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a — Du fondement physiologique au fondement phénoménal

CHAPTIRE 3 LA DÉTÉRMINATION PERCEPTUELLE DE LA TTB

3.2. a — Du fondement physiologique au fondement phénoménal

L’approche fondationnelle de la catégorisation de la couleur

Nous avons vu dans le chapitre 2 que les termes et catégories basiques étaient comprises comme le plus petit ensemble de termes (et catégories) les plus simples possibles. En passant rapidement en revue l’histoire de la notion de couleur primaire, nous nous sommes rendus compte que l’on pouvait retrouver dans cette approche de la catégorie basique, la notion de couleur ‘nécessaire’, véhiculée par celle de couleur primaire. Ainsi, dès 1978 (Kay & McDaniel, 1978), la mise en rapport des couleurs pures de Hering avec les couleurs basiques de la TTB, consistait en une explication des catégories basiques, lexicales, de couleur par l’existence de couleurs pures.

Nous avons argué que la TTB, dans sa volonté de fonder les catégories basiques sur les couleurs pures, avait adopté une approche fondationnelle de la catégorisation de la couleur. Nous avons vu que ce qui est ici entendu par ‘fondationnalisme’ dans un sens métathéorique, consiste en la volonté d’ériger la théorie sur un fondement certain, à savoir les couleurs pures (élémentaires, simples, nécessaires) dans un sens d’abord physiologique, mais surtout phénoménal.

Les couleurs pures sont une réalité phénoménale

Dans cette perspective, l’effondrement de la couleur pure comme notion physiologiquement fondée revient à l’effondrement du fondement théorique physiologique du point focal et de la catégorie basique. En 1997, Kay et al. (Kay et al., 1997b) reconnaissent les résultats des études physiologiques de la décennie précédente. La ligne argumentative de la TTB dès 1997 a donc consisté en une préservation du fondement phénoménal, tout en renonçant au fondement physiologique. En quoi consiste donc ce fondement phénoménal ? Leurs termes exacts sont :

« Assuming, for the sake of brevity, that J&D [Jameson et D’Andrade] are correct in all of this, the Hering primaries are deprived of significant psychophysical support. Nevertheless, J&D accept the phenomenal reality of the Hering primaires… The Hering primaires, whatever perceptual rationale they are finally accorded, remain a major interface between color vision and the semantics of color » (Kay et al., 1997b ; note 4, p. 53)

A la lumière des résultats sur la place des couleurs pures dans la neurophysiologie de la vision, les défenseurs de la TTB substituent simplement dans leur argumentation universaliste, les couleurs pures physiologiquement fondées, par les couleurs pures au sens phénoménal. En d’autres termes, dans leur explication de la catégorisation universelle de la couleur, il demeure un fondement à la couleur focale autour de laquelle les catégories de couleurs s’organisent, mais au lieu d’être physiologique, ce fondement est phénoménal. Peu importe, semblent dire les défenseurs de la TTB, si les couleurs pures n’ont pas de fondement physiologique. Tant que ces couleurs pures demeurent une réalité phénoménale, quels que soient les mécanismes cognitifs et perceptifs qui en sont responsables, la justification théorique et le fondement de l’universalité de la catégorisation de la couleur sont préservés.

Quelle est la portée exacte de cette substitution ?

Une telle substitution entre un fondement physiologique et un fondement phénoménal n’est cependant pas aussi simple. Les acquis théoriques de la TTB qui reposaient sur une justification physiologique, ne peuvent pas reposer sur un fondement phénoménal de la même manière.

Rappelons-nous que l’objectif ultime de la TTB est de contrer l’argument de relativisme linguistique tel qu’il culmine dans l’hypothèse Sapir-Whorf. L’essence de l’argument relativiste consiste à dire, comme nous l’avons vu, que la catégorisation de la couleur est déterminée par le lexique et la culture, et qu’en cela elle était arbitraire. La démarche de la TTB partait de l’idée opposée, à savoir que la sémantique de la couleur était déterminée par la perception de la couleur. Un des efforts de la TTB a consisté en la description et la définition de la détermination de la sémantique par la perception de la couleur.

Dans cette perspective, nous avons vu entre 1978 et 1991 comment la TTB propose que les catégories basiques se constituent : à partir des ‘fondamentales’ (‘noir’, ‘blanc’, ‘rouge’, ‘jaune’, ‘bleu’ et ‘vert’), expression directe des couleurs pures au sens physiologique, se constituent antérieurement les ‘composites’ (par exemple la catégorie ‘bleu/vert’, ou ‘rouge/blanc/jaune’), et ultérieurement les ‘complexes’ (par exemple ‘orange’, ‘violet’, ‘marron’, ‘gris’, ‘rose’). Dans le contexte théorique dit universaliste contrant l’hypothèse Sapir-Whorf, les catégories basiques existent indépendamment du lexique. C’est-à-dire qu’indépendamment de l’émergence d’un terme de couleur dans un lexique, existent les catégories de couleur ‘innées’. Pour les défenseurs de la TTB, cela semble particulièrement vrai des catégories fondamentales, comme s’efforcent de le démontrer Kay et Kempton dans leur travail sur la perception catégorielle des locuteurs du tarahumara (Kay & Kempton, 1984).

