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Une activité artistique individuelle opposée à une activité scientifique

3. Les figures de la rencontre entre art, science et technologie

3.2. La confrontation au service du bien public : innovation, réenchantement et culture

3.4.4. Une activité artistique individuelle opposée à une activité scientifique

Une deuxième opposition résiderait dans la nature individuelle de l’activité artistique, distincte du caractère collectif du travail scientifique. Nous commencerons par discuter scientifiquement la singularité et l’individualité des pratiques artistiques. Puis, nous montrerons comment ce thème apparaît dans les productions discursives des acteurs de l’AST.

Selon Lévy-Leblond, l’art serait une activité personnelle et une pratique individuelle « valorisée par sa différence singulière », ce qui en ferait une activité de « création ». Au contraire, l’activité scientifique serait une activité communautaire et une pratique collective, « validée par sa conformité normative », ce qui en ferait une activité de « production »308. Nous pouvons supposer que cette distinction se fonde sur une conception marxiste de l’art comme « le modèle du travail non aliéné par lequel le sujet s’accomplit dans la plénitude de sa liberté en exprimant les forces qui font l’essence de l’humanité »309. Chacun ayant une

façon originale d’être humain, l’art est alors défini comme un modèle de définition de soi. En effet, Charles Taylor montre le lien entre l’art et la conception individuelle du soi de la modernité, en écrivant : « [Depuis environ 1800] l’artiste est promu en quelque sorte au rang de modèle de l’être humain, en tant qu’agent de la définition originale de soi »310. La

modernité a donc vu apparaître une conception de l’art comme expression de soi, qui confère une dimension individuelle à l’activité artistique. Cependant, cette double caractérisation de l’art, en tant que pratique individuelle valorisée par la singularité, peut être nuancée voire critiquée.

Si l’on ne peut nier ni la dimension collective de la recherche scientifique institutionnalisée, ni le processus de validation par le respect de certains critères et par les pairs, on peut cependant douter de la singularité intrinsèque de l’art. Nathalie Heinich, dans La Sociologie de l’art, affirme que la singularité « n’est pas une propriété substantielle des œuvres ou des artistes, mais un mode de qualification – au double sens de définition et de valorisation ». La sociologue distingue ainsi deux régimes. D’une part, le « régime de la singularité », qui « privilégie l’unicité, l’originalité voire l’anormalité, et en fait la condition de la grandeur en art ». D’autre part, le « régime de communauté », qui, à l’inverse, « privilégie ce qui est commun, standard, partagé, et qui tend à voir dans toute singularité une déviance,

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LEVY-LEBLOND J.-M., op. cit., p.57

309

MENGER P.-M., Portrait de l’artiste en travailleur, Métamorphoses du capitalisme, p.13

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un stigmate » 311. La valorisation par la singularité en tant que propriété essentielle est niée par l’histoire de l’art, puisqu’avec le mouvement romantique, nous avons pu observer le basculement d’un régime à l’autre.

Nous pouvons également contester la dimension individuelle des pratiques artistiques, avec les travaux de Michel Grossetti. Nous commencerons par formuler une évidence l’artiste n’est pas nécessairement un poète maudit. La plupart des disciplines artistiques peuvent être pratiquées individuellement ou collectivement. Nous pouvons être soliste ou choriste en chant et en musique, nous pouvons jouer une pièce de théâtre ou se mettre en scène dans un monologue, même une poésie peut être écrite à quatre mains. Mais, même l’artiste solitaire s’inscrit par sa pratique dans un ou des collectifs. Il peut s’agir « d’autres artistes avec lesquels il fait équipe, un réseau ou un courant d’artistes, l’ensemble de ceux qui pratiquent la même discipline, etc. ». Parmi ses collectifs, Michel Grossetti distingue des « organisations formelles », comme l’Opéra de Paris ou la Comédie Française, et des « ensembles aux contours plus flous », comme le rock alternatif ou le net-art. L’artiste va ainsi se définir par rapport à ces entités collectives, en mobilisant des « désignations de collectifs spécifiques qui correspondent à des styles artistiques », comme le « ska revival » ou le « rock-ska ». Michel Grossetti en conclut que : « Les artistes sont tout autant que les scientifiques à la fois contraints et soutenus par ces multiples collectifs avec lesquels ils partagent des codes, des idées, des méthodes »312. Mais, nous pouvons nuancer ce propos avec cette remarque de Pierre-Michel Menger : au sein des arts, « la liberté y est beaucoup plus à l’égard des règles d’évaluation, des normes de validation et des contraintes de cumulativité des innovations et de déclassement de l’ancien par le nouveau, qui pèsent sur la recherche scientifique »313.

Après ces précisions, nous pouvons reformuler les propos de J.-M. Lévy-Leblond, en déclarant que la contrainte du collectif est actuellement moins importante dans l’activité artistique que dans l’activité scientifique, et que, de nos jours, la pratique artistique est valorisée par sa singularité, contrairement à la science, mais ces deux activités pourraient être soumises à une valorisation par la conformité.

Cependant, nous avons pu trouver sur notre terrain des traces de cette opposition entre activités individuelles et collectives. Pour commencer, les artistes en Résidence à l’Atelier Arts-Sciences pratiquent majoritairement une activité artistique collective, avec des disciplines comme la musique, le théâtre ou les arts numériques. De plus, le prix A.R.T.S,

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HEINICH N., La Sociologie de l’art, p.105

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GROSSETTI M., « Mondes de la science et spécialités artistiques. Réflexions sur les formes collectives dans les activités de création », p.18-19

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mis en place par le CEA-Grenoble et l’Hexagone de Meylan, récompense soit deux individus, un artiste et un scientifique, soit deux groupes, une compagnie et un laboratoire. Cela s’explique soit par une volonté d’afficher un équilibre dans le rapport de force entre les artistes et les scientifiques, soit par la nécessité de choisir des protagonistes dont les manières de travailler soient compatibles. Cependant, même lorsqu’un scientifique travaille, de manière collective, avec une compagnie, il peut se produire un choc entre les modes de fonctionnement. Ainsi, Dominique David, chercheur au CEA-Grenoble, a découvert « une hiérarchie beaucoup plus lourde centrée autour d’un leader charismatique »314. La différence

entre l’activité scientifique et celle artistique, quand elles sont toutes deux collectives, serait alors une hiérarchie plus horizontale, opposée à une hiérarchie plus verticale. Un autre élément, soulignant une divergence entre art et science, est la réaction d’Olivier Vallet, membre de la compagnie des Rémouleurs. L’artiste s’est déclaré surpris de la rapidité des réponses de la part des scientifiques et en déduit que « la circulation de l’information est donc consubstantielle chez les scientifiques, alors que chez les artistes, elle a un caractère plus facultatif et aléatoire »315. Cela va dans le sens de la thèse de Lévy-Leblond, puisque la science en tant qu’activité plus collective a, par conséquent, davantage besoin de communiquer. Enfin, nous pouvons noter que l’art reçoit une définition moderne expressiviste, dans les productions médiatiques de l’Hexagone et du CEA. L’artiste possèderait alors les compétences nécessaires pour contribuer au développement des « technologies de l’information », en tant qu’ « outil d’expression ou de développement de soi »316.

314Les Cahiers de l’Atelier Arts-Sciences n°1, Résidence 2007 315Les Cahiers de l’Atelier Arts-Sciences n°3, Résidence 2010 316Les Cahiers de l’Atelier Arts-Sciences n°1, Résidence 2007

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