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Partie I – Réécrire Œdipe, jouer avec ses codes

Partie 1 Œdipe comme « outils » pour interroger l'identité

1. Le dédoublement et l’ambivalence

Incendies se construit autour du dédoublement et de l’ambivalence. Or

Œdipe est le personnage de l’ambivalence par excellence. Il est à la fois le père et le frère, le fils et le mari, le coupable et l’innocent. Tout le drame d’Œdipe réside autour de l’ignorance de sa véritable identité. Choisir de réécrire Œdipe en mettant l’accent sur des personnages qui recherchent leurs origines n’est pas anodin. Le mythe d’Œdipe devient un outils pour interroger la question de l’identité. Tout comme Œdipe, Jeanne et Simon doivent résoudre le mystère de leur naissance pour comprendre qui ils sont. Dans le testament de Nawal, la mission confiée à ses enfants est formulée par une sorte de structure miroir :

Jeanne,

Le notaire Lebel te remettra une enveloppe. Cette enveloppe n'est pas pour toi.

Elle est destinée à ton père Le tien et celui de Simon.

Retrouve-le et remets-lui cette enveloppe. Simon,

Le notaire Lebel te remettra une enveloppe. Cette enveloppe n'est pas pour toi.

Elle est destinée à ton frère. Le tien et celui de Jeanne.

Retrouve-le et remets-lui cette enveloppe.113

La structure porte déjà en elle-même un signe précurseur ; Jeanne et Simon vont suivre le même chemin, la même quête, et aboutir à la même réponse. Le

40 singulier du pronom « leur » dans « Lorsque ces enveloppes auront été remises à leur destinataire » est également un élément ambivalent. Il fonctionne autant si le frère est autre que le père ou s'ils ne sont qu'une seule et même personne.

« La lettre au fils »porte en elle l'ambivalence des sentiments de Nawal à l'égard de son fils et bourreau :

[…] A l'instant, tu étais l'horreur. A l'instant tu es devenu le bonheur. Horreur et bonheur.114

Son langage, fait d'oppositions et de parallélismes renforcés par la rime, exprime cette ambiguïté. Un procédé similaire est utilisé dans une réplique de Chamseddine à la scène 35 « Le fils est le père de son frère, de sa sœur. »115.

Œdipe devient la figure du héros qui se cherche et retrace le chemin complexe de ses origines pour comprendre qui il est.

2. La théâtralité du complexe d'Œdipe

Dans Incendies, Nihad construit son existence autour de la violence. Ses meurtres sont l’occasion d’une mise en scène, d’une représentation de la violence. A la scène 31, Nihad se sert de son arme comme médium artistique : « Lorsque la chanson débute, son fusil passe du statut de guitare à celui de

micro. »116. Il chante par intermittence tout au long de la scène, tout en visant un

homme pour le tuer. Le fusil devient un moyen d’expression, il s’en sert même pour prendre des photographies : « Nihad relie le déclencheur souple à la gâchette de son fusil. Il regarde dans le viseur et vise l’homme. »117. De la même façon

que le photographe qu’il s’apprête à tuer vise avec son appareil, Nihad vise à la fois pour tuer et pour capturer des images. Nihad reprend ensuite sa mise en scène en jouant à l’artiste qui présente sa nouvelle chanson à la radio.

114 Ibid., p.128.

115 Ibid., p.124.

116 Ibid., p.107. 117 Ibid., p.109.

41 Durant cette scène, le photographe supplie Nihad de ne pas le tuer : « Qu’est-ce que vous faites ?! Ne me tuez pas ! Je pourrais être votre père, j’ai l’âge de votre mère… »118. Nihad n’a pas tué son père, mais dans ce contexte de

guerre, il aurait tout aussi bien pu. Cet homme devant lui pourrait bel et bien être son père, comme ces femmes qu’il viole en prison pourraient être sa mère.

Plus loin à la scène 33, Nihad utilise un autre médium artistique, puisqu’il compare son métier à une œuvre d’art :

Every balle que je mets dans le fusil, Is like a poème.

And I shoot a poème to the people and it is the précision of my poème qui tue les gens et c’est pour ça que my photos is fantastic.119

Tuer devient un art que Nihad met en scène de façon presque burlesque. Il imite le présentateur radio à qui il s’adresse, mêle son français avec un anglais approximatif pour jouer à la rock star.

On découvre lors du procès de Nihad que ce sens du spectacle est ce qui le rattache à sa mère. Nawal avait laissé à Nihad, avant qu’on lui enlève, un petit nez rouge de clown. Nihad s’est construit avec cette idée « Le spectacle, moi, c’est ça ma dignité. […] Les gens qui m’ont vu grandir m’ont toujours dit que cet objet était une trace de mes origines, de ma dignité en quelque sorte »120. C’est cet objet qui relie Nawal à son fils et lui fait comprendre que Nihad est son enfant. Le nez de clown peut être vu comme une parodie de l’anagnorisis dans la tragédie. Cet objet est le signe de reconnaissance qui relie Nihad à son identité, mais c’est un objet burlesque. Nihad est finalement un clown, toute sa vie est une farce.

La pièce affiche sa théâtralité, nous rappelant ainsi le double statut réel et fictif du théâtre. À la scène 11, on découvre que l'infirmier qui s'occupait de Nawal durant ses dernières années travaille désormais dans un théâtre. Antoine dit ainsi à Jeanne « Aujourd'hui vous êtes là, dans ce théâtre, c'est bien. »121. Une didascalie dit encore, au début de la scène 16 « Jeanne arrive sur la scène du

118 Idem. 119 Ibid., p.115. 120 Ibid., p.125. 121 Ibid., p.46.

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théâtre. »122. Cela fait écho à Nihad qui ne s’est construit que comme personnage

tout au long de sa vie, porté par le nez rouge laissé par sa mère.

Partie 2 – Le croisement entre Œdipe et le complexe d'Œdipe : un

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