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Chapitre 2 Le défilé : prélude à la vitesse moderne

2.5 Albertine, le défilé en soi

Seul je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d’aller retrouver ma grand-mère, quand, presque encore à l’extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage – les retardataires rattrapant les autres en voletant – une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissaient pas voir, que clairement déterminé par leur esprit d’oiseaux. Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa bicyclette ; deux autres tenaient des « clubs » de golf ; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes, il est vrai, se livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue spéciale. (AJF, p. 354)

Au sujet de l’apparition d’Albertine dans le roman de Proust, Jean Rousset écrit : « il serait plus exact dans ce cas de parler non pas d’Albertine mais de l’apparition sur la digue du groupe féminin dans lequel elle est fondue et dont elle ne se dégagera que tardivement […].139

» En employant des expressions aussi indéterminées que « tache singulière », « fillettes », « bande de mouettes » (ailleurs ce sera « agrégat… d’oiseaux », « haie fleurie », précise à nouveau Rousset) pour qualifier le groupe des jeunes filles en fleurs, Proust nous dit déjà combien son héros sera peu enclin à voir en Albertine un individu proprement dit, sa nature étant trop liée à celle du groupe en entier, le défilé des jeunes filles dont le « principal charme était de se détacher sur la mer. » (AJF, p. 504) Plus qu’un groupe, Albertine est un décor, une atmosphère, un climat, ce qui fait dire à Jacques Dubois qu’avec cette héroïne proustienne, nous assistons « à un retournement décisif au sein du genre romanesque, puisque pour ce dernier l’individualité a toujours été la catégorie fondatrice. Un coup de force structurel se

produit donc avec la Recherche aussitôt qu’elle place le collectif en surplomb du singulier et du subjectif.140 » Comme c’était le cas des individus appartenant aux groupes dépeints par les Goncourt, la dimension « collective » du personnage d’Albertine tient d’abord et avant tout à son existence au sein de la bande et à la nature du milieu auquel elle appartient : la jeunesse. Celle-ci, affirme Françoise Gaillard, « privilégie l’être ensemble du groupe sur le tête à tête […]. C’est ainsi qu’elle crée ce mode extrêmement contraignant et typiquement adolescent : la bande141 », l’auteure faisant remarquer qu’en cela, le monde d’Albertine ne fonctionne pas différemment de celui des salons et des coteries, dans la mesure où il repose également sur ce jeu des infimes différences et des insignifiantes distinctions qui fonde toutes les relations entre les personnages de la Recherche. Le monde d’Albertine, parce qu’il initie Marcel à une « vie nouvelle » – « vie de sports, vie rustique, vie déréglée142 », écrit René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque –, apparaît aussi opaque que les salons de Saint- Germain, avec cette difficulté de plus que le nom, la fortune et le rang social n’y sont presque d’aucune utilité. Les classes « tombent », dans le monde d’Albertine ; monde fondé non pas sur le prestige, le nom ou la fortune, mais sur des valeurs autres (plus légères il va sans dire) comme la personnalité, l’adresse

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Pour Albertine. Proust et le sens du social, op. cit., p. 14.

141 Françoise Gaillard, « À l’ombre des jeunes filles en vélo ou l’invention de la jeunesse », Les Cahiers de Médiologie (dossier « la bicyclette »), no 5, 1998, p.85.

http ://www.mediologie.org/collection/05_bicyclette/gaillard.pdf

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René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1985 [1961], p. 70.

physique, la spontanéité, la connaissance de certaines expressions « dans le vent », valeurs par l’apprentissage desquelles passe la conquête de ce milieu.

À propos de l’attrait qu’exerce Albertine sur le héros de la Recherche, René Girard écrit que c’est davantage le groupe qui s’affirme comme le véritable lieu d’attraction ou phénomène attirant et mobilisant le regard de Marcel sur la plage que la jeune fille au polo elle-même. « Un coup d’œil sur la petite bande suffit pour envoûter le héros143 », dit le critique. Et à partir du moment où Albertine se détache du peloton pour devenir à la portée du héros, le désir de ce dernier se met à décroître, comme quoi c’est bien l’effet-défilé, l’effet de groupe, qui l’attirait. D’où les longues hésitations de Marcel avant de fixer son choix sur la jeune cycliste, laquelle n’est manifestement plus la même une fois sortie de son cadre d’apparition. L’amour pour Albertine a beau en être d’abord un pour le groupe auquel elle appartient – c’était un amour « pour elle et ses amies », « créé par division entre plusieurs filles » (AD, p. 87) –, pourquoi Marcel finit-il par fixer son choix sur elle plutôt que sur une autre ? La petite Simonet incarnerait- elle mieux que les autres jeunes filles du groupe l’esprit de la bande ? En contiendrait-elle l’essence ? Qu’Albertine soit plus « représentative » du défilé que les autres jeunes filles qui le composent est une hypothèse qui vient à l’esprit du narrateur quand il parle de « l’attraction » qu’Albertine exerçait sur les autres durant son enfance. Une attraction qu’il soupçonne être à « l’origine » ou « à la fondation de la petite bande » et qui « s’exerçait même assez loin dans des milieux relativement plus brillants où s’il y avait une pavane à danser on

