• Aucun résultat trouvé

Chapitre III LES NOIRS CONTRE LA COMMUNAUTÉ BLANCHE 70

1. Les actes de sabotage 71

Selon René Girard :

La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. À la créature qui excitait sa fureur, elle en substitue soudain une autre qui n’a aucun titre particulier à s’attirer les foudres du violent, sinon qu’elle est vulnérable et qu’elle passe à sa portée1.

Les actes de sabotage illustrent bien cette idée de substitution évoquée par Girard. En effet, encore incapables jusque-là de mener une lutte ouverte contre leurs maîtres pour les horreurs dont ils étaient les victimes, sans doute par peur des représailles, les esclaves

1

imaginèrent des moyens dissimulés pour s’en prendre à ceux-ci. Ils agirent donc à travers les actes de sabotage. Ceux-ci ont consisté à s’en prendre d’une façon détournée aux planteurs en déversant leur colère jusque-là contenue sur leurs intérêts, et ceci dans l’objectif de les ruiner. Les esclaves s’y prenaient de diverses manières pour arriver à cette fin. Dans un premier temps, ils s’ingéniaient à saccager les cultures, celles pour lesquelles leurs vies n’étaient d’aucun repos. Ensuite, la vengeance consistait à détruire le bétail du maître. Ils blessaient les animaux avec lesquels ils travaillaient pour ralentir le travail, certains allaient jusqu’à les tuer pour pousser leurs tortionnaires à de nouveaux achats dispendieux. En 1766 sur l’habitation Cottineau à Saint-Domingue cette pratique y semblait si bien établie qu’elle inquiétait le gérant Deslisle. Les esclaves vivant sous son autorité abattaient les animaux en enfonçant dans leurs narines un bois pointu1. Mais le moyen le plus couramment utilisé était le poison. « Il était le plus souvent administré au bétail par les esclaves qui y voyaient un moyen de porter atteinte directement aux intérêts du maître et de ses biens »2.

Le poison ! S’exclamait d’ailleurs Victor Schoelcher. Voici un des plus horribles et des plus étranges produits de l’esclavage ! Le poison ! C’est-à-dire l’empoisonnement organisé des bestiaux par les esclaves. Aux îles, on dit : le poison, comme nous disons : la peste, le cholera ; c’est une maladie du pays de esclaves ; il est dans l’air, la servitude en a chargé l’atmosphère des colonies, de même les miasmes pestilentiels la chargent de fièvre jaune. Le poison est une arme terrible aux mains des Noirs, armes de lâches, sans doute, à laquelle l’esclavage les condamne3.

Il était si fréquemment utilisé par les esclaves enivrés par le désir de vengeance qu’on en arrivât même à leur attribuer à tort ou à raison quelques morts de bestiaux décimés par les épidémies d’épizootie pourtant bien connus des planteurs. De même son usage à des fins de vengeance contre les maîtres s’étendra bien des fois aux esclaves eux-mêmes. Ainsi, les esclaves se tuaient entre eux pour causer de la peine aux planteurs. En 1736, Larnage, intendant à Saint-Domingue prétendait que sur 150 esclaves qu’il avait perdus en dix ans, cent avaient péri par le poison. Sur l’habitation Cottineau où le poison avait été établi depuis 1765, c’est finalement en 1773 qu’on découvrira le mal qui entraînait une si grande mortalité parmi les esclaves. « Il semblerait qu’il ait été le fait d’un esclave qui voulant la ruine de la plantation, empoisonnait ses congénères »4. De même, selon Saint-Mauris, «l’on a vu des

1

Gabriel DEBIEN, Plantations et esclaves à Saint-Domingue, Dakar, Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1962, p. 61.

2

Gabriel ENTHIOPE, Op. Cit., p. 236.

3

Victor SCHOELCHER, Op. Cit. Esclavage et colonisation, p. 49.

