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Les évolutions récentes de la fonction royale en Belgique

Francis DELPÉRÉE

Vice-président du Sénat Professeur ordinaire émérite de l’Université catholique de Louvain

SOMMAIRE

I. Les changements formels . . . . 136 A. Albert II monte sur le trône, le 9 août 1993. . . . 136 B. En 1999, une deuxième réforme est passée plus inaperçue . . . . . 137 C. À l’heure actuelle, une troisième réforme est en préparation . . . . 138 D. La Constitution belge n’a pas été modifiée sur d’autres points

touchant au statut ou aux fonctions du Roi . . . . 138 II. Les changements informels . . . . 139 A. Il faut tenir compte de la personnalité du Roi . . . . 139 B. Il faut tenir compte de la situation politique . . . . 139 C. Il faut encore avoir égard au rôle des médias . . . . 140 D. Comment ne pas tenir compte, enfin, des réactions de l’opinion

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Je suis un peu paresseux… Lorsqu’on m’invite, ici ou ailleurs, à parler des «pouvoirs du Roi des Belges», j’accepte volontiers l’exercice. L’effort est, en effet, réduit à sa plus simple expression.

Je suis comme ce conférencier à qui l’on demandait naguère de parler de la culture du baobab en Islande et qui déclarait tout de go : «Il n’y a pas de baobab en Islande».

Eh bien, moi je dis pareil. Il n’y a pas de pouvoirs pour le Roi en Bel-gique.

Le Roi ne dispose pas de «prérogatives», comme on dit au Luxem-bourg. Il ne dispose pas d’un domaine réservé, comme on disait jadis en France. Il ne dispose pas de la moindre attribution qu’il serait en mesure d’exercer seul – c’est-à-dire de sa propre initiative et sous sa res-ponsabilité exclusive1 –.

Je me dois de rappeler la vieille formule inscrite dans le texte consti-tutionnel. L’article 106 dit ceci : «Aucun – je dis bien : aucun – acte du Roi ne peut avoir d’effet s’il n’est contresigné par un ministre qui, par cela seul, s’en rend responsable».

Oh, je sais qu’au départ, l’article 106 de la Constitution a fait l’objet d’une lecture formaliste et restrictive. La règle du contreseing ne concer-nerait que des actes écrits – signés par le Roi et contresignés, comme leur nom l’indique, par un ministre –.

L’article 106 fait aujourd’hui l’objet d’une lecture extensive. Tout acte, toute parole, toute attitude du Roi, dès l’instant où il peut avoir une inci-dence politique – et lequel n’en a pas? –, requiert l’assentiment ou, en tout cas, le nihil obstat d’un ministre.

Le Roi ne peut jamais (au grand jamais) agir seul. Il a besoin en per-manence du concours d’un ministre. En cas de désaccord, ils se parlent. Ils cherchent une solution. Si le désaccord devait persister, c’est la volonté du gouvernement qui devrait l’emporter puisque c’est lui, en définitive, qui répond de tous les actes accomplis par l’Exécutif devant la Chambre et, au-delà d’elle, devant la Nation.

Cette règle constitutionnelle est bien acceptée. Je ne choisis qu’un exemple. Le roi Albert II a été invité à se rendre au Congo, le 30 juin, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’ancienne colonie. Il a aussitôt répondu qu’il s’y rendrait si (je dis bien : si) son gouvernement n’y voyait pas d’inconvénient. Une délibération du conseil de ministres lui donne, en mars, le feu vert. Le Roi s’est donc rendu au Congo.

Est-ce à dire :

– que le roi des Belges est «momifié»;

1 La personne du Roi est «inviolable». Le chef de l’État ne saurait être attrait devant quelque juridiction que ce soit. Il ne répond pas non plus de ses actes devant le corps électoral ou devant la représentation nationale. La doctrine lui reconnaît, par contre, le droit d’agir en justice pour défendre ses intérêts moraux et matériels par exemple lorsqu’il est victime d’écrits diffamatoires qui sont l’œuvre du journaliste luxembourgeois d’investigation, Jean Nicolas .

– que son statut est immuable depuis 1831; – que sa fonction n’est pas vouée à évoluer; et

– que, comme l’a dit sans beaucoup de nuances l’un de mes collègues, le Roi n’est qu’une marionnette aux mains de ses ministres?

Les réalités sont autres. Il y a des changements. Ils sont indiscutables. Les uns s’expriment dans des textes. Les autres dans des comporte-ments. Il y a le registre du formel et celui de l’informel.

