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« Quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose pas désobéir. Aussi absurde que cela me semblât à mille milles de tous endroits habités et en danger de mort, je sortis de ma poche une feuille de papier et un stylographe. Mais je me rappelai alors que j’avais étudié la géographie, l’histoire, le calcul et la grammaire et je dis au petit bonhomme (avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais pas

dessiner. »94

Quelques mois après ma mission de médiation, je suis allée à la rencontre des habitants de la tour et leur ai demandé de décrire leur ancien appartement. Le dispositif de « remémoration mimétique »95 qui leur a été proposé, découle de l’hypothèse selon laquelle un acte descriptif adressé, peut actualiser par les actes du « faire » — dire, montrer, dessiner — l’expérience sensible de leurs foyers. Je me propose d’envisager dans cette troisième partie, la capacité du dispositif artistique à créer les conditions propices à l’actualisation sensible d’une expérience spatiale révolue.

Trois conditions m’ont semblé nécessaires. La première est intrinsèquement liée au protocole de rencontre (1. L’entretien : une expérience attentionnelle et

émotionnelle). Si une dizaine de personnes a répondu favorablement à ma demande,

d’autres ont refusé en avançant le fait qu’ils avaient été sollicités à de multiples reprises (par des architectes, sociologues ou journalistes). Je l’ai conçu de manière à construire une relation de confiance et j’en décrirai ses modalités, depuis le protocole de rencontre jusqu’à son organisation et sa saisie. J’analyserai ensuite, son influence sur le contenu et la construction de la parole. Quelles conditions doivent être réunies pour qu’une personne accepte de venir se raconter devant la caméra ? Comment, au-delà d’être une pratique consacrée au recueil et à la restitution d’une parole, l’entretien peut-il être la trace d’une relation ?

94 DE SAINT-EXUPERY Antoine, Le petit prince, Paris : Gallimard, 1990, p. 12.

La seconde est inhérente aux processus mêmes de la remémoration (2. La

description ou l’écriture du souvenir). Puisqu’au cours de nos échanges, les habitants

ont sollicité leurs souvenirs, ils ont été confrontés à la difficulté de décrire ce qui leur était le plus proche — quotidiennement éprouvé — mais qui pour autant échappait à leur attention. Les représentations ne peuvent uniquement être considérées dans leurs matérialités, mais bien dans leur contexte de production. J’analyserai les actes descriptifs qui ont permis la restauration96 de gestes et de comportement encodés ainsi que les actes narratifs corollaires. Comment actualisent-ils les souvenirs du lieu ? Quelles stratégies graphiques, gestuelles et narratives ont-elles été déployées ? Comment le récit peut-il participer à la falsification des souvenirs ou au contraire à sa rectification ?

La dernière condition est quant à elle relative à la matérialisation du souvenir (3. L’acte cartographique). En les convoquant, les habitants ont par l’intermédiaire du tracé, du geste et de la parole, représenté leur espace de vie aujourd’hui disparu. Ils ont donné formes, mouvements et orientation à des réminiscences physiques, symboliques et subjectives, mettant ainsi en évidence la dimension vécue et pratiquée du lieu. Comment la représentation produit-elle le signifiant d’une réalité et son image par l’indexation et l’imaginaire ? Comment l’acte cartographique actualise-t-il les relations qu’entretient l’individu et le lieu qu’il décrit ? Quelles en sont les composantes ?

1. D’UNE PAROLE DONNÉE A LA CONSTRUCTION D’UNE

REPRÉSENTATION

« En se racontant, on sait qu’on va apprendre des choses sur soi-même. C’est parce que ce qu’on dit va être formalisé par quelqu’un d’autre, va passer par le regard de quelqu’un d’autre, que certaines

96 SCHECHNER Richard, Performance Studies : An Introduction, Londres, New York : Routledge, 2002, p. 22.

barrières peuvent tomber et que les choses prennent de la valeur. »97

Cet usage de la parole s’inscrit dans une généalogie de pratique artistique qui, depuis les années 1970 où l’artiste tourne la caméra vers lui-même98 (Jonas Mekas) jusqu’aux années 1980 où il invite une personne à se livrer face à elle (Valérie Mréjen), interroge les procédures d’écritures du soi. L’intime, cette frontière abstraite qui détermine a priori ce qui n’appartient qu’à l’individu et qui le sépare du reste du monde, est ici exposé.

Si décrire son appartement n’est pas une chose aisée, cela l’est d’autant plus lorsqu’il faut pour le représenter convoquer ses souvenirs, se soumettre aux exigences de la représentation, et ce, sous le regard déporté et démultiplié d’une personne étrangère. J’ai donc envisagé l’entretien non pas comme une méthode de recueil de données — qui aurait pu mettre à distance les interlocuteurs —, mais comme un échange. Puisqu’il m’a semblé évident que les habitants ne se livreraient à moi, qu’à condition d’établir une relation de confiance, j’interrogerai dans un premier temps les conditions matérielles et relationnelles de nos rencontres (a.

Modalités de recueil).

Le repli introspectif nécessaire à ma demande implique néanmoins la présence d’un autre. Si elle est soustraite au regard immédiat du spectateur, elle s’affirme dans les stratégies de formalisation de l’échange (protocole), et d’enregistrement (cadrage puis montage). J’interrogerai dans un second temps leurs influences sur les postures et les attitudes de chacun, mais également sur le contenu (b. « Je filme pour observer »).

97 MILON Alain, Art de la conversation, Paris : Presse Universitaire de France, 1999, p. 10.

98 Voir à ce sujet les ouvrages suivants :ROMAN Mathilde, Art vidéo et mise en scène de soi : essai, Paris : Harmattan, 2008 (Histoires et idées des arts), 250 p. ; DUMAS RIBADEAU Isabelle, Le je filmé, Paris : Centre Georges Pompidou, 1995, 100 p. ; Sphère de l’intime [Le Printemps de Cahors : photographie & arts visuels, 1998], France : Actes Sud, 1998, 92 p.