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III Les clefs d’interprétation : le modèle des « élections de second ordre » est-il toujours pertinent ?

F AIBLE MOBILISATION COGNITIVE

Par « mobilisation cognitive » on entend le processus par lequel, sous l’effet d’un puissant « stimulus », les individus activent et mobilisent le stock de connaissances qu’ils possèdent dans le but d’agir. Cette mobilisation joue de manière latente et nécessite un certain temps pour se produire : une campagne électorale constitue, ou devrait constituer normalement, ce « stimulus ». Or, nous l’avons vu plus haut, les campagnes électorales conduites en 2004 pour les élections européennes ont été, dans presque tous les pays, très faiblement mobilisatrices et n’ont pas joué ce rôle de « stimulus ». Le constat doit être fait que cette atonie répond, en partie, à la faiblesse des connaissances que les Européens possèdent à propos de l’intégration européenne.

A première vue, pourtant, les Européens connaissent leurs institutions européennes. Les données disponibles montrent que, mesuré en terme de notoriété très générale, le niveau de connaissance des institutions européennes est assez bon : ainsi, quelques semaines avant l’élection de ses membres au suffrage universel direct, 92% des Européens déclarent avoir « entendu parler un jour » du Parlement européen (Eurobaromètre 60.1, printemps automne 2003). La Commission européenne (84%), la Banque Centrale européenne (77%) obtiennent également des scores de notoriété assez élevés tandis que les plus récentes institutions européennes obtiennent des scores assez bas (31% pour le Comité des régions, 41% pour le médiateur européen et 38% pour le Comité économique et social). De même, le rôle accordé au Parlement est considéré comme important par 80% des Européens de l’ex Europe des Quinze. Plus surprenante est la baisse de notoriété du Parlement européen (60%) lorsque l’on demande aux personnes interrogées si elles ont « récemment lu ou entendu quelque chose sur le Parlement européen » dans les médias. Ces pourcentages attestent d’une assez forte notoriété du Parlement européen, mais indiquent également que celle-ci repose sur des appréciations générales plutôt que sur des connaissances précises. Ces indications sont confirmées quelques semaines plus tard, lors de la vague de l’Eurobaromètre réalisée au printemps de 2004, à un moment où l’exposition des citoyens à des informations sur les élections européennes est plus forte. Les données issues de cette enquête portant sur la connaissance générale (avoir déjà entendu parler) et l’attribution d’un rôle important au Parlement européen dans la vie de l’Union européenne attestent toujours d’une bonne image de cette institution lorsqu’on la mesure en termes généraux.

On sait néanmoins que la notoriété spontanée recueillie par une institution ou une organisation ne dit rien, ou presque, quant à sa connais sance réelle et quant à l’appréciation de sa légitimité ou de son action. Au delà du niveau général d’appréciation, la confiance dans le Parlement européen enregistre par exemple un taux nettement plus bas : seuls 54% des Européens (qu’ils vivent dans l’ex Europe des Quinze ou dans les nouveaux Etats membres)

déclarent, au printemps de 2004, leur confiance dans le Parlement européen. Celui-ci dispose, certes, de la confiance la plus élevée accordée à une institution européenne (la Cour européenne de justice arrive en seconde position avec 52% de confiance déclarée dans l’ex Europe des Quinze et 44% dans les nouveaux Etats membres ; la Commission arrive en troisième avec 48% de confiance déclarée dans les deux cas), mais ce taux est néanmoins assez bas. L’Eurobaromètre enregistre par ailleurs au même moment une importante augmentation du nombre d’Européens se déclarant « sans opinion » sur cette question de confiance (17% de réponses « ne sait pas » dans l’Europe des Quinze et 33% dans les nouveaux Etats membres, un taux particulièrement élevé). D’autres indicateurs montrent que le Parlement européen, tout comme les autres principales institutions européennes, n’a pas un rôle clairement identifié par les citoyens. La relative faiblesse de la « mobilisation cognitive » des citoyens autour du rôle et des attentes vis-à-vis du Parlement européen s’exprime bien à travers quelques indications : si les Européens déclarent très largement avoir un jour entendu parler du Parlement européen, il s’agit de souvenirs lointains puisque 39% d’entre eux (parmi l’ex Europe des Quinze) déclarent que depuis les élections européennes de 1999 ils n’ont jamais entendu parler ou lu quelque chose à propos des élus européens ; 22% seulement sont d’accord pour déclarer que le Parlement européen a un effet important sur leur vie (tandis que 47% l’indiquent pour leur gouvernement national et 41% pour leur parlement national). La demande d’information sur l’Europe, est également très partagée : selon l’Eurobaromètre réalisé au printemps 2004 dans l’Europe des Quinze, 42% des citoyens déclarent que les médias parlent trop peu de l’Union européenne, mais 43% déclarent qu’ils en parlent suffisamment ; 34% déclarent qu’ils ne souhaiteraient pas en connaître davantage sur le Parlement européen quel que soit le média d’information. La même enquête, réalisée parmi les nouveaux Etats membres, indique des chiffres encore moins favorables à la demande d’information : 37% des citoyens déclarent alors que les médias parlent trop peu de l’Union européenne, 43% qu’ils en parlent assez et 13% qu’ils en parlent trop (pourcentage deux fois plus important que dans l’Europe des Quinze).