Pour ne pas remonter au déluge, je m’en tiens aux changements les plus récents, ceux qui ont marqué le règne d’Albert II, soit depuis 1993.

I. LES CHANGEMENTS FORMELS

Les textes qui touchent, de manière directe ou indirecte, à la fonction royale ne sont pas nombreux. Les changements intervenus restent donc limités. Quatre questions méritent un examen particulier.

A. Albert II monte sur le trône, le 9 août 1993

Il constate aussitôt que quelques-unes de ses fonctions viennent d’être rabotées. Son prédécesseur, son frère aîné, Baudouin, avait le droit de nommer le Premier ministre et les autres membres du gouvernement. Il avait aussi le droit de dissoudre les Chambres. Pas besoin de préciser qu’il n’exerçait évidemment ces fonctions qu’avec l’accord du Premier ministre.

Depuis le 5 mai 1993, les choses ont changé du tout au tout2. Voici le Roi limité dans l’exercice d’attributions essentielles. Il a le droit de désigner un Premier ministre mais, si la Chambre des représentants vote une motion de méfiance constructive à l’allemande (c’est-à-dire si elle renverse le gouvernement et si elle propose dans le même moment une autre coalition), le Roi est tenu de désigner, pour former le nouveau gou-vernement, celui que la motion lui désigne.

Il conserve le droit de dissoudre les chambres mais il ne peut plus provoquer de manière discrétionnaire des élections générales. Il ne peut intervenir que dans les quatre cas qui sont énumérés dans l’article 46 de la Constitution.

2 Dans notre histoire parlementaire, il y a une période noire. Elle dure cinq ans. Elle va de 1977 à 1982. La Belgique va de crise en crise. Les gouvernements ont une espérance de vie de six mois. Les dissolutions se succèdent à toute vitesse : 1977, 1978, 1981. Les courtes périodes de gouvernement effectif sont entrecoupées de longues périodes d’affaires courantes. Ces crises en chaîne ont traumatisé, c’est le moins que l’on puisse dire, le monde politique. A un point tel que la révision constitutionnelle de 1993 s’est donné un objectif précis. Il faut éviter autant que faire se peut le développement de crises politiques. Il faut se garder des dérives politiques qui rappelleraient la République de Weimar ou la IVème République française. Bref, il faut ‘rationnaliser’, c’est l’expression consacrée, le régime parlementaire (F. DELPÉRÉE, «La Constitution et le régime parlementaire», RBDC, 2006, p.13).

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«Le Roi est nu», ont écrit, à la manière d’Andersen, quelques-uns de mes collègues qui ont l’habitude d’écouter con amore le chant des sirènes républicaines3.

En réalité, la réforme est plus cosmétique qu’il n’y paraît. La preuve en est qu’en moins de vingt ans, ces procédures n’ont jamais été mises en œuvre. Mieux que cela. Depuis 1946, plus aucun gouvernement n’a été renversé dans l’hémicycle parlementaire. La dissolution des chambres à l’initiative du gouvernement est exceptionnelle.

Il est donc un peu tôt pour considérer que les réformes de 1993 consacreraient une capitis diminutio significative du monarque.

B. En 1999, une deuxième réforme est passée plus inaperçue

C’est celle qu’introduit subrepticement le statut de Rome sur la Cour pénale internationale4.

Le statut expose le Roi à des mesures de poursuite, voire à un juge-ment, en dehors des conditions prescrites par la Constitution. Le Conseil d’État n’a pas manqué de relever que cette façon de faire était inappro-priée (L. 28.936/2, 21 avril 1999). L’État belge a pourtant procuré assen-timent à pareil statut «sans procéder à une révision préalable de l’article 88 (…) de la Constitution» qui instaure, on le rappelle, la règle de l’invio-labilité du Roi.

«Pour harmoniser les engagements constitutionnels et internationaux de la Belgique»5, il serait judicieux d’introduire une clause particulière dans le texte constitutionnel, par exemple un article 168bis nouveau qui serait ainsi conçu : ‘L’État adhère au Statut de la Cour pénale internatio-nale, fait à Rome le 17 juillet 1998’».

Pareille disposition couvrirait les adaptations qui traduisent, dans l’ordre juridique constitutionnel, le souci de la communauté internatio-nale d’assurer une répression effective des crimes de guerre.

