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a Mouvements de pensée et arrêt sur images

On l'a vu, on a souvent « opposé » au clan des « Cahiers » le clan des documentaristes. En effet, Marker, Varda et Resnais ont tous trois quelques années d'avance sur Godard, Truffaut, Chabrol, etc. Pendant que ces derniers signaient leurs critiques dans Les Cahiers du cinéma, Marker et Resnais réalisaient leurs premiers court-métrages : des films documentaires (aux sujets politiques, historiques, ou... picturaux). Resnais tourne Van Gogh, Gauguin et Guernica avant 1950, Les Statues

meurent aussi est daté de 1953, et Nuit et Brouillard sera projeté en salle dix ans après la

Libération. On reviendra sur le versant politique de leurs créations dans la troisième partie, mais leurs premiers films marqués notamment par une lutte constante contre le pouvoir durent faire face à la censure. Comme on le disait, les deux clans, sans pour autant parler d'opposition, ont souvent été mis en confrontation. De manière simplificatrice, on dira qu'il y avait d'un côté les intellectuels de gauche au génie créatif et très engagés politiquement, et de l'autre les bons mots, les citations à profusion. Le clan des « Cahiers » à ses début était très casanier, les films tournés à Paris. Au contraire, le groupe Rive Gauche, a tourné le plus clair de son temps en territoire étranger, et L'Attrapeur d'images, le titre du livre d'Alexandre Kha, conviendrait aussi bien à Marker, qu'à Varda ou Resnais.

Le livre s'ouvre d'ailleurs sur une courte description de Marker : « Capteur d'images fixes ou mobiles. Voyageur et collectionneur de fragments écrits ou visuels. »48 De même, le texte non moins cinématographique de Robert Benayoun sur

Alain Resnais revient sur les premiers morceaux de pellicule qu'il glanait étant petit : « Alain récoltait partout les fragments de film, à la porte des cabines de projection, ramassant dans la boue les images de rebuts que les projectionnistes avaient rejetés de leurs bobines. »49 Déjà le geste du glaneur était cinématographique. Comme Marker

dans Si j'avais quatre dromadaires, le photographe est semblable au chasseur en ceci qu'il traque sa proie, vise et « CLAC! au lieu d'un mort il fait un éternel. ». Il déplore dans Sans soleil l'absence de regards-caméra dans le cinéma en général :

48 KHA, Alexandre. op. cit., p. 9

« Franchement, a-t-on rien inventé de plus bête que de dire aux gens, comme on l'enseigne dans les écoles de cinéma, de ne pas regarder la caméra ? » Catherine Gillet parle de « vrais regards »50 en quête desquels Marker parcours le monde. Celui de cette

femme, dans Sans soleil, sur le marché de Praia (Cap-Vert). Elle voit qu'elle est filmée, et puis, après ce jeu de regards en coin, ose un regard direct face caméra. Dans la « Lettre au chat G. » qu'il publie dans son recueil de textes et de photographies,

Coréennes, il s'adresse à son chat et écrit à la vue de la photographie d'un ouvrier coréen

interrompant son travail : « Ce visage qui se retourne vers moi, c'est avec lui que sont mes vrais rapports. »51 La sincérité d'un regard qui n'a pas été commandé, d'un regard

vrai.

Il est à noter que tous les personnages de L'Attrapeur d'images ont, de manière plus ou moins prononcée, l'apparence d'un chat : un regard troublant et de courtes oreilles pointues surmontant un corps d'homme. Ce choix du dessinateur semble à la fois juste (Marker, ou Nemo Lowkat, puisque tel est son nom dans cet ouvrage, apparaît comme un chat anonyme parmi les chats) et ironique si l'on sait l'importance des visages dans son cinéma. Aussi, on a déjà vu dans Le Joli Mai les esquisses d'une créatrice de mode parisienne, les dessins de silhouettes à la mode avec pour visage une tête de chat. Dans la revue Théorème Catherine Gillet revient sur les « visages de Marker »52. L'intérêt qu'il a pour les visages et le soin (et le jeu!) qu'il accorde à ne

jamais montrer le sien prouve l'ironie du personnage, car s'il n'existe pas (ou presque) de portrait de Marker, lui, a consacré sa vie à la capture d'images et plus précisément de visages... Encore aujourd'hui on peut suivre sur le site de partage de photographies, « flickr.com », les actualités de Chris Marker, ou plutôt celles de Sandor Krasna, un de ses nombreux doubles. Les dernières photographies mises en ligne ont été prises à Paris lors des manifestations de mai 2009, et on trouve également un album de portraits de femmes pris dans le métro parisien.

Agnès Varda réalise son film Salut les cubains à la suite de son voyage en Amérique centrale. Rappelons au passage qu'elle a débuté avec Jean Villar, comme photographe au festival d'Avignon, et que la photographie a été sa première école de

50 GILLET, Catherine. « Visages de Marker » in BUBOIS, Philippe. Recherches sur Chris Marker. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2009. – p. 75

51 MARKER, Chris. Coréennes. Paris : Seuil, 1959. – pas de pagination

52 DUBOIS, Philippe.Recherches sur Chris Marker. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2009. loc. cit.,

cinéma. On observe dans La Pointe courte le travail pictural, photographique, l'agencement des plans, des visages, de la lumière. Christian Borges et Samuel de Jésus dans Agnès Varda : le cinéma et au-delà évoquent, pour une tout autre raison la « mémoire de gestes »53 chez Varda, on parlera, nous, de la mémoire du geste de la

photographe en train de faire « son cinéma » puisque l'on retrouve chez elle, dans ses films, ce goût pour la peinture, la photographie, la sculpture, le goût pour les belles images, un sens de la photographie. Comme on parlait de Salut les cubains, le film est un enchainement de photographies qui, par le montage et la voix-off ainsi que la musique, défilent comme on l'a dit comme les notes sur une partition visuelle.

La recherche de visages, la captations en images fixes ou mobiles de ces visages, n'a pas de limite, des berges de Sète pour Agnès Varda à Okinawa pour Chris Marker, les chasseurs d'images et de paysages, chats voyageurs, déambulent comme si l'abolition des frontières avait été le seul mot d'ordre.