demandait Albertine plutôt qu’une jeune fille mieux née. » (AJF, p. 495) La réputation d’Albertine comme être doué pour la parade, comme jeune fille dont le mouvement se remarque remonte à loin dans la Recherche. En effet, la toute première mention de son existence dans le roman (mention qui, à l’instar de toutes celles qui concernent des sujets de la plus haute importance dans la Recherche, est des plus discrètes) va dans le même sens : présenter Albertine comme un personnage pour qui le défilé est intrinsèque à sa nature. Cette première mention est intercalée dans l’épisode où, se trouvant chez les Swann à l’occasion d’une des multiples réceptions d’Odette, Marcel entend parler de M. Bontemps, le directeur du cabinet du ministre des Travaux publics et oncle de « la fameuse Albertine », jeune fille avec qui Gilberte avoue avoir été à l’école, mais sans pour autant l’avoir connue : « Je ne la connais pas. Je la voyais seulement passer, on criait Albertine par-ci, Albertine par-là. » (AJF, p. 83) Gilberte sait seulement qu’elle était « fast », expression qui ne veut pas dire « rapide » (cela aurait été trop beau), mais à la mode, ce qui n’est pas anodin non plus, comme nous l’avons vu précédemment en montrant la façon dont la mode, au tournant du XXe siècle, s’associe à la vitesse. Un autre facteur, mais extérieur à la personne d’Albertine cette fois, contribue à la présenter comme celle qui défile : le lieu de son apparition, la digue de Balbec qui, contrairement à la rue ou au boulevard par exemple, n’est pas un espace-carrefour, un lieu servant à en atteindre nécessairement un autre, mais un espace aménagé pour qu’on y marche librement et sans but précis. Or, Marcel juge au contraire que, dans sa progression sur la digue, le défilé des jeunes filles est motivé par d’intrigants desseins : « une

promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé par leur esprit d’oiseaux. » (AJF, p. 354) Dès l’apparition de la petite bande, Marcel semble lui prêter des intentions, une obscure volonté, nous laissant entrevoir sa jalousie et son obsession à venir quant à l’incessante et mystérieuse activité d’Albertine.

Albertine vit donc d’une existence collective. Contrairement aux personnages des collectivités dépeintes par les Goncourt, elle finira bien par se détacher du groupe au sein duquel elle est apparue, mais l’histoire de ses amours avec Marcel prouve qu’elle ne s’en libérera jamais complètement. Partant de là, nous voudrions montrer que « l’erreur » de Marcel est d’avoir voulu un jour détacher du défilé de la plage, du groupe des jeunes filles en fleurs, un individu, en l’occurrence Albertine. Ce faisant, il a dépouillé cette dernière de sa qualité principale, de ce qui constitue peut-être son essence propre, à savoir d’être intrinsèquement liée au défilé ou de correspondre à cet idéal de « beauté fluide, collective et mobile » (AJF, p. 356) auquel rêve Proust et qui n’est pas sans rappeler la « définition » de la modernité selon Baudelaire lorsque, parlant de l’art de Constantin Guys, il écrit : « Il a cherché partout la beauté passagère, fugace, de la vie présente, le caractère de ce que le lecteur nous a permis d’appeler la modernité.144 » L’incarnation par excellence de ce type de beauté est, bien entendu, la passante célébrée par Baudelaire, cet être qu’on ne reverra « jamais ! », mais que Marcel, lui, croit pouvoir retrouver éternellement en la

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Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Critique d’Art (t.2), Paris, Armand Colin, coll. « Bibliothèque de Cluny », 1965, p. 485.

belle vacancière rencontrée sur la plage de Balbec. D’où l’impossibilité pour leur amour de trouver une autre issue que celle de l’interruption, de la fuite de la belle au moment où celle-ci s’éclipse définitivement, car, comme nous allons le voir, la rencontre avec la passante est destinée à être un rendez-vous manqué.

2.6 Comment s’individualise un passant. L’exemple d’Une double famille de