3 M. UYTTENDAELE et R. ERGEC, «La monarchie en Belgique : un reflet du passé ou une nécessité nationale?», in Présence du droit public et des droits de l’homme. Mélanges offerts à Jacques Velu, Bruxelles, Bruylant, 1992, pp. 597 à 614; adde : M. UYTTENDAELE, «Chronique d’une crise. La monarchie belge entre l’asphyxie et le second souffle», in En hommage à Francis Delpérée. Itinéraires d’un constitutionnaliste, Bruxelles-Paris, Bruylant-LGDJ, 2007, pp. 1551 à 1573.

4 F. DELPÉRÉE, «La responsabilité du chef de l’État. Brèves observations comparatives», RFDC, 2002.

5 F. DELPÉRÉE, «Les rapports entre le droit constitutionnel et le droit international. Dévelop-pements récents», RFDC, 1998, p. 730; ID., Le fédéralisme en Europe, coll. Que sais-je?, n° 1953, Paris, P.U.F., 2000, p. 92.

C. À l’heure actuelle, une troisième réforme est en préparation

Il faut mentionner ici les travaux d’une commission sénatoriale dont j’ai eu l’honneur d’être le rapporteur (Doc. parl., Sénat, S.O., 2008-2009, n° 4-1335/1). À l’ordre du jour, figurait la définition des moyens financiers qui peuvent ou doivent être alloués à des membres de la famille royale.

Certes, il ne convenait pas de toucher aux moyens reconnus au Roi – ceux-ci figurent dans ce qu’il est convenu d’appeler la «liste civile». La loi en établit le montant pour la durée du règne. Elle ne saurait être modifiée au cours de celui-ci (Const., art. 89).

Il s’agissait plutôt d’établir le relevé des membres de la famille royale qui pourraient disposer à l’avenir de deniers publics et de préciser l’usage qu’ils pourraient faire des moyens qui leur seraient ainsi alloués6. En concertation avec le Sénat, le gouvernement prépare actuellement un avant-projet de loi établissant le nouveau système de dotations et d’indemnités. Les montants ainsi que les mesures d’accompagnement et, au besoin, les procédures de retrait seraient, pour leur part, définis dans des lois d’exécution.

D. La Constitution belge n’a pas été modifiée sur d’autres points touchant au statut ou aux fonctions du Roi

La Belgique n’a pas suivi la voie luxembourgeoise. Elle n’a pas porté atteinte au droit du chef de l’État de sanctionner les lois et n’a pas trans-féré cette prérogative au Premier ministre ou à une autre autorité publique7.

Certes, au lendemain de la crise de l’avortement, des textes ont cir-culé pour mettre le chef de l’État à l’abri des inconvénients qu’avait pu susciter le refus de signer personnellement la loi dépénalisant l’interrup-tion volontaire de grossesse. Ils n’ont pas été suivis d’effet8.

À l’occasion du vingtième anniversaire de l’adoption d’une loi dépé-nalisant partiellement l’avortement, des voix se sont élevées pour

6 Une dotation annuelle serait accordée à l’héritier présomptif de la Couronne, dès qu’il atteint l’âge de dix-huit ans, au conjoint survivant du Roi ainsi qu’au Roi qui quitte pré-maturément ses fonctions (et, le cas échéant, au conjoint survivant). Des indemnités seraient versées aux autres membres de la famille royale à concurrence des prestations d’intérêt général qu’ils remplissent. Un régime transitoire tiendrait compte des dotations que la loi du 13 novembre 2001 alloue aux enfants du Roi, soit à la princesse Astrid et au prince Laurent.

7 L’intention n’est pas non plus exprimée de conférer une place plus importante au Premier ministre à l’intérieur du pouvoir exécutif le titre de Premier ministre et sa fonction comme chef de gouvernement sont inscrites depuis 1970 dans le texte constitutionnel . Voy. F. DELPÉRÉE, «Considérations sur le pouvoir exécutif au Luxembourg. Hier, aujourd’hui et demain», J.T.L., 2009, p. 169.

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reprendre l’examen de ce dossier. On ne saurait affirmer qu’elles seront plus entendues aujourd’hui qu’hier.

II. LES CHANGEMENTS INFORMELS

Les évolutions les plus significatives ne se traduisent pas dans des changements de textes. Ce qui se modifie, c’est la manière de concevoir et d’exercer la fonction royale. Et ceci de quatre manières au moins. A. Il faut tenir compte de la personnalité du Roi

Durant les premières années de son règne, le Roi Albert II s’est placé dans une posture de prudente discrétion. «L’homme est, à l’évidence, un sage… S’il dispensa sans doute ses conseils à ses ministres, on peut ima-giner que c’est avec plus de parcimonie que ne le faisait son frère en pareilles circonstances»9.

