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Chapitre 3. L’imaginaire radical du corps dansant

3.4. Abstraire et rendre lisible

Il faut alors de se poser la question suivante : comment la danse travaille-t-elle la métaphore, comment peut-elle puiser, comme nous l’avons suggéré, jusqu’ à l’« épure de la genèse des choses » et faire naître une signification de « second degré », à l’instar de la métaphore linguistique? Cette faculté, nous croyons, doit s’articuler autour de repères qui prennent leur source dans un savoir sensori-cinétique du corps dansant168. Comme le souligne si bien Hubert Goddard, la danse est davantage « une modalité de relation au sensible que la production d’un objet déterminé »169. Le corps est vivant, ouvert et sensible

et c’est à même cette matière et dans les qualités qu’elle recouvre que l’on retracera ce qui

167 Laurence Louppe, « Raison d’une poétique », Poétique de la danse contemporaine, p. 19. 168 Sheets-Johnstone, « Thinking in movement », ibid, p. 61.

169 Menicacci, A et E. Quinz, « Conversations avec Hubert Godard », Quant à la danse, no 2, juin 2005, p. 42-47.

permet l’apparition de la forme reconnaissable, ce qui lui préside, c’est-à-dire les variations de poids, son intensité, sa retenue, son rythme etc. Ce sont, comme nous le verrons, ces blocs de qualia inhérents au mouvement, relatifs à la force virtuelle qui le conditionne, que la danse a pour faculté particulière d’abstraire de leur sphère gestuelle habituelle pour les rendre lisibles dans un moment d’énonciation. La danse a, en effet, la capacité de les présenter dans un dépouillement singulier. C’est dans ce mouvement d’abstraction et de restitution qu’elle trouve sa fonction symbolique.

La danse libère une essence charnelle, un lien archaïque entre le corps et le monde dont on ne peut dire qu’il soit seulement cinématique mais qui est avant tout symbolique et ceci puisque tout geste, peu importe son acabit, formule une relation de sens entre le corps et le monde dans lequel il évolue. Rappelons ici la thèse de Sheets-Johstone, présentée dans le chapitre « Penser en mouvement » : le sens prend sa source dans des formes et des relations soma-cinétiques (corporeal-kinetic) archétypales, c’est-à-dire dans des aspects récurrents et foncièrement différenciés de notre expérience perceptive, lesquels s’imposent au concept par le vécu corporel170. Les formes reconnaissables (Gestalten) du comportement humain, outre les mouvements réflexes, instituent l’univers émotif et l’empire des gestes ordinaires de chacun, révélant sa sensibilité et sa potentialité face à son environnement. En effet, il faut voir comment, comme nous le suggère Laurence Louppe : « ce qui est d’ordre du sens n’est pas une valeur ajoutée, mais une fonction sémiotique que le corps recèle, à titre de potentiel

170 Ces relations sont, par exemple, les rapports loin-proche, l’orientation, la profondeur, la verticalité, la force, le trajet, la quantité.

permanent »171. Le sens est toujours entrelacé aux mouvements les plus élémentaires, comme ceux d’« aller vers », de « prendre », d’« indiquer », d’« accueillir », de « rassembler »172. Ces mouvements, si élémentaires soient-ils, nous informent sur un lien symbolique archaïque entre le corps et le monde. Ensuite, ils s’amalgament et se complexifient jusqu’à créer le vaste répertoire moteur de l’adulte. Quant à la danse, elle s’annonce comme une activité organique intégrale, c’est-à-dire une activité qui emploie le potentiel sensoriel global du corps pour susciter et travailler des sensations kinesthésiques qui, toujours et depuis leur origine, s’enracinent dans un terrain sémantique et conceptuel.