Ces résultats indiquent que la construction européenne se réalise encore dans un contexte de

faible implication cognitive des citoyens32, ce qui n’est pas sans conséquences sur la cohérence

de leurs attentes et de leurs attitudes à l’égard de l’Europe33. Leurs connaissances sont par

ailleurs faibles dans des domaines moins « difficiles » que le rôle et les fonctions des institutions. Ainsi, au printemps de 2004, l’Eurobaromètre enregistre des résultats surprenants : si 87% des citoyens appartenant aux nouveaux Etats membres et 81% de ceux appartenant à des pays de l’Europe des Quinze savent que le drapeau de l’Union européenne est bleu avec des étoiles (67% en moyenne déclarant néanmoins qu’il compte une étoile par

32

Ce constat prolonge nos analyses des attitudes vis à vis de l’Europe lors des élections européennes de 1994. Voir : Pierre Bréchon, Bruno Cautrès, Bernard Denni, « L’évolution des attitudes à l’égard de l’Europe », dans Pascal Perrineau et Colette Ysmal (dirs.), Le vot e des douze. Op. cit, p. 160.

33 Sur ces aspects cognitifs des attitudes vis -à-vis de l’Europe, voir en particulier : Richard Sinnott, « Knowledge

and the position of attitudes to a European foreign policy on the real-to-random continuum », I nt ernat ional Journal of Public Opinion Research, 2000 (2).

pays), près de la moitié d’entre eux dans les deux cas déclarent qu’il n’y a que…12 pays membres. Par ailleurs, seuls 40% des répondants dans les nouveaux Etats membres et 55% dans ceux de l’Europe des Quinze sont capables d’indiquer comme fausse l’information selon laquelle l’Union européenne aurait été crée après la Première guerre mondiale.

Ces résultats ne doivent néanmoins pas être totalement imputés au Parlement européen et à l’Union européenne, par ailleurs fortement engagés dans une politique de communication par Internet depuis le début des années 2000. Les connaissances politiques des citoyens vis à vis de leurs institutions nationales sont en effet souvent tout aussi peu assurées dès lors qu’il s’agit de connaissances factuelles. Si le déficit de connaissances sur l’Europe est avéré, il s’inscrit plus largement dans un déficit de connaissances politiques factuelles ou historiques des citoyens vis-à-vis des institutions.

Les opinions des citoyens à propos de l’intégration européenne sont-elles, à partir de ces constations empiriques, « inconsistantes » ? A s’en tenir à une série d’observations, récurrentes depuis plusieurs élections, telles que l’importance croissante de l’abstention, la dispersion des voix dans une offre politique de plus en plus éclatée, le succès des candidats et forces politiques extrêmes ou eurosceptiques, les attitudes des citoyens vis à vis de l’intégration européenne semblent détachées de toute prédisposition relativement stable à l’égard de le vie publique européenne. A l’origine des phénomènes constatés dans la seconde partie de cette étude il y aurait donc l’absence d’attitudes politiques stables chez les citoyens. Ceux-ci n’auraient pas la capacité de se forger des opinions, voire de se considérer comme légitimes pour exprimer leurs opinions (d’où l’abstention). S’ils lisent ou suivent les débats sur l’intégration européenne, ils s’exposent à des informations contradictoires qu’ils n’arriveraient pas à traiter. Poussé à l’extrême, le portait de l’électeur européen, tel qu’il se dégage des constats faits jusqu’à présent et des éléments d’interprétation fournis par le modèle des « élections de second ordre », serait alors celui d’un être « anomique » dont le suffrage et ses usages (ou absences d’usages) reposerait sur l’absence de normes intériorisées. Il est vrai que l’on est en droit de se poser cette question dès lors que les taux de participation peuvent être aussi faibles qu’en 2004, notamme nt parmi les nouveaux Etats membres. Pour autant, il nous semble ici que le modèle des « élections de second ordre » touche ici à ses limites : les électeurs s’abstiennent, l’offre politique est éclatée, les campagnes électorales sont atones et l e « vote sanction » domine, mais les Européens ne sont pas « anomiques » vis -à-vis de l’intégration européenne. Leurs opinions sur ce processus sont même de plus en plus cristallisées et organisées selon des lignes de clivages. Nous reviendrons dans nos conclusions sur cette question. Pour le moment, analysons ces clivages.