4

nègres ou négresses empoisonner jusqu’au dernier esclave de leurs maîtres et leurs parents les plus proches sans d’autre motif que l’attrait de faire du mal »1. Labat évoque aussi le cas d’un esclave de l’habitation Saint-Aubin qui empoisonnait ses camarades par jalousie « dès qu’il remarquait que le Maître étant content de quelqu’un d’eux, lui donnait quelque marque de bonté »2. Et quoiqu’il fût difficile de démasquer les auteurs de ces empoisonnements, les sanctions des maîtres à l’encontre des présumés coupables de ces crimes étaient toujours aussi sévères. Chez les Cottineau, pour mettre fin à la série de morts d’esclaves et de bétail qui sévissait sur l’habitation, les propriétaires, les Lory, donnèrent quitus au gérant Deslisde de procéder de quelque façon qu’il voulait pour trouver le coupable. Voici le contenu de sa lettre qui nous est ici livré par Gabriel Debien :

À Deslisde, 15 mars 1766

Je n’ai pu lire sans horreur tous les détails de la noirceur et de la méchanceté de la part des nègres que vous me marquez. […] Nous désirons bien que vous puissiez réussir à faire quelques découvertes et un exemple capable d’arrêter de pareils crimes, et nous ne pouvons que nous en rapporter à vous là-dessus, persuadés de votre justice et de votre humanité.3

En application à cette consigne, un Noir du nom de Constant sur qui pesaient d’anciens soupçons fut exécuté sur l’habitation. Son crime n’était point d’avoir empoisonné le bétail, encore moins d’autres esclaves, mais juste celui de « mieux connaître l’habitation »4. Ce simple détail suffisait pour que son martyr serve d’exemple à ses congénères qui voudraient faire périr l’habitation par le poison. En 1757, un esclave du nom de Médor se poignarda avec son complice Gao après qu’il eût avoué que « si les nègres commettent ces empoisonnements, c’est afin d’obtenir leur liberté » et « faire périr la colonie »5. En 1777, ce fut le tour d’un nommé Jacques à subir la question et à « être brûlé vif pour avoir été trouvé porteur d’un bol d’arsenic, poison avec lequel il a détruit en huit mois plus de cent animaux de son maître le sieur Corbières »6. Cependant, malgré la sévérité des punitions, quelles que mesures prises pour l’enrayer sur les habitations, le phénomène du poison ne s’atténua pas. Au contraire, il prendra de plus grandes proportions allant jusqu'à atteindre les planteurs eux-

1

Saint-Mauris cité par Gabriel ENTIOPE, Nègres, danse et résistance : La Caraïbe du XVIIe au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 234.

2

Labat Jean-Baptiste, Op. Cit. Tome IV, p. 198.

3

Gabriel DEBIEN, Op. Cit., p. 61

4

Ibid. p. 62.

5

Lucien ABENON, Jacques CAUNA, Liliane CHAULEAU, Op. Cit., p. 79.

6

mêmes dans leur intégrité physique. Outre ce fait, les actes sabotage menés par les esclaves se sont parfois traduits par des incendies criminels. Selon Prévost, « il est arrivé mille fois qu’un nègre a ruiné la plantation de son maître par le feu, sans qu’on ait pû découvrir si c’etoit négligence ou malignité »1 (Sic). « Les forêts, les champs et les étables se trouvaient ainsi fréquemment la proie des flammes sans qu’il fût possible d’établir qu’il s’agissait d’un accident dû à une négligence ou à une vengeance délibérée »2. De même, les granges, les greniers n’échappaient non plus à leur furie. Ils les incendiaient au point que même les membres de la patrouille hésitaient à sortir de chez eux de peur qu’on ne s’en prenne à leurs biens et à leurs familles. Faciles à commettre, les incendies criminels étaient si fréquents sur les habitations, que les planteurs n’en trouvaient point le sommeil. C’était l’un des moyens de vengeance le plus redouté par les Blancs qui assistaient là impuissamment en seulement une nuit, à la destruction de tant d’années d’investissements. C’est sans doute pour cela que la punition du coupable de cet acte, lorsqu’on en trouvait, était extrêmement sévère. Par ailleurs, outre la destruction des cultures et du matériel de travail, il semblerait que la personne du maître elle-même n’était pas épargnée par la colère de ces esclaves incendiaires. Animés par la haine et la vengeance, la vie du maître était constamment menacée par ces derniers qui incendiaient leurs maisons et tous les biens qu’elles pouvaient contenir, et ce parfois quoiqu’ils se trouvèrent à l’intérieur.