Nous avions en effet vu que dans leur travail sur la perception de la frontière vert-bleu, les tarahumara qui n’ont qu’une seule catégorie lexicale vert-bleu, ou ‘GREEN-BLUE’, n’opèrent pas de distorsion perceptuelle dans cette région, comme le font les locuteurs de l’anglais qui ont des termes pour ‘bleu’ et ‘vert’. Cependant, d’après cette étude, les locuteurs du tarahumara percevraient quand même une plus grande distance perceptuelle entre des couleurs adjacentes que nous appellerions ‘bleu’ et ‘vert’ en français. Cette étude par Kay et Kempton avait pour objectif de montrer d’une part que le lexique avait bien un effet sur la perception des frontières des catégories, mais aussi, que la perception de ces catégories semblait tout de même préexister au lexique, dans la mesure où, justement, un locuteur du tarahumara perçoit une distance perceptuelle ‘plus grande’ entre deux couleurs qui pour lui, appartiennent pourtant à la même catégorie lexicale.

Dans la mesure où les catégories basiques sont physiologiquement fondées sur des catégories perceptuelles, dont les points focaux ne sont autres que les couleurs pures, ce phénomène était facilement explicable : les catégories perceptuelles universelles préexistant au lexique, les locuteurs du tarahumara, indépendamment de l’absence de deux catégories lexicales pour ‘bleu’ et ‘vert’, perçoivent (bien que de manière plus atténuée que des locuteurs de l’anglais) une distance perceptuelle plus grande entre des couleurs adjacentes appartenant à deux catégories innées distinctes.

Dans le nouveau contexte théorique du fondement des catégories basiques, où des couleurs pures au sens phénoménal remplacent des catégories physiologiques, comment comprendre cette observation ? Si la perception catégorielle des locuteurs du tarahumara survient indépendamment du lexique (puisqu’on se situe dans un contexte universaliste), et indépendamment de catégories physiologiquement déterminées dont on ne peut plus soutenir l’existence, serait-ce à dire que la perception catégorielle des locuteurs du tarahumara survient sur une base phénoménale ?

L’interprétation forte de l’argument phénoménal repose sur l’observation des effets de perception catégorielle

Admettons pour un moment que tel soit le cas. Que signifie que la perception catégorielle survient sur une base phénoménale ? Cela signifie que si les locuteurs du tarahumara perçoivent une distance perceptuelle (bien que moindre par rapport aux anglophones) entre vert et bleu en l’absence de catégories lexicales, c’est parce que cette perception catégorielle préexiste au lexique. Bleu et vert seraient donc des catégories phénoménales innées qui expliqueraient pourquoi une telle perception catégorielle pourrait subvenir. Cette interprétation (a) de l’argument phénoménal (3) consisterait à dire :

(3) Les catégories basiques reposent sur des couleurs au statut phénoménal particulier (a) Ces 6 couleurs sont des catégories innées ; elles causent la perception catégorielle

Une telle interprétation de l’argument phénoménal peut être qualifiée de ‘forte’ dans la mesure où elle reprend littéralement l’idée de la TTB, sauf qu’en l’absence d’un fondement physiologique des couleurs pures à un niveau bas du traitement de l’information visuelle, on parle de phénoménologie au lieu de mécanismes perceptifs. Cette interprétation forte, prônant l’innéité des catégories de couleur, repose donc sur l’observation de l’indépendance du lexique et de la perception catégorielle. Elle repose donc sur des phénomènes du type observé par Kay et Kempton dans le tarahumara. Seule l’observation de l’indépendance de la perception catégorielle du lexique permet de conclure à la préexistence des catégories au lexique, et donc de poser l’hypothèse de leur innéité. Autrement, rien dans l’idée somme toute vague du ‘statut phénoménal particulier’, ou de la saillance, de ces couleurs ne permet de nécessairement conclure que cette saillance en question consiste en l’innéité des catégories.

                                                                                                               

∗ Plusieurs études ont été faites sur la perception catégorielle de jeunes enfants. Franklin, Clifford, Williamson et Davies (Franklin et al., 2005), ont montré l’existence de cet effet, dans la suite de Bornstein, Kessen et Weiskopf (Bornstein et al., 1976) chez de jeunes enfants n’ayant pas encore acquis de lexique de la couleur. L’idée des études menées par Franklin est que des catégories innées préexistent au lexique, et qu’elles sont par la suite confirmées ou annihilées par les catégories lexicales (voir aussi à ce sujet Franklin, 2008b). Bien que ces résultats parlent en faveur de l’existence de catégories de couleur en l’absence du lexique, d’autres résultats issus de la comparaison des catégorisations d’enfants anglais et himbas fournissent des preuves à l’argument contraire (Roberson, 2005).

Il est évident que les données sur la catégorisation de la couleur par de jeunes enfants ainsi que l’acquisition des catégories de couleurs par les enfants sont significatives pour la question qui nous intéresse. Nous ne nous les passons pas en revue ici pour trois raisons : 1) Les résultats sont mitigés et la méthode employée pour tester les nourrissons de quelques mois sujet à débat ; 2) Indépendamment de l’existence de catégories prélinguistiques, donc possiblement neurophysiologiquement déterminées, il n’en demeure pas moins vrai qu’à l’âge adulte les effets de perception catégorielle demeurent nécessairement liés au lexique ; 3) Pour des raisons pratiques d’espace, nous avons concédé que cette thèse n’était pas le lieu pour ce débat, et qu’une autre étude devrait lui être

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