Mais, en 1995 et en 1999, les événements servent le Roi. Les urnes ont parlé. Jean-Luc Dehaene, puis Guy Verhofstadt son désignés comme Premier ministre. Le Roi ne doit pas se livrer, à cette occasion, à des démarches inédites.

B. Il faut tenir compte de la situation politique

Elle peut inciter le Roi à prendre des initiatives, à sortir des sentiers battus, à accompagner, peut-être plus qu’il ne le souhaiterait, la forma-tion du gouvernement.

Le Roi nomme les ministres. Ceux-ci ne sont pas les siens, contraire-ment à ce que donne à croire le texte constitutionnel. Ils sont issus d’une majorité composite qui est, certes, sortie des urnes mais qui reste virtuelle tant qu’elle n’a pas été confortée par le vote de confiance que l’assemblée représentative de la Nation est invitée à adresser au minis-tère désigné par le Roi.

L’intervention du Roi présente un caractère limité mais effectif. Le chef de l’État connaît mieux que quiconque les dispositions constitutionnelles qui enserrent l’opération de formation du gouvernement. Il connaît les résultats des élections législatives qui, selon les résultats, peuvent être lumineux ou, au contraire, révéler les complexités de la société belge. Il reçoit les dirigeants politiques du pays qui lui font part de leurs préfé-rences ou de leurs aversions. La marge de manœuvre qui lui revient est étroite. Il n’exerce pas une compétence liée. La part de discrétionnaire est néanmoins réduite.

En réalité, il revient au Roi d’interpréter, avec l’aide des dirigeants poli-tiques, les volontés que le corps électoral a exprimées.

C. Il faut encore avoir égard au rôle des médias

L’on ne saurait sous-estimer l’importance d’une règle constitutionnelle non-écrite. Elle commande les rapports du Roi avec ses ministres et, de manière plus large, ses interlocuteurs politiques. «Nul ne peut découvrir la couronne». Nul ne peut révéler la teneur des propos du Roi lors d’entretiens particuliers.

À partir du 10 février 2008, le journal De Standaard publie néanmoins une série d’articles qui relatent par le menu la crise politique de la fin 2007. Le dossier est composé au départ d’une série de confidences recueillies par une équipe de journalistes auprès des protagonistes de la crise, en l’occurrence des hommes et des femmes politiques, pour l’essentiel flamands.

L’un des papiers fait sensation. Il fait état des propos que le Roi aurait tenus à certains de ses interlocuteurs. Des idées lui sont prêtées. De manière négative : non au confédéralisme et au démantèlement des ins-titutions scientifiques nationales. De manière positive : oui à la sécurité sociale et au dialogue intercommunautaire.

Il a fallu rappeler, à cette occasion, que les interlocuteurs du Roi doi-vent s’en tenir à une règle de stricte confidentialité. Il n’y a pas lieu d’essaimer tout ou partie des propos à l’extérieur. Conférences de presse improvisées aux grilles du palais, fuites en direction de la presse écrite ou audiovisuelle sont à proscrire10.

D. Comment ne pas tenir compte, enfin, des réactions de l’opinion publique?

Le Roi est, avant toute chose, le roi des Belges.

En 1831, il a été choisi par les membres du Congrès national. Depuis lors, ses descendants font l’objet d’un «plébiscite permanent». Le Roi doit conserver et mériter la confiance des Belges. Celle-ci ne se mesure pas en termes électoraux ni même sondagiers.

Elle se vérifie chaque jour à l’occasion des contacts que le Roi peut avoir ou des réactions qui peuvent accueillir ses discours et ses démarches.

Elle n’est pas acquise une fois pour toutes. Elle est fragile. Elle est particulièrement importante dans un État qui est parfois à la recherche de points de repère.

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10 F. DELPÉRÉE, «La parole est d’argent», Rév. gén., mars 2008; ID., «Belgique, la double crise», Rev. dr. publ., 2008, p. 1563.

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L’on me demande parfois si Albert II est de même taille que Baudouin Ier et si Philippe pourra s’inscrire commodément dans les pas de son père et dans ceux de son oncle.

La question est stupide. Et ceux qui acceptent de répondre à ces questions11 font de la psychologie de bazar, du journalisme people ou du droit constitutionnel «pour les nuls».

À chaque Roi de choisir, dans le respect de la Constitution, le costume qui lui convient. À chacun aussi de s’adapter à une société qui change et qui s’internationalise.

Un projet de reforme qui s’arrête