La danse puise dans ces mouvements et porte à une seconde puissance les paramètres qui rendent tangible leur forme, en soulageant ces formes de leur attache sémantique habituelle. Le travail de la danse est de mettre au jour, comme le dit si pertinemment la philosophe Laurence Louppe : « le terrain organique où s’élabore cette sémantique, les pré- requis implicites qui en ouvrent les territoires d’apparitions »173. Par son pouvoir d’abstraction, la danse travaille à même les blocs de qualia qui déterminent le devenir-forme du mouvement. Sheets-Johnstone signale que ce devenir-forme « jaillit de l’interrelation des qualités d’une force virtuelle174. Le danseur, dit-elle, travaille les aspects qualitatifs du

171 Louppe, p. 77.

172 D. Dobbels, C. Rabant et H. Godard, « Le geste manquant, entretient avec Hubert Godard », in Revue

internationale de psychanalyse, no 4, 1994, p. 66. 173 Louppe, p. 72.

médium dans ses qualités tensorielles, linéaires, et projectionnelles, en tant que qualités interdépendantes d’un tout »175. Le mouvement ordinaire de gestion du monde environnant ou celui généré par l’émotion se manifeste comme une orchestration de qualia, comme un complexe de tensions et de relâchements à l’œuvre dans le corps. Savoir distinguer, déloger et transformer les qualités fondamentales de ces mouvements ordinaires permet d’extraire ces gestes de leur contexte ordinaire pour les rendre expressifs dans un nouveau contexte176. Comme le suggère Louppe, c’est grâce à cette faculté d’abstraction que la danse peut porter un mouvement quotidien sur scène, et jouer à « le redoubler, le vider, le désamorcer, le détourner »177. La danse, dans ce cas, crée un léger écart de soi à soi du mouvement, une distorsion, et si nous avons à parler d’une « fonction lyrique » de la danse, c’est – comme s’accorderaient à dire les philosophes Sheets-Johnstone, Bernard, et Louppe, et pour reprendre les mots de cette dernière – en abordant « la mutation des textures du corps, de l’agencement de ses fluides et de ses lignes de forces »178. En bref, on peut dire que la symbolisation prend sa source dans la modification, voire la métamorphose tensorielle du corps « sensori-cinétique », depuis un registre conventionnel jusqu’à un registre inédit. La danse symbolise parce qu’elle a la capacité d’abstraire les qualités qui président à la forme des mouvements ordinaires et elle le fait en soustrayant ces qualités de leur acception sémantique habituelle. De cette plongée au plus profond des significations motrices

175 Sheets-Johnstone, The Phenomenology of Dance, p. 75. 176Ibid., p. 71.

177 Louppe, p. 116. 178Ibid., p. 117.

jaillissent les mouvements les plus inouïs, jamais vus, qui semblent se déployer sur le fond d’ambiguïté de cette sphère « fiévreuse » de la motricité.

En danse, l’effort d’abstraction ne saurait être autre chose qu’un effort de dévoilement; en effet, l’« approfondissement du sensible » n’est pas un travail dans le bric- à-brac de l’en-soi, dans l’intimité hermétique du danseur. Il s’accompagne, comme de son immanquable revers, d’une restitution à la perception des qualités singularisées et travaillées par celui-ci. Nous pourrions avancer qu’il irait de la fonction principale de la danse de rendre évident ce revirement perpétuellement renouvelé entre abstraction et expression du complexe sensoriel. Pour Laurence Louppe, danser consisterait à « rendre lisible le réseau sensoriel que le mouvement à chaque instant fait rejaillir, et travaille en son propre retour »179. Si elle y parvient, c’est en tant qu’expérience totale du corps, en engageant le vécu viscéral, c’est-à-dire en convoquant le corps comme entité intégrée et en évinçant l’exercice « futile » des extrémités (signes des mains, expressions du visage, pantomime, etc.), lequel n’agirait que comme imitation ou renforcement para ou post-linguistique »180. Si elle joue sur le terrain de la ressemblance, comme le fait la peinture, la danse récuse toujours la mimesis de l’action, laquelle tablerait sur une reconnaissance conventionnelle de la forme. Elle est en effet bien loin d’un quelconque processus de codification. Rendre lisible ne veut toutefois pas dire instituer un sens nouveau : en regardant un geste dansé, nous ne sommes

179Ibid., p. 77. 180 Louppe, p. 65.

pas interpelés à découvrir ce qu’il signifie, mais bien plutôt, ce qu’il laisse voir, ou ce qu’il laisse sentir.