’explosion du nombre d’alambics trouvés à Montréal cette année-là n’est pas une réaction pour compenser l’abrupte cessation du flot d’alcool de contrebande des États- Unis. C’est précisément au moment où la CLQ se réjouit du succès de la fermeture des débits clandestins au début des années 1930 qu’il y a une croissance d’alambics et un retour en force de l’alcool contrebande américain. Dans son rapport de 1931/32, elle écrit :

Nous serions, il va sans dire, fort heureux de constater la même amélioration en rapport avec les diverses phases du trafic des liqueurs alcooliques. Malheureusement, en plus de nos " clients " locaux dont la plupart sont des contrebandiers chroniques, nous avons eu, cette, année, une épidémie d’alambics montés, mis en opération et exploités par des " bootleggers " américains. Notre district [Montréal] a aussi failli être inondé par une vague d’alcool provenant des États-Unis et de St-Pierre- Miquelon199.

Ce mouvement d’alcool de contrebande continue jusqu’à la fin de la période étudiée. Sa montée vers la fin est probablement plus une conséquence de la crise économique, faisant croitre le marché pour cet alcool moins cher, que de l’inefficacité de la police des liqueurs. Si une modification à la Loi des liqueurs permet cette dernière de fermer définitivement les débits clandestins, le prix élevé de l’alcool continue à favoriser la contrebande à Montréal. La CLQ en est consciente et pointe du doigt le gouvernement fédéral :

L’attrait du profit, et nous le répétons d’un profit considérable, est plus fort que la peur des châtiments, de sorte que les contrebandiers surgissent aussi vite qu’il est possible de les supprimer. L’opinion générale de ceux qui ont la responsabilité de la vente des spiritueux est qu’une réduction appréciable du prix des boissons alcooliques, en diminuant les chances de gain des contrebandiers, pourra seule permettre de lutter contre eux avec quelque espérance de succès. Cette réduction, à son tour, ne sera possible

197 CLQ, Rapport Annuel 1926/27, p. 55. 198 Ibid.

que par une diminution marquée des impôts fédéraux dont ce commerce est grevé200.

On voit donc que même si la CLQ a été un succès et que ses règlementations ont favorisé la croissance des lieux de consommation d’alcool bien encadrés, cette ère marque toutefois une période de transition. Certes, les problèmes des débits clandestins et de l’alcool de contrebande ont été moins prononcés à Montréal qu’aux États-Unis par exemple, mais il reste que la ville a dû faire face à ces deux problèmes et comme aux États-Unis, les autorités ont souvent exprimé leur impuissance vis-à-vis des réseaux de criminels financés par la vente et le trafic illégaux d’alcool.

Conclusion

Entourée par des régimes à sec, même sur l’île, Montréal émerge dans les années 1920 comme une oasis de la prohibition. Cette conjoncture entraîne des retombées très concrètes sur le développement de son industrie touristique et de sa vie nocturne. Le déclenchement de la prohibition américaine provoque un afflux de visiteurs sans précédent. Ces touristes à la recherche d’amusement alcoolisé favorisent à leur tour l’essor de la vie nocturne. Le nombre d’établissements avec permis d’alcool monte en flèche et une panoplie d’hôtels, de tavernes, de clubs et de restaurants ouvrent leurs portes pour le plus grand plaisir des touristes. Pendant que l’industrie touristique américaine souffre d’une perte de revenu provoquée par la prohibition, l’industrie touristique montréalaise est florissante, bien arrosée par l’argent des touristes. La ville attire également de nombreux artistes de jazz et de cabaret américains à la recherche de travail qui contribuent à leur tour à dynamiser et rendre célèbre cette vie nocturne. S’ajoutent à tous les lieux avec permis d’alcool, les établissements illicites existent en complémentarité avec les lieux encadrés par la CLQ. Les débits clandestins demeurent présents à Montréal tout au long des années 1920 et servent de l’alcool de contrebande, sans permis, après les heures de fermeture des tavernes, permettant aux touristes et citadins de continuer à fêter jusqu’aux petites heures du matin, défiant du même coup le système gouvernemental de contrôle de l’alcool. Si la CLQ connait un certain succès pour endiguer les débits clandestins au début des années 1930 avec une nouvelle

200 CLQ, Rapport annuel 1933/34, p. 8.

règlementation qui rend les clients passibles d’amende, il reste qu’il y a toujours du chevauchement entre les propriétaires des lieux avec permis et les lieux illicites. Si les nombreuses maisons de prostitution et de jeux de ville profitent elles aussi de la vente d’alcool clandestin et de l’essor du tourisme que la prohibition a déclenché, elles

bénéficient également d’un système de tolérance de la police municipale tout au long de la période étudiée. Enfin, l’alcool de contrebande, provenant des alambics illégaux locaux et même des États-Unis, demeure présent à Montréal pendant toute la période en raison notamment du prix élevé de l’alcool vendu par la CLQ. Ainsi, la prohibition et l’essor du tourisme qu’elle provoque, profitent à la fois à la vie nocturne légitime et illicite. Montréal devient connue comme une ville de plaisir, un terrain de jeu pour les touristes, un refuge de l’ambiance moralisatrice qui domine ailleurs sur le continent. Après avoir exploré certaines des retombées tangibles de la prohibition sur Montréal, nous montrerons dans le prochain chapitre l’impact que cette conjoncture a eu sur un facteur plus qualitatif, à savoir la réputation de la ville.

Chapitre 3 : Construire la ville « ouverte » : Montréal, la prohibition et sa réputation